Haïti : le capitalisme des paramilitaires

6ème partie et fin

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Le commandant paramilitaire Remissainthe Ravix (au centre)

Conclusion

Cet article a soutenu la thèse d’une impunité continue des paramilitaires et de leurs commanditaires locaux, et ce, alors même que les nouvelles élites transnationales ont imprimé de nombreux changements à cet appareil répressif. Le but des élites transnationales est de stabiliser un pays afin qu’il devienne une plate-forme sécurisée à travers laquelle le capital global peut circuler [15]. Cela implique également différentes tentatives d’assouplissement de la part de groupes anciens orientés vers l’aspect local (car ils cherchent à institutionnaliser de nouveau des aspects de « l’ancien ordre »). Dans le cas d’Haïti, on peut voir comment, immédiatement après le coup d’État, des politiques néolibérales furent décrétées pour renforcer le capital transnational du pays (Schuller, 2007). L’ambassade des États-Unis dut accomplir de nombreux efforts pour que les secteurs d’extrême-droite locaux continuent à soutenir le nouveau régime après le coup d’État ; car certains d’entre eux se plaignaient de ne pas recevoir de postes et d’être évincés de la transition politique [16]. Les élites transnationales doivent donc faire face à l’alignement local de différentes forces.

Le capital transnational et les élites trouvèrent de vrais alliés parmi les gestionnaires d’État du gouvernement intérimaire qu’ils avaient aidé à mettre au pouvoir et qui mis rapidement en place un programme d’ajustements structurels. Sous la direction du FMI, un cadre provisoire posa les bases des « réformes » souhaitées par les élites transnationales. Le gouvernement intérimaire renvoya entre huit à dix mille fonctionnaires. D’autres programmes d’État, tels que la subvention du riz pour les pauvres, les centres d’alphabétisation et les projets d’infrastructure hydraulique, cessèrent après le coup d’État. L’Université de la Fondation Aristide (UniFA), qui formait des médecins issus des milieux pauvres, fut fermée et transformée en base pour les forces de la MINUSTAH (la garnison de l’ONU). Les décisions judiciaires qui avaient puni certains des criminels les plus violents du pays sous l’autorité des gouvernements Lavalas furent annulées suite au coup d’État.

L’une des préoccupations des élites transnationales était que l’ancienne armée chercherait à combler la vacance du pouvoir. L’idée selon laquelle les rebelles « devaient » être tenus pour responsables de leurs crimes était évidemment impensable. Au lieu de cela, une stratégie nuancée fut élaborée dans laquelle les hommes d’influence avec une orientation transnationale cherchèrent à intégrer certains paramilitaires dans la police et les appareils de sécurité de l’État tout en laissant de côté et en offrant une impunité aux pires violateurs des droits de l’homme. Cela servit à maintenir la domination de classe des élites haïtiennes d’une manière acceptable pour les élites transnationales, tout en évitant d’avoir à traiter avec les personnages des escadrons de la mort les plus controversés. Ici, les décideurs politiques transnationaux cherchèrent à éviter ce qu’ils avaient considéré comme des erreurs du régime de fait le plus embarrassant du pouvoir, de 1991 à 1994, avec son recours visible à la violence paramilitaire.

Le gouvernement intérimaire et ses partisans transnationaux tentaient d’inciter les paramilitaires à se transformer. Mais certains, comme le commandant paramilitaire Remissainthe Ravix, qui espérait que ses troupes resteraient mobilisées, refusèrent. Cela s’avérait encombrant et menaçait les plans des gestionnaires locaux orientés vers le transnational. La crise fut donc traitée rapidement. Les troupes de l’ONU tuèrent Ravix et certains de ses partisans lors d’une fusillade, ce qui symbolisa la maîtrise des éléments paramilitaires les plus extrêmes.

