Ce n’est pas tous les jours, heureusement, qu’on écrit sur l’assassinat d’un chef de l’Etat en fonction. En tout cas, pas en Haïti. Certes, ce pays qui vit de tragédie en tragédie a déjà connu au moins quatre cas similaires. Mais ce fut au 19e siècle et au début du 20e siècle. Le Président Jovenel Moïse est le 5e dans cette lignée. Dès le début de son histoire, en effet, Haïti a commencé le siècle sur une tragédie historique. Des années 1800 jusqu’à sa libération du joug de la colonisation française, tout ce qui se passe sur cette terre est dramatique politiquement, socialement et humainement. Sans parler de l’indépendance elle-même en 1804 qui fut l’aboutissement de décennies de boucheries et de guerres abominables entre esclaves et esclavagistes. Mais aussi de luttes fratricides déjà pour la prise du pouvoir au sein de la Colonie. Ces guerres impliquent l’assassinat de bon nombre des meneurs d’hommes dans la lutte pour l’abolition de l’esclavage.
Mais, le premier vrai crime politique fut naturellement celui du Père Fondateur de la patrie, Jean-Jacques Dessalines, le 17 octobre 1806. Incontestablement, cet odieux assassinat du premier chef d’Etat d’Haïti est le pire de tous. Car ce lâche acte barbare fut commis par ses propres frères d’armes pour qui, ce héros, ce génie, libérateur d’esclaves et fondateur des Nations, était prêt à se donner en holocauste pour les sauver de la géhenne. De l’ingratitude ! Mais aussi pour une simple question d’ambition de pouvoir. Ce premier assassinat dont le mobile n’est autre que le pouvoir constitue donc le début de ce qui allait être l’An I d’une longue tragédie dans la vie de la nation haïtienne. Depuis cet acte crapuleux, on ne s’en sortirait jamais. La Nation en souffre encore. Quant aux Haïtiens, ils portent jusqu’aujourd’hui, c’est-à-dire jusqu’à ce 7 juillet 2021, le stigmate de cette trahison nationale et historique et qui causera certainement sa perte en tant que peuple souverain et indépendant. Ce sera le retour à la case départ.
Un retour vers le passé que le Père Fondateur, conscient de ses responsabilités, voulait à tout prix éviter en voulant le partage des terres et le peu de richesses dont disposa la toute jeune Nation. « Et ceux dont les familles sont en Afrique, n’auront-ils rien ?» se questionna le père de la Nation. Pour cette conviction mal comprise par certains et trop progressiste pour d’autres, cette alchimie diabolique l’a arrêté net sans avoir eu le temps de mettre en œuvre sa philosophie du partage. Bref, Jean-Jacques Dessalines Le Grand la paya de sa vie. Après ce crime politique et ce drame national, la Nation ne s’est jamais relevée de ses turpitudes politiques. En 1870, ce fut au tour du Président Sylvain Salnave d’être fusillé par ses adversaires politiques. Soupçonné de mener une politique anti-bourgeoise voire populiste comme on dit aujourd’hui, avec une politique et un discours très populaire, Sylvain Salnave a été pris dans un tourbillon politique qui l’emporta hors des murs du Palais national jusqu’à se réfugier en République voisine qui le livra à ses adversaires politiques.
Ces derniers n’ont pas hésité à lui faire un procès expéditif et sommaire avant de l’exécuter sans qu’il ne comprenne ce qui lui est arrivé. De cette fin du 19e siècle s’ouvre une nouvelle page dans la tragédie politique de ce peuple qui, finalement, ne s’en sortira point. La lutte pour le pouvoir en Haïti a toujours été un combat de longue haleine. Sans merci. Sans pitié pour les protagonistes. Et surtout sans contrepartie pour le peuple qui en souffre et, en vérité, fait les frais de cette guerre sans merci et sans concession. Nous sommes au début du 20e siècle. Dès 1900, la machine à tuer se mettait en route. En 1902, le vieux général Nord Alexis, héros de la guerre de l’indépendance, est aux commandes. Tout est fait pour le chasser du pouvoir. Il résiste. Des dizaines d’intellectuels et hommes politiques seront fusillés. Dans la souffrance, ce nationaliste convaincu a pu célébrer le centenaire de l’indépendance d’Haïti en 1904 aux Gonaïves en grande pompe pendant qu’à Port-au-Prince, la capitale, son armée exécute et assassine ceux que le pouvoir croit être des comploteurs surtout à la solde de l’étranger. On accusait le chef de l’Etat de vouloir garder le pouvoir.
