Au pays des bœufs sans cornes

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Quelle joie! Quelle victoire! Un blan franse accueille Jovenel à l'Élysée.

Si “L’Afrique est mal partie”, comme l’avait écrit l’ingénieur agronome René Dumont en 1962, je peux vous assurer que notre pays, Haïti, depuis le 7 février 2017, est bien parti avec le président Jovenel Moïse, malgré le carcan d’une inculpation dont il n’arrive pas encore à se débarrasser. Surtout ne me tombez pas dessus pour me dire que je suis dans l’erreur, sinon je vais me fâcher. On ne peut pas faire fi de la réalité, du palpable, de l’atteignable, du saisissable, du tangible, du visible, et même parfois de… l’invisible. Et si vous suivez mon œil, l’œil de Jovenel et ces qualificatifs en “able” et en “ible”, vous vous convaincrez volontiers que d’ici 2034, Haïti sera un pays émergent.

Il faut être de mauvaise foi pour ne pas se rendre compte que “l’émergence” s’annonce déjà, se décline à l’impératif de changements nationaux incontournables: que la Caravane soit! Au passé simple de l’entêtement, et à la surprise d’une opposition gaga, la Caravane fut. À l’indicatif présent de la suite dans les idées de l’inculpé, la Caravane avance résolument.

Au subjonctif présent d’une réalité qui s’impose, c’est une évidence, que vous le vouliez ou non. À l’infinitif de l’honnêteté, on dit déjà rouler comme la Caravane. Au futur de toutes les convictions, la Caravane roulera jusqu’à destination. Au subjonctif  imparfait de quelques envieux, c’est une unanimité qui commence à se dessiner, que vous fussiez rose Micky, vert banane, ou d’une quelconque couleur opposante, récalcitrante.

Mais contrairement à Martelly qui était plutôt obtus, l’inculpé Jovenel a un sens aigu des choses, pour ne pas dire de l’Histoire. Il refuse de compter seulement sur sa Caravane, car si jamais un essieu devait foutre le camp, il devra se réfugier dans le subjonctif plus-que-parfait d’un il eut fallu que j’eusse su. Alors, prestement il vole vers des terres hexagonales. Ce n’est pas que son cordon ombilical y soit enterré. Il y a seulement qu’il n’a pas complètement cassé les chaînes mentales qui le tiennent accroché au char colonial français.

Et le voici à Paris. Quelle joie! Quelle victoire! Un blan franse l’accueille à l’Élysée. Quelle réussite! Du Premier des Noirs au Premier des Blancs, c’est tout un chemin parcouru pour en arriver à rencontrer le garçonnet de Brigitte Trogneux, je veux dire le président Macron. Le p’tit mec, il tête encore sa nourrice. L’inculpé Jovenel est heureux comme un prince, comme un roi, comme un pape. J’allais dire comme une grenouille dans la mare, mais je m’abstiens, parce que j’ai beaucoup de respect pour un président même s’il est inculpé. Disons plutôt: heureux comme Ulysse, d’autant qu’il a fait un beau voyage au pays des merveilles, la France, devrais-je dire. Il sucerait même une des mamelles vieillissantes et tombantes de Brigitte, s’il pouvait.

Non, s’écrie Macron: ma nourrice vous ne sucerez point, espèce de frekan que vous êtes! Je m’en vais vous faire quelques promesses. Votre prédécesseur, celui-là qui a l’habitude de rouler ses maigres fesses roses à l’air de ses pulsions de vagabond, il n’a rien foutu en matière d’éducation. On me dit que l’argent de votre diaspora est allé dans les douteuses œuvres de charité, d’humanité, de générosité, de sensibilité, de magnanimité, voire même de piété de son épouse. Il vous faudra faire mieux toutefois. Alors, le plan d’action établi en 2015 par le ministère de l’éducation haïtien de l’époque  sera intégralement exécuté avec 50 millions d’euros annoncés.

