Introduction à la lecture de : « Haïti, de Michel Martelly à Jovenel Moïse. Une tumultueuse saga électorale »

(2014-2017) de Wiener Kerns Fleurimond. (I)

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Introduction générale. C’est un ouvrage monumental en deux tomes, paru en 2019, à Paris, sous la plume d’un journaliste et éditorialiste politique, aux Editions L’Harmattan. Il totalise plus de mille pages pour des faits électoraux embrassant trois années (2014-2017). Nous y voyons un parti pris maximaliste de l’auteur consistant à tout dire des événements, des acteurs qui les font vivre, et des institutions, tout ça envisagé sous tous les angles. On comprend alors qu’on soit en face d’un travail plus important qu’une simple narration de faits en synchronie, mais plutôt d’une ambition forte d’éclairer les faits en diachronie en les mettant en perspective pour faire apparaître ceux ayant statut d’actualité, et ceux qui sont constants formant des invariants relevant de la sociologie et de l’anthropologie haïtiennes. C’est un premier niveau de lecture. L’ouvrage comporte deux parties constituant les événements principaux. Débutons avec la première partie. 

« De Michel Martelly à Jovenel Moïse ». Deux outsiders, deux hommes venant du dehors du système ou sérail politique haïtien, qui ont réussi à coiffer au poteau la classe politique haïtienne. Une première fois, Michel Martelly, contre toute logique politique, a réussi à se faire installer au fauteuil présidentiel au Palais national (7 février 2011), administrant ainsi une gifle retentissante à la clique politicienne. Trouvant que ce n’était pas assez, cet homme a décidé d’installer son dauphin au Palais national, savoir Jovenel Moïse, un « fameux inconnu », le 7 février 2017. Ce qui a constitué sans conteste, une seconde tonitruante gifle au visage de la classe politique traditionnelle. Mais ce n’était pas chose facile, car pour y parvenir il a fallu aux deux outsiders de s’armer de courage et de détermination pour faire face aux chausse-trappes politiques, aux manœuvres dilatoires, aux violences, et par-dessus tout mener une campagne meilleure que celle de leurs adversaires, même si cela n’explique pas tout. C’est cette aventure époustouflante que racontent les deux volumes sous le titre suggestif de « Une tumultueuse saga électorale ».

  Une tumultueuse saga électoraleDans cet énoncé chaque mot est important. Nous mettrons l’accent sur deux d’entre eux : « tumultueuse, adjectif signifiant : agité, violent » et « saga signifiant : succession interminable de péripéties ». En associant les deux termes avec leur acception, on a maintenant : « une tumultueuse saga électorale signifiera : une succession interminable de péripéties électorales agitées et violentes ». L’accent est mis sur trois éléments : d’abord sur la longueur du temps : interminable. Ensuite sur la multiplication des évènements. Et enfin sur leur caractère violent et dangereux. Tel a été le processus électoral qui a pris trois ans pour élire le Président de la République, les Parlementaires de la 50e Législature, et des élus des Collectivités territoriales. 

Notre travail s’attachera à décrire le processus électoral dans sa chronologie en considérant les actions et interactions des acteurs politique selon la dramaturgie des faits résultant en un vigoureux et rude face à face opposant le Président d’alors, Michel Martelly et son dauphin, Jovenel Moise d’une part, et les acteurs de l’opposition qui leur faisait face dans une guerre sans merci. Vraies compétitions électorales où tous les coups étaient permis, même les manœuvres dilatoires. Mais à la fin des fins, il y a eu un camp vainqueur, et un camp vaincu. Pour le camp gagnant nous étudierons les voies et moyens qui ont permis le succès, et aussi nous présenterons la personnalité des acteurs triomphants ; et pour les perdants nous soulignerons les raisons de leurs défaites à répétition, et cela depuis la deuxième indépendance proclamée en 1986, qui a signifié la naissance du pays à la démocratie.

Ici à ce niveau, on touche à des pathologies sociales dans lesquelles on s’éloigne des normes sociales, des règles généralement admises.

 Pédagogie des élections. L’ouvrage ne s’est pas contenté de nous présenter un processus électoral inédit par l’accumulation des événements à rebondissement innombrables mais souligne à traits pleins des comportements, des réactions qui à force de se répéter sur une bonne période de trente ans (1987-2017) méritent qu’on les qualifie socialement pour être « des faits sociaux » sur lesquels les sociologues devraient se pencher. C’est le cas, par exemple, de la contestation en cas d’élection. L’auteur de l’ouvrage insiste lourdement sur les contestations et leurs causes ; tout aussi bien des contestataires tendant à devenir un type social en soi, une figure avec ses caractères. Les thèmes méritent que nous nous y arrêtions. Ce fait, contestation ; et son auteur, le contestataire, s’inscrit dans le cadre de l’opposition politique à la Présidence. Donc il est possible et même souhaitable de se pencher sur « l’opposition » qui, agissant en bloc, révèle des caractères en tant que terreau pour contestataires et candidats que l’ouvrage a étudié sous les thèmes « Les Comédiens » et aussi « Les aventuriers », deux études dans lesquelles nous essaierons de tirer partie. 