Les principales composantes de la stratégie de développement post-séisme en Haïti ont été axées sur l’attraction des investisseurs globaux, pratique suivie par les États-Unis et la Banque Mondiale pour faciliter les opérations de transformation des exportations, un nouveau port en eau profonde et les nouveaux développements miniers mentionnés plus haut. La conséquence politique de cette restructuration économique, avec les catastrophes naturelles et humaines qui se sont produites ces dernières années, a été une occupation des Nations Unies et une exclusion politique croissante des pauvres. Cependant, même les plans les mieux établis des principaux décideurs ont rencontré des difficultés. L’organisation des forces populaires pousse constamment les groupes dominants à rechercher des plans d’urgence. La politique la plus probable des élites transnationales sera de continuer à affaiblir ou marginaliser toute alternative au statu quo, en profitant de la violence paramilitaire (et en fermant les yeux sur elle, à moins qu’elle ne commence à affaiblir la légitimité politique de leurs alliés locaux). Une attention soutenue sera portée sur l’approfondissement de la polyarchie. D’autres méthodes pour parvenir au consentement hégémonique (comme dans l’idéologie culturelle) jouent également un rôle, en aidant à assurer l’alignement local avec les intérêts capitalistes transnationaux et à faciliter l’intégration du pays dans le système global. Cependant, le capital transnational n’exige pas la reproduction sociale d’une grande partie de la population, les surnuméraires humains non requis pour l’économie globale. Cela signifie qu’une partie importante de la population haïtienne est structurellement marginalisée. Pour maintenir leur domination de classe dans le contexte d’une fracture sociale extrême, les groupes dominants feront de nouveau appel à l’avenir, surtout en période de crise, à la force répressive pour écraser les luttes qui se lèvent d’en bas.

Après les coups d’état de 1991 et 2004, ce groupement de militaires, paramilitaires et membres de la bourgeoisie s’efforça, à plusieurs reprises, de récupérer son impunité et réorganiser son dispositif. Aujourd’hui, les anciens chefs paramilitaires et militaires exploitent un réseau de camps de milice privés en Haïti (Sprague, 2011b) et, ces dernières années, les forces politiques de droite du pays (appuyées par des nations étrangères et des agences supranationales) s’efforcent de rénover l’appareil militaire qui avait été dissous en 1994. Alors que Geoff Burt (2016), un spécialiste des think tanks occidentaux, décrit la construction d’une « nouvelle armée haïtienne reconstituée » comme un fait accompli, il reste à voir comment le peuple haïtien réagira. Avec chaque transition politique récente en Haïti, depuis la chute de la dynastie Duvalier, les élites transnationales tentent de micro-gérer l’hybride monstrueux des paramilitaires et de l’armée. Tout en ayant une incidence sur la reproduction de ces groupes armés, les politiques des élites transnationales ont permis aux anciens militaires et paramilitaires (et à leurs commanditaires issus des élites locales) de maintenir leur impunité et de changer leur image. Ces forces brutales sont potentiellement des problèmes gênants pour les groupes dominants impliqués dans des institutions et des entreprises transnationales, mais elles peuvent aussi servir d’outil précieux pour imposer leur règne (ainsi que le règne de leurs alliés locaux), en particulier pendant certaines « périodes d’urgence ».

L’interrègne démocratique bancal d’Haïti, compromis à bien des égards, finit par être détruit par une déstabilisation économique et politique, une campagne paramilitaire et l’intervention directe du régime américain de Bush. Depuis lors, les principaux groupes dominants et leurs alliés politiques cherchent à solidifier leur pouvoir à travers le modèle politique polyarchique. Promu par des élites et des dirigeants à orientation transnationale, ce modèle « d’élections de démonstration » orientées vers l’élite vise à introduire un climat plus que favorable au capital mondial, dans lequel des secteurs du bloc du pouvoir local du pays peuvent s’intégrer harmonieusement dans le nouveau bloc historique global. Idéalement, un arrangement polyarchique dans le contexte présent aurait lieu entre la bourgeoisie macouto-martelliste et la faible bourgeoisie prévaliste pseudo-nationaliste et soumise. Grâce à une telle configuration, les élites transnationales pourraient isoler et chercher à diviser davantage le populaire mouvement Lavalas du pays (avec ses différents courants). D’autres facteurs jouent également un rôle dans la refonte de la scène politique d’Haïti : comme la suppression des électeurs (avec une participation déclinante aux élections après le coup d’état) et l’intensification de la culture-idéologie du consumérisme.

