Adrien Sansaricq est né à Jérémie, le 16 Août 1936. Je l’ai connu à St. Louis de Gonzague en classe de quatrième. De la seconde à la philo, un rapprochement discret et graduel s’était établi entre Karl Lévêque, Gérald Brisson, Ernest Caprio, lui et moi. Sur la cour de récréation, nous avions tendance à faire un peu bande à part. Bien que nous n’eûssions pas encore eu de vraie conscience politique, n’empêche, nos conversations n’étaient pas des plus ”catholiques” à une époque où nous évoquions les descamisados de Juan Domingo Peron que les bons frères pensaient être un ”communiste”, et dès lors le diable. Quoique peu porté à la parole, il lui arrivait de parler de la domesticité ”dans nos familles”, relativement aisées, ou franchement aisées ; du moins il le sous-entendait. Si mes souvenirs ne me trahissent pas, il était d’avis que ”nous ne traitons pas bien les bonnes”, sans pour autant chercher à approfondir la question. La chose ne lui convenait manifestement pas. Il disait s’intéresser à la médecine pour ”soigner les gens”. Avait-il déjà ce sentiment de se consacrer à transformer la pénible réalité sociale qui s’étalait à ses yeux? Peut-être. Après la philo, j’ai perdu Adrien Sansaricq de vue.
De fait il est parti étudier la médecine au Mexique vers 1957. Pendant ses cinq années d’étudiant, certains changements se sont manifestement opérés dans sa pensée sociale et politique. La guérilla des barbudos de Fidel Castro dans la Sierra Mastra et le triomphe de la Révolution cubaine en Janvier 1959 ont eu un impact certain, définitif sur Adrien. En comparant les changements résolument anti-impérialiste opérés par les révolutionnaires cubains avec la situation lamentable en Haïti sous la présidence de François Duvalier, il avait vite réalisé que son pays méritait, lui aussi, une vraie révolution pour chasser une dictature aussi rétrograde que sanglante.
En réponse à un impressionnant exode de médecins cubains vers les rives floridiennes, des professeurs de l’Université autonome du Mexique, la communauté progressiste mexicaine et certains médecins mexicains, sont partis à Cuba pour prêter main forte à une révolution déterminée à offrir à la population des soins médicaux satisfaisants, gratuits pour tous. Adrien n’est pas encore diplômé médecin. C’est un étudiant qui a terminé sa cinquième année. Il est ”presque médecin”. Il rejoint ”les Mexicains”. Il se rend à Cuba, où il est arrivé le 26 Août 1962, après avoir assisté en tant que délégué au VIIIè Festival mondial de la Jeunesse et des Étudiants à Helsinki en Juillet 1962, représentant la Ligue de la Jeunesse Populaire d’Haïti, et à l’Assemblée de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique, à Varsovie, Pologne. Il vivra du reste la majeure partie de sa vie à Cuba.
Le 21 Septembre 1962, Adrien est autorisé à effectuer la sixième et dernière année de son cycle d’études médicales à l’École de médecine de l’Université de La Havane et à peine un mois plus tard, il était prêt à défendre le pays comme beaucoup d’autres Cubains pendant ce qu’on a appelé ”la crise des missiles” . Pendant quarante jours, il s’était porté médecin volontaire dans la région de Mariel, au sein d’un bataillon de combat. Il a alors bravé le danger que vivait le peuple cubain, menacé d’annihilation nucléaire par une potentielle attaque de missiles états-uniens.
Adrien s’est employé à fond dans les hôpitaux de la capitale, en qualité de pédiatre. Quoique dispensé, en sa qualité d’étranger, de faire une résidence rurale, Adrien décide de participer aux dispositions de la loi n ° 723 de Cuba, du 23 Janvier 1960, créant le Service médical Social rural à Cuba pour les diplômés de médecine. Ceux-ci devaient fournir leurs services à temps plein de façon exclusive dans les communautés rurales pendant une année, deux ans par la suite.
Il professait dans une clinique médicale située dans la municipalité de Manzanillo, dans la région de Saint-Domingue, lieu complexe de la Sierra Maestra à l’est de Cuba. Il s’était évertué patiemment à créer les meilleures conditions de travail au sein de la population rurale locale qui ne lui avait jamais marchandé son affection et son attachement à une cause noble. Toutefois, Adrien ne se considérait pas seulement un médecin au service de la révolution cubaine, il se savait un militant révolutionnaire appelé tôt ou tard à confronter, de façon révolutionnaire, la situation prévalant en Haïti sous la dictature féroce de Papa Doc.
Entièrement voué à son travail médical, il reçoit un jour la terrible nouvelle que treize membres de sa famille avaient été massacrés en Août 1964 en Haïti par les hommes de main à la solde de Duvalier: père et mère, frères, belle sœur, tantes et neveux, une petite sœur âgée dix ans et des neveux de moins de cinq ans. Le révolutionnaire serre ls poings. Il ne rêve pourtant pas de vengeance. Il sait de quoi il retourne avec ce régime sanguinaire.
Certes sa famille a été décimée. Pourtant, à ses yeux, ce ne sont pas seulement des Sansaricq qui ont été victimes d’un monstrueux massacre, d’une barbarie opérant à l’ombre de et sous la protection de l’empire, ce sont tous les secteurs de la nation qui sont victimes de la folie d’un psycopathe servilement au service des intérêts de Washington.
En Octobre 1964, Adrien est relevé de sa mission de Service médical sociale en milieu rural. Sa bonne performance lui vaut une appréciation positive des dirigeants cubains qui lui confient la responsabilité de participer au groupe de pilotage des soins de santé dans toute la région de Manzanillo. Peu de temps après, il a été assigné au poste de sous-directeur au Service d’Hygiène et d’Épidémiologie de Manzanillo tout en continuant à desservir des centres de soins médicaux pédiatriques dans la région. En Mars 1965, il a été nommé directeur de la Polyclinique de Manzanillo.