Le chef de l’Etat, Cincinnatus Leconte, et sa famille venaient de périr dans l’explosion de la Maison du peuple.
En réalité, c’est son action et son dévouement à rétablir et rééquilibrer les comptes publics que ses opposants craignaient. C’est le fameux et célèbre Procès de la consolidation. Ce Procès durant lequel plusieurs hauts fonctionnaires, des hommes politiques et des étrangers ont été condamnés. Finalement, le Président a dû abandonner le pouvoir en 1908 pour se réfugier à Kingston en Jamaïque. Si durant les quatre années suivantes ses successeurs ont eu la vie sauve en prenant la fuite du Palais National en laissant derrière eux bagages et pouvoir, Michel Cincinnatus Leconte, lui n’a pas eu cette chance. Pris justement dans ses démêlés avec l’opposition et plus curieusement avec des commerçants étrangers qui lui reprochaient d’être trop nationaliste et trop protecteur des commerçants haïtiens, en imposant une taxe pour les commerçants étrangers, le chef de l’Etat pensait qu’il était à l’abri dans son Palais national qui lui sert de refuge durant les 7 années que devait durer son mandat. C’était sans compter sur la ténacité de ses opposants politiques et la communauté étrangère tenant de l’économie haïtienne ne souhaitant pas qu’il reste trop longtemps aux commandes. Sans se soucier de rien, le Président Cincinnatus Leconte allait payer cher cet excès de confiance.
Le 8 août 1912, ce fut le drame. Moins d’un an après la prise du pouvoir, une nouvelle tragédie frappe la Nation. En effet, dans la nuit du 8 août 1912, la capitale s’est réveillée par une terrible explosion. Le Palais national, la résidence officielle du Président de la République, venait de voler en éclat. Le chef de l’Etat, Cincinnatus Leconte, et sa famille venaient de périr dans l’explosion de la Maison du peuple. On laissait entendre que c’est le dépôt de munition qui se trouvait au sous-sol de la Maison militaire du Palais qui a explosé et qui a détruit complètement le Palais national et tué le Président de la République. Aujourd’hui encore, cette histoire de dépôt d’explosifs qui aurait explosé n’a jamais été éclaircie. Acte volontaire ! Sabotage ! Accident ! Le pays n’a jamais eu de réponse. Sauf que, dans la série de Président de la République en exercice, la liste des assassinats ne devait pas s’arrêter là. L’histoire tragique de ce peuple est un long fleuve de sang dont personne ne sait où elle s’arrêtera. Dans la mesure où la politique, tout au moins la lutte politique en Haïti, a ce côté particulier, elle ne s’arrête que lorsque l’adversaire rejoint sa dernière demeure et ce, quels que soient les moyens employés par l’autre camp pour arriver à ses fins.
Personne ne veut admettre que dans une lutte politique il doit y avoir forcément un gagnant et un perdant quelle qu’en soit la circonstance. Sinon, cela ne vaut pas la peine. Si l’on doit gagner à tous les coups, on n’est plus dans la compétition. D’ailleurs, cela n’aurait aucun sens. Même dans un jeu, à partir du moment où il y a un pour et un contre, l’on doit s’attendre à ce qu’on pourrait perdre. Dans la vie, gagner et perdre restent toujours deux options. Jamais un acquis. Sauf qu’en Haïti, s’agissant de la lutte politique ou de compétition pour la prise du pouvoir, du plus petit au plus puissant des candidats, aucun ne veut admettre cette réalité qui n’est rien d’autre qu’une part du mystère de la nature. D’où la tragédie perpétuelle qui traverse la Nation depuis ses premiers jours. A chaque fois, le scénario demeure identique : l’ambition. Le 19e siècle haïtien a connu deux chefs d’Etat tués au cours de leur mandat, des actes gravissimes qui ont contribué à mettre le pays hors jeu sur la scène politique.
