Il fallait s’y attendre. Joseph Jouthe, le 5e chef de gouvernement du Président Jovenel Moïse, jette l’éponge. Dans la nuit du mardi 13 avril 2021, il a tiré sa révérence à la Primature en faisant parvenir sa démission au chef de l’Etat. Il n’en pouvait plus. Il devait quitter le pouvoir pour se retrouver et être en harmonie avec lui-même. Certains ne comprenaient toujours pas comment un catégoriel comme Joseph Jouthe a pu tenir si longtemps à la tête du gouvernement tant qu’il ne comprenait pas ce qui se passe dans la tête de l’occupant du Palais national. Tranchant, à cheval sur les principes et vif dans ses commentaires, Joseph Jouthe, ce natif du Plateau central, commune de Thomonde, a mis du temps à comprendre qu’il ne pouvait réussir là où plusieurs autres avant lui ont échoué.
Du docteur Jack Guy Lafontant à Jean-Michel Lapin en passant par Jean Henry Céant, le Notaire du bas de Bourdon, tous ont essayé et tous se sont cassé les dents. Etre Premier ministre en Haïti et surtout dans ce contexte délétère avec un Président de la République décrié, avili et honni par les oppositions et une partie de la population, ce n’est pas vraiment une sinécure. Bref, aucun ne pouvait grand-chose. Ils ont abandonné le navire pour certains ou été limogés pour d’autres faute de résultat ou par impossibilité de collaborer avec le chef du Pouvoir Exécutif. Jouthe Joseph, étant chef de la Primature après avoir été ministre de l’Economie et des Finances de la plupart de ses prédécesseurs, pensait qu’il pouvait faire mieux. Ce fut une erreur ! Malmené par un Président qui n’a qu’une obsession « rester dans l’histoire » par des reformes dont personne ne veut, critiqué ou désavoué publiquement par les inconditionnels du chef de l’Etat, Joseph Jouthe n’avait finalement qu’une alternative : démissionner.
Une décision qu’il a matérialisée auprès du chef de l’Etat par un court courrier. Aussitôt, il a tenu à informer l’opinion publique de son geste par un message publié sur son compte Twitter et les autres réseaux sociaux en ce terme « J’ai remis ce soir ma démission au Président de la République, Son Excellence Moise Jovenel. Ça a été un honneur de servir mon pays comme Premier ministre. Je remercie les membres de mon Gouvernement, les partenaires techniques et financiers pour leur collaboration. Que Dieu bénisse Haïti ! ». C’est par ce communiqué laconique qu’il a retrouvé sa liberté et par la même occasion tiré un trait sur sa longue collaboration politique avec le Président Jovenel Moïse. Celui-ci avait pris le contrôle des institutions du pays le 11 janvier 2020 avec le dysfonctionnement du Parlement. Ainsi, le 2 mars 2020, après l’abracadabrantesque conflit entre le Sénat de la République et la présidence de la République sur la nomination d’un nouveau Premier ministre après la démission de Jack Guy Lafontant, Jovenel Moïse avait fini par désigner Joseph Jouthe pour remplacer Jean-Michel Lapin qui lui-même n’a jamais pu présenter sa Déclaration de politique générale devant l’Assemblée Nationale.
Joseph Jouthe n’a jamais trouvé ses marques en tant que Premier ministre bien qu’il sût très bien où il mettait les pieds.
Tout comme d’ailleurs, un haut fonctionnaire, Fritz William Michel, qui a connu les pires humiliations dans cette tragédie politique à l’haïtienne nommé pour succéder à Jean-Michel Lapin. Ainsi, Joseph Jouthe était arrivé à la Primature en dehors de tout consensus politique avec l’opposition jusqu’à sa capitulation dans la nuit du 13 avril devant Jovenel Moïse. Jamais il n’est parvenu à rétablir un lien, même sommaire, avec les adversaires de l’élu du Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK). Durant toute l’année qu’il a passée à conduire les affaires du gouvernement, Jouthe ne cessa d’encaisser des coups et de voir la plupart de ses décisions contestées par certains de ses propres ministres dits proches de la présidence. L’épisode le plus marquant a été les déclarations fracassantes du Secrétaire général du Conseil des ministres, Rénald Libérus, qui critiquait vertement et sans langue de bois sa décision de faire enlever le filtrage des vitres des véhicules dans le cadre de sa politique de combattre l’insécurité, particulièrement, le phénomène d’enlèvements dans la capitale et ses proches banlieues.