Franchement, Macron est plutôt pingre: 50 grenn milyon… En effet, réparti sur les quatre années qui  restent encore à Jovenel à passer au pouvoir, cet argent sera juste suffisant pour récompenser, pour une bonne part, les cochons qui grognent déjà dans la mangeoire ministérielle. Alors que restera-t-il pour l’éducation des enfants de ces pauvres nègres dont les aïeux sont en Afrique? Mais Macron s’en fiche éperdument de l’éducation et de l’avenir de ces négrillons au ventre rond et luisant de malnutrition.

À l’incurie, Macron mêle l’hypocrisie. Oyez plutôt: il salue tout le (bon) travail qui est conduit par le président inculpé Jovenel Moïse pour la lutte contre la corruption (sic), le renforcement de l’Etat de droit, et il lui dit tout le soutien de la France dans ce contexte (resic). Il se félicite que dans les prochains jours, un accord de siège avec expertise française puisse être finalisé qui permettra au néo-colon de venir enseigner au néo-colonisé comment surfacturer des kits scolaires sans se faire pincer et sans connaître l’humiliation de se faire limoger par un président lui-même inculpé, “le chef même de la corruption, un champion de la corruption”, selon le journaliste Fanel Delva.

Le pape François, fils cadet du Père éternel, en compagnie de Jovenel et de son épouse Martine Moïse.

On comprend le pourquoi dudit accord de siège quand on entend Macron souhaiter que des entreprises françaises viennent davantage investir en Haïti. Il va les y pousser par des initiatives ponctuelles et des accompagnements. Même, sur un ton d’une incroyable audacieuseté, il croit que toutes les réformes conduites par l’inculpé Jovenel sur l’Etat de droit (sic), le cadre d’investissement et la modernisation de l’économie (resic) permettront de faire du travail utile et efficace. Accord de siège, oui, puisqu’il faut garantir l’indépendance des pillageurs, leur concéder des privilèges, ainsi des immunités pour les saccageurs d’économie, ou un statut  d’extraterritorialité pour les dévoreurs, les chapardeurs, les ravageurs, les extorqueurs, les dévaliseurs, les gros voleurs internationaux.

En plus des 50 maigres millions, Jovenel béficie d’un degi. En effet, en ce qui a trait  aux  changements climatiques, c’est sous forme d’un “fonds vert” qu’on lui offre un projet d’adaptation et de gestion des bassins versants pour un petit 30 millions de dollars. Et Macron d’ajouter pompeusement qu’Haïti pourrait devenir à ce titre “l’un des premiers – si ce n’est le premier – à obtenir un projet d’adaptation dans le cadre de ce fonds vert”.  Même “petits et chiches”, ces 30 millions pourront toujours servir à acheter le silence de quelques opposants. Un président, en effet, peut avoir besoin de mille “conseillers”…suivez ma plume.

Satisfait d’avoir engrangé quelques millions pour les petits vicieux de la mangeoire présidentielle-ministérielle, l’inculpé prend son bâton de pèlerin-mendiant et met le cap sur l’Italie. Il va rencontrer le président italien, Sergio Matarella. Il est question de formation, plop-plop, d’une commission mixte qui aura à travailler sur le développement des secteurs de l’énergie, de l’agriculture et du tourisme. Et pour caresser l’animal dans le sens du poil, les Italiens offrent leur expertise pour la construction de turbines hydroélectriques dans la construction du barrage Artibonite 4C, un truc qui tombe à pic dans le cadre de l’entreprise-bluff de la Caravane..

Profitons-en pour rappeler que Le Premier ministre Evans Paul avait paraphé, en février 2015, à la Primature, un contrat sur la construction de ce fameux “barrage 4C” de l’Artibonite avec une firme  chinoise, au coût de quelque 240 millions de dollars. Son achèvement était supposé prendre fin entre 18 et 36 mois. Une autre fois, on nous jetait encore de la poudre aux yeux: «Ce projet aura un impact positif sur l’économie du pays et provoquera ainsi la création de 7 500 emplois dans le secteur agricole. Il permettra aussi une augmentation du revenu des citoyens de plus de 10 millions de dollars», affirmait Paul. Ou tande bèf… Trois ans plus tard, le citoyen de l’Artibonite ne sait pas du tout à quel point on en est avec ces travaux turbino-hydro-électriques. Des bœufs sans cornes, vous avez dû comprendre.

