Cette rubrique est sans doute consacrée avant tout à des guérilleros, des militants, des progressistes, laïcs ou religieux, qui ont embrassé la cause des peuples en lutte, des catégories sociales opprimées, soit en Haïti, soit ailleurs. Le combat de ceux-là morts pour leur intime conviction de changements à apporter à l’ordre social, au statu quo, a toujours été politique. Ça a été leur choix. Ils ont risqué leur vie, pour que d’autres, la majorité, ne soient plus victimes d’un système d’exploitation systématique, de déshumanisation de l’être humain.
L’artiste chilien Victor Jara par exemple est une illustration vivante de ces militants ayant œuvré du bon côté de la lutte contre des forces rétrogrades qui ont enlevé au peuple chilien, par la violence, son droit à se choisir un gouvernement d’orientation socialiste. Jara, le poète, le guitariste est mort tragiquement, en prison, après le sinistre coup d’État perpétré par le non moins sinistre Augusto Pinochet contre la démocratie. Et c’est par milliers que d’autres chiliens ont disparu, ont été torturés, violentés, exécutés pour avoir seulement voulu soutenir la démocratie, la justice et un véritable État de droit.
Les victimes dont notre mémoire se souvient cette semaine appartiennent à une autre catégorie. Elles sont imméritées dans ce sens que leur sort, leur tragique destin leur a totalement échappé. Il a plutôt été le fait de négligences, d’imprévoyances, d’insouciance, d’incurie, elles-mêmes liées à un système, un État irresponsable qui n’a cure des normes, des lois, des mesures à prendre et à appliquer avec sérieux et constance pour assurer la sécurité des citoyens. Un État qui donne l’impression d’avoir démissionné sauf pour se la couler douce aux dépens du contribuable.
Dans cette catégorie de victimes imméritées et oubliées nous vient à la mémoire le souvenir du terrible naufrage du ferry le Neptune en février 1993. Qui s’en souvient encore? Qu’a fait l’État depuis pour en prévenir d’autres? Rappelons le peu d’informations disponibles lors de ce tragique accident maritime qui a fait quelque huit cents victimes et deux cent quatre-vingt-cinq survivants, selon la Croix-Rouge. Le bateau, qui transportait entre 1.000 et 2.000 passagers, assurait la liaison entre Jérémie et Port-au-Prince. Le navire transportait, outre des sacs de café, une cargaison de sacs de noix de coco et 75 boeufs qui apparemment ont sauvé la vie de nombreux passagers en leur servant de bouée de sauvetage.
L’accident a eu lieu le 16 février 1993, dans la nuit du mardi au mercredi. Les causes du drame sont controversées. Un membre de l’équipage a affirmé qu’un violent orage avait provoqué un mouvement de panique parmi les passagers qui se sont précipités à tribord, faisant chavirer le «Neptune». Il y aurait eu l’écroulement du pont supérieur. Mais d’après d’autres témoignages, le navire prenait l’eau et la pompe est tombée en panne. Le mouvement de panique a eu lieu lorsque le capitaine a demandé aux passagers de jeter leurs marchandises par-dessus bord pour alléger le bateau. En outre, le ferry ne possédait apparemment ni gilets de sauvetage, ni canots de sauvetage, ni radio. Est-ce possible? Les autorités maritimes ne sont-elles pas responsables de ces graves manquements?
Une femme de quarante-trois ans, Vanice René, a affirmé à un photographe de l’AFP, à Petit-Goave, avoir pu gagner la côte sur le dos d’un bœuf. «Le bœuf m’a sauvée, j’étais dans l’eau en train de me noyer. Le bœuf est passé à côté de moi et j’ai pu monter sur son dos», a-t-elle indiqué.
D’autres survivants se sont servis des cadavres des ruminants noyés qui étaient remontés à la surface et qui ont fait office de bouées improvisées. De nombreux sacs de noix de coco, qui flottaient à la surface, ont également servi à des naufragés pour gagner la côte, selon ces mêmes témoignages.
A l’époque du drame, le reporter de l’AFP avait signalé que «La route terrestre entre Jérémie, et Port-au-Prince est longue environ de 250 kilomètres, mais elle traverse des montagnes et elle est si mauvaise que seuls quelques véhicules, comme les 4 x 4, peuvent l’emprunter. Pour effectuer le trajet les pauvres ont recours massivement aux ferries pendant que d’autres, plus riches, prennent l’avion». C’est dire vraiment que les Travaux publics ne semblent pas intéressés à assurer la construction et le maintien des routes principales afin de les garder en état de servir et de desservir les citoyens désireux de se rendre au bout de la presqu’île du Sud. Assurément, c’est là la preuve d’un État déficient qui a failli à ses obligations envers le pays.
En septembre 1997, un bateau de plus de 500 passagers, la Fierté Gonavienne, a fait naufrage à 200 mètres du port de Montrouis. Il venait de l’île de la Gonâve, lorsqu’il a coulé. Le naufrage s’est produit vers cinq heures du matin, selon des témoins locaux. Selon un médecin de l’hôpital Sainte Croix de Léogâne, «il n’y aurait que 60 rescapés alors que plus de 500 personnes se seraient trouvées à bord du bateau à moteur surchargé lorsqu’il a coulé». Les garde-côtes américains qui ont envoyé sur place un hélicoptère de secours, ont fait état de centaines de survivants sur quelque 700 passagers.
Avant le Neptune et après la Fierté gonaïvienne, de pareils naufrages ont provoqué la mort de centaines voire de milliers de personnes sur les bateaux faisant le cabotage le long des côtes haïtiennes , principalement en raison de l’extrême surcharge de ces ferries ainsi que de l’absence de normes de sécurité élémentaires et de contrôle effectué par les autorités maritimes.
En plus de ces victimes péries en mer, il convient d’ajouter celles de la route. Il ne se pratique pas un mois sans que l’on n’enregistre un ou des graves accidents sur les axes routiers majeurs du pays. Naufrages et accidents de la route relèvent dans une très large mesure de l’absence des autorités préposées à établir des normes de sécurité élémentaires et à en assurer le scrupuleux respect. On a l’impression que ces drames n’émeuvent plus, qu’ils font partie d’un inévitable quotidien auquel les Haïtiens doivent se faire, «point-barre!» comme dirait le nouveau président du pays.
A nous autres de la presse en général, de la presse progressiste en particulier, il reste le devoir de mémoire de dénoncer les coupables au sein de l’État et d’avoir une pensée pour ces victimes imméritées et oubliées, de façon à ce que les corps ne se perdent plus dans l’eau, les noms dans la mémoire.