Puisqu’ils n’ont pas été réalisés dans le but de pousser les Haïtiens vers le progrès, au 20e siècle, le meurtre de deux autres Présidents de la République en fonction a conduit et consolidé l’emprise des étrangers sur le sol haïtien. Comme on le sait, la disparition de Cincinnatus Leconte dans les flammes du Palais national le 8 août 1912 a eu pour conséquence une quasi-hégémonie des commerçants étrangers ou d’origine étrangère sur le marché national. Plus puissants financièrement et mieux organisés socialement, la domination du secteur économique, bancaire et du commerce haïtien par une frange d’origine étrangère, aujourd’hui encore, est une évidence pour tout Haïtien et le reste du monde. Maintenant passons à l’assassinat présidentiel le plus connu de l’histoire d’Haïti, après celui de l’Empereur Jacques 1er le 17 octobre 1806. Celui du lynchage du Président Vilbrun Guillaume Sam en 1915.
En effet, si tous les haïtiens l’ont en mémoire, c’est parce que tous les ans la Nation parle d’un autre événement plus cynique considéré comme une iniquité, une tare indélébile pour chacun des haïtiens qu’est : l’occupation d’Haïti. Le Président Vilbrun Guillaume Sam devient malgré lui cet anti-héros qu’on ne pouvait ne pas citer à chaque fois qu’on évoquait la suite de cette tragédie nationale. Puisque c’en est une. Cette tragédie est bien entendu celle de l’occupation américaine d’Haïti du 28 juillet 1915. Pour certains, ce chef d’Etat qui n’a passé que quelques mois, quatre mois pour être exact, à la magistrature suprême d’Haïti est celui par qui le mal est arrivé. Pourtant, le mal devait arriver même sans le coup de pouce dramatique du général Charles Oscar Etienne, zélé Commandant militaire de Port-au-Prince et fidèle du général Vilbrun Guillaume Sam qui se fit élire Président de la République le 7 mars 1915 par l’Assemblée Nationale. En ordonnant le massacre de dizaines de prisonniers politiques enfermés au Pénitentiel National histoire de plaire au Président, pensa-t-il, Charles Oscar était loin de penser qu’il allait causer sa perte.
Et nos élites en général scrutent les siècles pour renouer avec leurs mauvaises habitudes.
Puisque, d’ailleurs, il sera non seulement le premier à être lynché par la populace de la capitale le 27 juillet 1915, mais il précipita la chute du chef de l’Etat et aussi sera responsable de sa mort. En apprenant, en effet, ce qui est arrivé à son chef de la police, le Président Vilbrun Guillaume Sam ne pensait qu’à sauver sa peau en pensant se mettre à l’abri dans une ambassade étrangère. Mais, en vérité, à l’arrivée au pouvoir du cousin de l’ancien Président Tirésias Simon Sam, toutes les conditions étaient, en fait, réunies pour une intervention étrangère en Haïti. Le ver était dans le fruit. La classe dominante et économique, généralement des antinationaux, associée à des politiciens sous leur influence, avait déjà pavé la voie pour les envahisseurs. Le lynchage d’un Président en fuite sur les perrons de la Légation française à Port-au-Prince le 27 juillet 1915 par une population en furie après l’avoir extrait de ladite Légation n’a été dans l’ensemble que l’ultime coup de butoir d’un Etat failli mis en lambeau par ses élites politiques, économiques et intellectuelles.