On dit que Jovenel est un homme pieux en dépit d’une inculpation qu’il traîne comme un fardeau.

Qu’à cela ne tienne. Le malin, le coquin, le futé, le rusé, le madré, le roué, le vieux oué Jovenel parvient à arracher aux Italiens  la promesse d’un support dans la production d’engrais et d’énergie électrique à partir des déchets organiques. Une aubaine, vous vous en doutiez peut-être. Ces déchets peuvent, en effet, produire du méthane et des engrais pour l’agriculture biologique. Les mairies de la région métropolitaine et les types du Service métropolitain de collecte de résidus solides (SMCRS) se frottent déjà les mains: les Italiens  vont aider à produire des engrais, le contribuable haïtien aura une taxe à payer en plus d’acheter le produit à prix fort. Au diable les paysans! Au ciel l’argent que les mecs vont pouvoir empocher!

On dit que Jovenel est un homme pieux en dépit d’une inculpation qu’il traîne comme un fardeau. Aussi, prie-t-il chaque matin au moment de l’angelus. Sa piété serait clopine si, clopant, il ne faisait un tour au Vatican, la “cité éternelle”, celle dont les “portes de l’Enfer ne prévaudront point contre elle”. Il est heureux à l’idée de dépenser l’argent du peuple pour un autre voyage en Europe. À son dernier voyage, en décembre, en France, il avait satisfait le côté matériel, côté terre-à-terre de sa mission de chef d’État. Il avait été sans doute comblé d’attention et de millions par un digne représentant de la “fille aînée de l’Église” (catholique, il va sans dire). Mais il lui manquait la dimension spirituelle de l’Europe. Aussi, vers la fin de janvier, ne pouvant résister à cet appel vers la lumière vaticane, il fait un nouveau voyage.

À Rome,  il va être accueilli par le fils cadet du Père éternel qui fera fi des accrocs à la moralité de cet hôte indigne du Nazaréen, et dont une note de sa présidence apprend que le  représentant du Bondieu sur la Terre et le fils du paysan se sont entretenus de la “lutte contre la pauvreté, la corruption” (sic), des “moyens à adopter pour réconcilier la Nation haïtienne avec elle-même” (resic) et que  “la rencontre entre le Président de la République et le Pape François, est la preuve du renforcement des liens d’amitié existant entre Haïti et le Vatican”. Rien que ça!

Au terme de ces deux voyages en Europe, l’inculpé a marqué des points pour Haïti: l’éducation (enfin) pour les fils du pays; l’électricité 24 sur 24, une marotte chère à l’inculpé; l’assainissement des rues de Port-au-Prince et de ses environs grâce à un projet italo-haïtien de collection des déchets pour en faire des engrais, un avantage pour la paysannerie, pour l’agriculture, pour lapè nan vant, lapè nan tèt. Des hommes d’affaires français et italiens profitant de cette atmosphère de paix du ventre et de paix des esprits viendront en Haïti par petite piles et gros paquets pour investir. Ah, le maître mot! Investissement! 10 000 emplois? 30 000 emplois? Qui sait? Seul Jovenel sait quel bonheur attend ce petit peuple las de vivre dans la misère.

Jovenel veut même faire plus. Il sait que le secteur agro-alimentaire, au Brésil, a eu une fulgurante expansion dans les années 2000, grâce, en partie, à la politique des “champions nationaux” menée par le gouvernement Lula. Le groupe brésilien JBS est aujourd’hui le premier exportateur mondial de viande bovine. Entre 1997 et 2016, le pays a triplé sa production de volailles, passant de 4,5 à 13,5 millions de tonnes, selon le Centro de Estudos Avançados em Economia Aplicada, et en est devenu le premier exportateur mondial, avec 40% du marché. La production de viande bovine a aussi plus que doublé, à 7,3 millions de tonnes contre 3,3.

C’est normal que la population haïtienne bénéficie d’une ration carnée plus que convenable, s’est dit l’inculpé. Aussi, au mois de mars, l’homme compte se rendre au Brésil. C’est une information entre vous et moi. Et si je vous en fais par, c’est parce que mes radars n’ont pas arrêté de m’informer. Jovenel est d’autant plus pressé d’y aller que son homologue brésilien, Michel Temer, est aussi un inculpé. Entre copains et coquins, on peut sûrement s’entendre. Jovenel est d’autant plus pressé de partir qu’il compte traîner avec lui une nuée de gros fainéants et de petites fainéantes trop heureux de bénéficier de nouveaux et juteux per diem.