Car s’il faut trouver les causes de la durée inappropriée du processus électoral, c’est dans le comportement des acteurs qu’il faut les chercher. D’autant qu’il n’y a pas seulement la longueur du processus qui soit en cause, mais également sa nature agitée et violente. Ce second trait déborde le simple cadre électoral dans lequel un citoyen exerce généralement ses droits civiques. Il s’agit de faits à répétition, tendant à devenir une manière d’être électorale, un comportement propre face aux élections, ce qui à la longue définit un mode d’élection sui generis propre à Haïti, c’est-à-dire des élections violentes dans lesquelles aucune règle du jeu n’est respectée. Ici à ce niveau, on touche à des pathologies sociales dans lesquelles on s’éloigne des normes sociales, des règles généralement admises. On pèche contre la société, contre ses intérêts. L’ouvrage insiste aussi sur ce point que nous mettrons en lumière. Restent deux autres points : le premier concerne une tendance forte des analyses politiques sur Haïti de l’inscrire dans une période de trente ans de vie politique que l’on fait débuter en 1987. 

C’est ce qui a été fait dans cet ouvrage qui s’ouvre sur toute la période pour trouver des points de comparaison. Pour finir, autant que faire se peut, nous essaierons de mettre notre objet d’études en regard de l’ouvrage de Maître Emmanuel Charles : « Haïti : le droit et la réalité électorale. Une étude sur les pratiques du droit électoral haïtien » afin de pointer des points d’accord et des différences. Ce sera notre dernier point. Pour l’ensemble du processus dans les deux volumes : « Le premier tome débute en 2014 et prend fin le 31 décembre 2015. Le tome 2 débute le 1er janvier 2016 pour s’arrêter à l’aboutissement du processus avec l’investiture à l’Assemblée Nationale et l’installation dans ses fonctions au Palais national du Président de la République le 7 février 2017 » (t.1, p.25)

Les étapes qui ont conduit Jovenel Moïse à l’investiture suprême.

-C’est d’abord une idée mûrement réfléchie peut-être mais ressassée jusqu’à s’en faire une conviction, savoir, « Remettre la clé du Palais national à un Président élu, c’est-à-dire ayant subi les dures épreuves électorales ». Ensuite a germé l’idée d’un successeur ou dauphin qui a dû être le Premier ministre d’alors, Laurent Lamothe, qu’il sera contraint de sacrifier sous la pression des circonstances, pour s’arrêter sur la personne la plus improbable, savoir Jovenel Moïse. Le projet est né ; reste à le concrétiser. 

-Faire des élections. On est en 2014, le Président de la République voulait d’abord organiser les élections législatives anticipées pour renouveler le Parlement : les Députés, et un tiers du Sénat. Les élections n’ont pas pu avoir lieu à cause des oppositions justifiées ou non justifiés, si bien que, le 12 janvier 2015, on a dû constater la caducité de la 49e Législature. Pour ce résultat, il y a eu une année de négociations dans les hôtels de Pétion-ville. Premier gros échec électoral. (Années 2014-2015, tome 1). Ce sera une année électorale sous la férule d’un autre personnel politique car le Président Michel Martelly devra passer la main coûte que coûte le 7 février 2016. 

En effet ce sera à Jocelerme Privert, Président provisoire de la République nanti d’un mandat de quatre mois pour remettre en marche la lourde machine du processus électoral et réaliser tout ce que l’ex-Président n’a pu faire. On sait qu’il n’y parviendra pas dans le temps imparti. Il y restera une année, qui ne sera pas pour lui une période de vacances. En effet, temps bien utilisé pour mettre péniblement sur pied un gouvernement provisoire, un nouveau Conseil Electoral Provisoire (C.E.P) avec Léopold Berlanger, Président, et une Commission Indépendante d’Evaluation et de Vérification Electorale (CIEVE). Pour les élections 2016 proprement dites, le Conseil Electoral Provisoire a publié la liste des 27 candidats agrées. Au mois de juillet 2016, dans la période comprise entre 15-22, on a réalisé des élections pour le tiers du Sénat. Et le peuple est convoqué dans ses comices pour le dimanche 9 octobre 2016. Le mois suivant, c’est l’ouverture officielle de la campagne pour les élections générales. Pour ne rien arranger, en ce même mois d’octobre 2016, l’ouragan Matthew s’est mis de la partie en détruisant les faibles infrastructures mises en place. 