Adrien Sansaricq avait aussi l’âme et la force morale d’un internationaliste. A ce titre, avec les médecins Octavio de la Conception de Pedraja et Diego Lagomosino Comesaña, il s’intègre au contingent de Cubains commandés par Ernesto Che Guevara qui soutenait la guérilla du Congo, l’ex-Zaïre, contre les colonialistes belges.
Le 17 Septembre 1965, il atteint la Tanzanie et, après plusieurs jours d’attente et de préparation à Kigoma, le groupe traverse le lac et arrive à la côte congolaise, à Kibamba, où se trouvait le camp de la guérilla. Une semaine après son arrivée au camp Moja, le commandant Víctor Dreke, les conduit au campement de Tatu (Comandante Ernesto Che Guevara), avec qui Adrien s’entretient le 26 septembre. Dès lors, Adrien Sansaricq remplit des activités diverses et intenses. Il est médecin quand le besoin se présente et est un pilier important de soutien dans la communication entre la direction cubaine et les représentants congolais, à titre d’interprète. Il participe depuis son arrivée, à divers moments cruciaux de la guérilla, ce jusqu’au retrait, entre le 18 et le 21 novembre, des troupes cubaines qui participaient à la guerre de libération des révolutionnaires du Congo.
La grande confiance que lui témoignait Che et le travail remarquable d’Adrien lui ont valu à la fin de cette mission que Che Guevara le mentionne, dans son journal de campagne, parmi les combattants qui s’étaient distingués dans cette guérilla : «Je voudrais mentionner ici les noms de ces compagnons sur lesquels j’ai toujours senti que je pouvais m’appuyer à cause de leur engagement physique, de leur foi dans la révolution et de leur décision de faire leur devoir, quoiqu’il arrive. »
Adrien Sansaricq retourne à Cuba en Décembre 1965 et poursuit sa tâche médicale, tourné vers les activités de la première Conférence de solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, (la Conférence Tricontinentale) concerné par les soins de santé à prodiguer à Cuba aux révolutionnaires latino-américains ainsi qu’à divers militants.
Il se marie, et, le 31 Décembre 1966, naît son fils Ernesto Adrien. L’année 1967 apporte la très mauvaise nouvelle du Che et d’autres combattants tombés au combat en Bolivie, ce qui aura sur lui un impact énorme. En avril 1968, il laisse une lettre d’adieu à Faustino, le fils de sa femme qu’il a élevé, et aussi à son fils Ernesto Adrien:
«… Tu sais que, dans de nombreuses régions du monde, les gens se battent pour se libérer de l’oppression. Tu as entendu parler des Vietnamiens qui luttent contre les mauvais Yankees. Ailleurs dans le monde, il y a d’autres peuples qui doivent également se libérer et vont devoir se battre aussi fort que les Vietnamiens contre les Yankees. L’Amérique latine est un continent, donc il a besoin de se libérer et comme je suis de ce coin, je vais me battre avec tous les révolutionnaires aux côtés du peuple. Il se peut que je survive à la longue lutte qui nous attend et dans ce cas, nous nous reverrons un jour. Mais s’il m’arrive de ne pas voir la fin de la lutte, nous ne nous verrons plus, et en ce cas que cette lettre serve d’adieu».
Sansaricq s’infiltre clandestinement en Haïti et dès les premiers moments se développe, en collaboration avec d’autres patriotes, la lutte clandestine contre le régime Duvalier. Le Parti d’entente populaire, (PEP) lance un appel le 4 Août à se soulever contre la tyrannie. Adrien est un militant convaincu de la ligne du parti et s’emploie à la mettre en pratique. Il contribue activement aux publications clandestines Voix du Peuple et Boukan, sous le pseudonyme Lilan Toutsos.
Le régime duvaliériste, avec la collaboration étroite de l’administration des États-Unis, principalement la Central Intelligence Agency (CIA), déploie un travail intense de pénétration et d’extermination du mouvement révolutionnaire et démocratique en Haïti. Peu à peu elle va liquider progressivement les foyers de guérilla en 1969, la résistance populaire et lutte active contre Duvalier.
Le 14 Avril 1969, à Boutilhiers, en périphérie de Port-au-Prince, des troupes de l’armée de la tyrannie ont encerclé la maison où se trouvaient Sansaricq et d’autres révolutionnaires, suite à une délation de la part d’un Franck Eyssalem qui curieusement avait pu devenir, semble-t-il, le coordonnateur général du mouvement. Pendant deux heures, les révolutionnaires se sont battus les armes à la main contre les soldats du tyran, réussissant à abattre plusieurs d’entre eux dont le lieutenant Hervé Magloire, à la tête des soldats.
A court de munitions, ils tentent de se frayer un chemin. Ils parviennent à quitter la maison pour gagner une route proche. Adrien est poursuivi de près. Il saute pardessus un mur et atteint la route juste au moment où avancent des véhicules de la tyrannie. En le reconnaissant portant une arme on lui tire dessus. Adrien Sansaricq est abattu, il avait alors 32 ans et près de huit mois.
Hommage est rendu ici à Adrien Sansaricq, ce valeureux, courageux révolutionnaire haïtien qui aura été un moment glorieux de la lutte des patriotes haïtiens, particulièrement des militants engagés et déterminés à faire triompher en Haïti les idéaux de vraie démocratie, de liberté et de justice pour les masses opprimées.
Principales sources.
Adrien Sansaricq, un Haitiano ejemplar. Haitianos en Cuba. Febrero 2011.
Adrien Sansaricq, An Example Of The Role Of Haitians In Cuba. Haiti Observer, June 2013.