Pris dans la tourmente de luttes politiques intestines qui plongea le pays durant des années dans la faillite pour finalement le basculer dans un chaos général, les élites dirigeantes étaient dépassées et sans trop se cacher, faisaient appel à l’Oncle Sam pour venir les aider à rétablir l’ordre et la paix. Le Président Vilbrun Guillaume Sam n’a été en quelque sorte que le bouc émissaire ouvrant toute grande la voie à l’occupation américaine du pays qui devait durer 19 ans soit du 28 juillet 1915 au 1e août 1934 sous la présidence de Sténio Vincent. Cette intervention étrangère sur le sol d’Haïti fut l’une des plus grandes tragédies politico-historiques pour des générations d’Haïtiens qui n’ont jamais pardonné aux tenants politiques de l’époque et à la bourgeoisie qui y contribuèrent. Si depuis cette date, c’est-à-dire, depuis le départ des corps des Marines, la vie politique en Haïti s’était plus ou moins apaisée sans que les mœurs et les pratiques ne soient évoluées ou changées, puisque le spectre de recourir à la force pour parvenir au pouvoir n’a jamais été très loin, on a pu traverser le siècle sans qu’on ne compte d’autres assassinats brutaux de chefs d’Etats en exercice quand bien même certains ont été des dictateurs purs et durs et d’autres présentaient des signes assez inquiétants.
Mais, comme on l’a évoqué plus haut, Haïti en elle-même est une tragédie pour son peuple ou du moins la Nation haïtienne ne cesse de renouer avec ses vieux démons. Avec des coutumes qu’on croyait révolues. Presque dans chaque ville et village, à chaque coin de rue et à tout moment, la tragédie nous guette. Un drame par-ci, une tragédie par-là. Et nos élites en général scrutent les siècles pour renouer avec leurs mauvaises habitudes. Et survint le 21e siècle. Comme au début des années 1900, dès le début du nouveau centenaire, c’est-à-dire dès le début des années 2000, le processus devant aboutir à l’assassinat d’un chef d’Etat en exercice se remet en marche. L’ex-Président Jean-Bertrand Aristide y a échappé de justesse après maintes tentatives. Un coup d’Etat militaire réussi en 1991 qui lui a valu 4 années d’exil et surtout en 2004 un enlèvement en sa résidence privée qui lui a laissé toutefois la vie sauve parce qu’il n’avait posé certainement aucune résistance.
Résultat : six années d’exil en République Sud-Africaine. Ses partisans évoquent toujours cet acte invraisemblable sous l’appellation de : kidnapping. Attaqué de toute part par les forces réactionnaires, conservatrices et oligarques anti-changement et pourquoi ne pas le dire, par la bourgeoisie traditionnelle, le Président du Mouvement Lavalas aurait pu tomber sous les balles assassines de ses adversaires politiques et de la classe économique juste parce qu’il avait l’intention d’améliorer le sort de ses compatriotes laissés à l’abandon depuis l’assassinat du Père de la Nation, Dessalines, au Pont Rouge. Parce qu’il avait seulement un discours, un simple discours faisant croire qu’il voulait porter un changement pour les masses défavorisées. Une simple intention d’un nouveau paradigme. Il a failli lui aussi laisser sa peau par deux fois durant ses deux mandats qu’il n’a jamais terminés d’ailleurs. Certains diraient qu’heureusement Dieu a eu pitié pour la ville de Port-au-Prince, pour les hauteurs de Pétion-Ville et même une grande partie d’Haïti ; que Jean-Bertrand Aristide, ancien Prêtre de Saint Jean Bosco, Président de la République, homme fort de la mouvance Lavalas, idole et patron incontesté et incontestable d’une multitude d’Organisations Populaires (OP) et archi-populaire dans les bidonvilles et ghettos n’a pas subi le sort du Président Jovenel Moïse assassiné chez lui par un commando. Aujourd’hui, on peut l’affirmer avec force et certitude : la République allait être à feu et à sang et ça sans exagération. (A suivre)
C.C