Cela n’ébranlera pas la détermination de Jocelerme Privert, le Président provisoire de la République, et de Léopold Berlanger, Président du Conseil Electoral Provisoire (CEP). Ainsi le dimanche 20 novembre 2016, Jour J des élections générales. Pour lesquelles toutes les dispositions ont été prises en matière d’organisation et de sécurité pour la réussite des scrutins. Et ce fut un succès à tous égards…. Résultat : Jovenel Moïse, candidat du Parti Haïtien Têt Kale (PHTK) de l’ancien Président Michel Martelly, remporte la présidentielle dès le premier tour le 20 novembre 2016 en obtenant 55,60 pour cent des suffrages sur un total de 26 candidats. 

Apparemment, c’était beaucoup de bruit pour rien, car le 7 février aura bien lieu en dépit de ces bruits et fureurs…

Jude Célestin, candidat du parti Ligue Alternative du Parti pour le Progrès et l’Emancipation Haïtienne (LAPEH) de l’ex-Président René Préval, obtient 19, 57 pour cent des voix. Moïse Jean Charles de la Plateforme Pitit Dessalines recueille 11,04 pour cent des suffrages. Maryse Narcisse candidate de Fanmi Lavalas, parti de l’ex-Président Jean Bertrand Aristide a obtenu 9, 01 pour cent. Le même jour, les législatives ont été organisées pour les circonscriptions non pourvues aux élections d’avril et d’octobre 2015. A leur issue, le PHTK a obtenu 31 sièges sur 92, et la Plateforme de Vérité 17. Et 23 autres partis obtiennent des élus. (Année 2016, tome 2). Les élections générales ont bien eu lieu le dimanche 20 novembre 2016, les Présidentielles comme les Législatives, le Parti Haïtien Têt Kale (PHTK) de l’ex-Président Michel Martelly a tout gagné. Mais ce résultat est-il cette fois-ci acquis officiellement ? De plus est-on arrivé à la fin de ce trop long processus ? Cette chronique relatera les faits tels que consignés dans le second tome de l’ouvrage.

Film des événements étape par étape

Première étape : les résultats préliminaires du 28 novembre 2016 ont reconnu à Jovenel Moïse du Parti Haïtien Têt Kale (PHTK) 590927 voix dès le premier tour, soit 55,60 pour cent. Jude Célestin du parti Ligue Alternative pour le Progrès et l’Emancipation Haïtienne (LAPEH) a obtenu 207988 voix, soit 19, 57 pour cent. Jean-Charles Moïse de la Plateforme Pitit Dessalines a obtenu 117347, soit 11,04 pour cent. Maryse Narcisse du Parti Fanmi Lavalas a gagné 95765 voix, soit 9,01 pour cent. Cela sur un total de 27 candidats.

Etape 2 : les contestations. Elles ont été menées la fleur au fusil par le groupe des trois candidats : Jude Célestin, Jean Charles Moïse, Maryse Narcisse qui ont dénoncé « un coup d’Etat électoral ». A ce sujet, ils ont fait tout ce qui était légalement permis pour faire capoter le processus au Bureaux du Contentieux Electoral National (BCEN), sans parvenir à convaincre.

Etape 3 : résultats définitifs des élections générales consignées en ces termes dans l’ouvrage : « En effet, malgré un énième report de la date du 29 décembre 2016, compte tenu du retard accumulé au Centre de Tabulation des Votes (CTV), les neuf (9) Conseillers Electoraux avaient fini par publier le mardi 3 janvier 2017 dans la soirée les résultats définitifs des élections générales ayant eu lieu le 20 novembre 2016. 

Sans grande surprise, la quasi-totalité des résultats préliminaires publiés le 28 novembre 2016 a été confirmés » (tome 2, p.441). Donc le candidat du Parti Haïtien Têt Kalé (PHTK) est bien le 58e Président de la République d’Haïti jusque là en attendant la suite.

Etape 4 : 5 janvier 2017, Guy Philippe, sénateur élu aux élections générales du 20 novembre 2016, arrêté par la BLTS, (Brigade de Lutte contre le Trafic de Stupéfiant) et la DEA (tome2, p.447). Cet événement inattendu survenu dans le contexte politique d’alors, par delà de sa signification propre, pouvait constituer un handicap pour la bonne marche du processus électoral qui s’acheminait vers sa fin quand on sait que l’inculpé était élu sous le bannière de Consortium, un petit parti satellite du PHTK.