Je ne sais si je dois continuer à être indiscret, mais j’éprouve une sorte de fièvre d’indiscrétion. Invitus, malgré moi, je deviens un indiscrétionnaire. Mes radars qui n’ont jamais donné dans la discrétion tournent dans toutes les directions. Voilà qu’ils pointent vers … le Vietnam. Oui, le président  inculpé va se rendre au Vietnam. C’est entre vous et moi: ce sera au mois d’avril. Il compte aller “renforcer les liens d’amitié et de coopération entre les deux pays”, selon la formule consacrée.

Surtout, il va tenter l’impossible pour dégager des  promesses de coopération avec la nation sœur pour une fourniture de riz à bon marché, d’autant qu’il lui serre le cœur de voir des centaines de milliers de compatriotes privés d’au moins un repas chaud par jour, alors que lui il petit-déjeune à l’espagnol, déjeune à la française et dîne à l’haïtienne, ventre déboutonné, avec force penpatat pour dessert. Pourtant, malgré des habitudes déboutonnantes, le mec est maigre comme un clou.

La Caravane avançant comme une tortue, l’inculpé se rend compte qu’une augmentation de la production rizicole artibonitienne n’est pas pour demain. Or, son cœur de bon papa ne tient pas à laisser des compatriotes mourir de faim. Autant donc solliciter le président Trân Dai Quang et le Premier ministre Nguyên Xuân Phúc pour un échange commercial fraternel. Autant aussi emmener avec lui une autre cargaison de fainéants repus et fainéantes repuses (pardonnez mon coup de griffe à la grammaire) pour les habituels per diem.

Là, je me rends compte que je déborde d’indiscrétion puisque je m’en viens vous faire part d’un autre voyage du président inculpé. En rêve, il a appris que le Portugal regorge de poissons et de fruits de mer dont la chair raffinée est délicieuse. C’est comme si la saveur incomparable du poisson du Portugal était une sorte de savoureux cadeau offert par Neptune et Poséidon. Aussi, Jovenel n’a pas pu se retenir: à Lisbonne, tous!

Il compte rencontrer le président Marcelo Rebelo de Sousa et le Premier ministre António Costa pour négocier une coopération avec le Portugal sur la vente de morue et de sardine à Haïti, à des prix de faveur. Ai-je besoin de vous dire que certains se frottent déjà les mains et se lèchent les babines à la pensée d’aller déguster des pastéis de nata, du fromage da Serra da Estrela et boire du bon vin de Madère? Quelle bande de jouisseurs!

Je vous le disais au tout début de ce texte: notre pays, Haïti, depuis le 7 février 2017, est bien parti avec le président Jovenel Moïse, malgré le poids de son inculpation. Vous voyez que j’avais raison. Grâce à la “magnanimité” du président Macron, la jeunesse haïtienne bénéficiera à gogo de l’éducation. Des hommes d’affaires français vont investir en Haïti; des turbines hydro-électriques italiennes vont nous garantir l’électricité 24 sur 24; à l’horizon verdoient des dizaines de milliers d’emplois; les Haïtiens les moins bien lotis vont pouvoir (enfin) manger de la viande de bœuf et du poulet brésiliens, du poisson portugais et du riz vietnamien. Gad on prezidan! Al on bon prezidan! Al on bon papa!

Ne vous excitez pas trop, chers lecteurs, pour ces trois exclamatifs. Vous savez, dès que je mange du homard au beurre persillé et aillé, arrosé d’un vin de Chablis à la minéralité envoûtante, je tombe dans les pommes, je sommeille et je rêve. Cette fois-ci, c’est Jovenel que j’ai vu en songe: Jovenel et ses “frottements” avec mouche Blan; Jovenel avec ses promesses, sa Caravane, ses projets, ses “réalisations”, bref, avec ses bœufs, san kòn

5 février 2018                   

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