De nouvelles stratégies politiques et économiques ont été déployées pour consolider le pouvoir entre les mains, cette fois, d’une bourgeoisie transnationale. Les dirigeants et les investisseurs voient Haïti, en particulier, comme une situation d’urgence dont la solution est d’approfondir l’intégration du pays dans l’économie capitaliste globale. Pourtant, avec une grande partie de la population du pays marginalisée, les mouvements sociaux et politiques populaires d’Haïti continuent de se mobiliser contre leur exclusion. Cela a créé des difficultés pour les groupes dominants et leurs stratégies. Alors que ce scénario se poursuit et que de puissants états étrangers et agences supranationales continuent d’intervenir, il semble que ce n’est qu’une question de temps avant que certains groupes d’élite mobilisent de nouveau leurs paramilitaires.

Face à ces conditions structurelles difficiles, la lutte pour la justice et l’inclusion continuera d’être la responsabilité des classes populaires. À l’ère de la globalisation, où les élites coordonnent de plus en plus leurs efforts au-delà des frontières, les mouvements populaires ont également besoin d’établir des liens et de s’organiser au-delà des frontières pour progresser à long terme. Tandis que les populations ouvrières et les populations à faible revenu sont exploitées par le capital transnational ; elles commencent également à s’intégrer fonctionnellement à travers les frontières grâce à leurs relations productives, leurs réseaux de transferts, leurs communications globales et d’autres dynamiques. Les forces sociales de la région, bien que conditionnées à bien des égards par le passé, entrent dans une ère qualitativement nouvelle d’intégration et inégalité transnationales. Les classes ouvrières et populaires dans les Caraïbes et dans le monde doivent se tourner vers de nouvelles formes transnationales de solidarité. Pourtant, que dire de ces communautés structurellement marginalisées (les masses de chômeurs et sous-employés), les populations qui font face aux formes les plus dures de répression ? La lutte de ces forces subalternes dans un monde globalisant reste un défi ouvert pour le siècle à venir.

Jeb Sprague-Silgado enseigne au Département de sociologie de l’Université de Californie à Santa Barbara. Il est notamment l’auteur de Paramilitarism and the Assault on Democracy in Haiti  (Monthly Review Press, 2012) et de prochain livre The Caribbean and Global Capitalism. Son site Web académique est disponible ici: https://sites.google.com/site/jebsprague/

 Notes de fin

[15] Pour un examen plus approfondi du passage du capitalisme national et international au capitalisme global dans les Caraïbes, voir : Watson, Eds., 2015 ; Sprague, 2015b ; Sprague-Silgado, 2018. Voir également les travaux de Robinson sur l’Amérique centrale (2003) et l’Amérique latine (2008), ainsi que les récents numéros de revues et volumes de livres édités qui examinent et débattent de la formation transnationale de classe (Harris, Eds., 2009 ; Murray and Scott, Eds., 2012 ; Haase, Eds., 2013 ; Struna, Eds., 2013 ; Sprague, Eds., 2015a).

[16] Avec le régime intérimaire peuplé de technocrates proches du gouvernement des États-Unis et de décideurs à orientation transnationale, des secteurs radicaux et moins astucieux de la bourgeoisie haïtienne se sentirent mis à l’écart. L’ambassadeur des États-Unis, M. Foley, fit remarquer : « Nous détectons une crainte au sein de la classe politique établie d’être oubliée par la transition » (Foley, 2004).

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