Etape 5 : 9 janvier 2017, ouverture de la deuxième année de la 50e législature. L’événement était significatif et jouait en faveur de la bonne marche du processus vers sa conclusion. Voici comment l’ouvrage le présente « Enfin, après la rentrée parlementaire mouvementée et en catimini de l’année 2016, c’est sous les projecteurs et les applaudissements que les sénateurs et députés de la 50e législature avaient signé le grand retour du Parlement presque au complet le deuxième lundi de janvier 2017. (…) S’il n’y avait que 75 députés sur 119 à l’ouverture de la première session ordinaire du Parlement pour l’année 2017, en revanche les sénateurs s’affichaient presque au complet. Ils étaient, en effet, 20 sur 22 dans l’Hémicycle de l’Assemblée Nationale sur les 30 que compte le Sénat de la République. » (tome 2, p. 454)

Etape 6 : 29 janvier 2017 : élections des Collectivités territoriales, fin du processus électoral. Date importante pour la dernière élection pour élire « 31056 candidats de toute sorte : Délégués de ville, Asec et Casec étaient en lice pour élire 568 Cartels d’ASEC, 570 Cartels de CASEC et 139 Délégués de ville » (tome 2, pp.459, 460)

Etape 7 : l’avant 7 février 2017. Toutes les élections prévues au calendrier ont pu avoir lieu : les élections générales, Présidentielle et Législatives le dimanche 20 novembre 2016, avec le succès que l’on sait et les inévitables difficultés ; et les élections des Collectivités territoriales le dimanche 29 janvier 2017. Du côté des institutions responsables de l’organisation, on a laissé entendre que les choses se sont bien passées. Même pour les Présidentielles, qui restaient pourtant contestées par un trio de candidats irréductibles dont l’attitude est décrite en ces termes : « (…) la résistance acharnée, sinon l’acharnement des trois candidats contestataires : Maryse Narcisse de Fanmi Lavalas, Jean-Charles Moïse de Plateforme Pitit Dessalines, de Jude Celestin de LAPEH » (tome 2, p.441). 

Cependant demeure une poche de contestataires décidés à barrer la route conduisant au Palais national au Président élu, s’il le faut par des manœuvres législatives et juridiques. Pour ce faire, quatre (4) sénateurs de tendance lavalas avaient prévu de l’empêcher de prêter serment devant l’Assemblée Nationale ; et par ailleurs un mandat d’arrêt était lancé contre le nouveau Président de la République par le Commissaire du Gouvernement Me Jean Danton Léger sous l’accusation de blanchiment de fonds (tome 2, p.468). Apparemment, c’était beaucoup de bruit pour rien, car le 7 février aura bien lieu en dépit de ces bruits et fureurs… l’installation du nouveau chef de l’Etat au Palais national. Cependant du côté des organisateurs c’est la satisfaction générale ; et en lisant entre les lignes, c’est le cas aussi pour l’auteur de notre objet d’études. En faisant un tour d’horizon minimal, nous verrons que c’est le cas pour le Président provisoire de la République, Jocelerme Privert ; et le Conseil Electoral Provisoire (CEP) dont on écrit qu’ils « ont délivré une marchandise électorale bien meilleure qu’on ne l’espérait sur le plan organisationnel » (tome 2, p.298). Le texte suivant porte le titre de « Le satisfecit du Conseil Electoral Provisoire et des autorités politiques » (tome 2, p..303). Et enfin, le prochain texte qui rapporte la satisfaction des Observateurs étrangers pour la bonne tenue des élections sur le plan de la logistique et de la sécurité, et sur ce dernier point on croit que la Police nationale s’est surpassée. 

Dernière étape : 7 février 2017, jour de confirmation du résultat des urnes du 20 novembre 2016 pour Jovenel Moïse investi « le mardi 7 février 2017 tout d’abord au Parlement haïtien où il a prêté le serment constitutionnel devant l’Assemblée Nationale dans un désordre indescriptible avant de se faire passer autour du cou l’«Écharpe présidentielle » par le Président de la dite Assemblée, l’honorable sénateur Youri Latortue. Ensuite au Palais National sur les Champs-de-Mars, avenue de la République… » (tome2, p.464). Donc Jovenel Moise du Parti Haïtien Têt Kalé (PHTK) est bien proclamé le 58e Président de la République d’Haïti selon les vœux de son mentor, Michel Joseph Martelly, et cela envers et contre tout. C’est bien « Haïti : de Michel Martelly à Jovenel moïse ». Qui sont ces deux outsiders, ces deux novices en politique qui ont fait mordre la poussière aux vieux routiers de la classe politique haïtienne ? Comment l’expliquer ? Ces interrogations feront l’objet de la suite à notre Introduction à la lecture de cet ouvrage complet et instructif sur un pan de vie politique et électorale en Haïti au 21e siècle. Un document pour l’histoire.

 

* Professeur de littérature, auteur et critique littéraire à Paris.

 

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