Comme pour ses prédécesseurs à la Villa d’Accueil (Résidence officielle des Premiers ministres), Joseph Jouthe n’a jamais trouvé ses marques en tant que Premier ministre bien qu’il sût très bien où il mettait les pieds. Dans la mesure où il avait occupé auparavant le poste très envié de ministre de l’Economie et des Finances dans le Cabinet ministériel conduit par Jean-Michel Lapin après que celui-ci eut à diriger le Ministère de la Culture et de la Communication. Après la démission de Joseph Jouthe, certains évoquaient son maigre bilan à la tête du cabinet ministériel. En vérité, c’est faire trop d’honneur ou du moins, c’est trop demander à un chef de gouvernement dont la marge de manœuvre était on ne peut plus étroite compte tenu de la crise politique endémique qu’il avait héritée de ses prédécesseurs. Mieux encore, il y a la volonté du Président Jovenel Moïse qui ne lui laissait que peu de marges comme il a toujours fait avec tous ses chefs de gouvernement depuis 2017 quand il a inauguré sa présidence.
Malgré le franc parlé du désormais ex-Premier ministre, les relations ne sont jamais au beau fixe avec le chef de l’Etat qui ne lâche rien à ses Premiers ministres. Comme l’ex-Premier ministre Jean Henry Céant, Joseph Jouthe ne supportait point la méfiance du Président de la République et surtout sa paranoïa à surveiller les moindres faits et gestes de la Primature. La moindre initiative est épiée et décortiquée par la présidence. Tout doit passer par lui. Lui et lui seul doit avoir le dernier mot même quand le dossier ne relève pas de son attribution. Sur la stratégie de combattre l’insécurité dans la région métropolitaine de Port-au-Prince et principalement sur la manière de porter le fer contre les chefs de gangs de Grande-Ravine et de Village de Dieu qui sèment la terreur sur la population, il était rare de trouver un consensus sur la méthodologie pour contrecarrer les actes de banditisme de ces gangs. A chaque fois, le Palais national avait du mal à supporter ou à suivre la ligne choisie par la Primature. Les deux chefs de l’exécutif accordaient rarement leur violon sur la marche à suivre. Résultat de ce duel à distance, les forces de l’ordre ne savent plus à quelle autorité obéir.
D’où plusieurs cafouillages et ratés dans les interventions de la police pour déloger certains gangs enfouis dans leurs bidonvilles. Des échecs successifs qui enveniment les relations entre les deux parties (Palais national et Primature). Ensuite vint la question des élections générales et le référendum sur la réforme constitutionnelle en particulier sur lesquels Joseph Jouthe et Jovenel Moïse étaient loin de s’entendre. Si le locataire de la Villa d’Accueil est plutôt favorable à l’organisation des élections générales au cours de cette année et reste partisan d’un départ du Président le 7 février 2021, il était loin de partager l’enthousiasme et le volontarisme de celui-ci sur la question du référendum populaire sans un accord avec le reste de la Communauté nationale. On peut même affirmer que cette affaire de référendum est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase entre les deux hommes tant ils ne partageaient guère le même point de vue sur le sujet.
En pensant un temps pouvoir faire changer d’avis le Président de la République sur le référendum qui sème davantage de zizanies au sein de la société haïtienne tant ce projet constitutionnel divise les familles haïtiennes, Jouthe finit pas se rendre à l’évidence que rien ni personne, en tout cas, pas lui, ne peut faire reculer le chef de l’Etat et son équipe sur cette question. Alors que les débats deviennent de plus en plus violents et de plus en plus sectaires, sans parler des différentes prises de position contre le référendum par des personnalités et autres notables de la vie politique et sociale du pays, Joseph Jouthe a fini par conclure qu’il était temps de rendre son tablier avant qu’il ne soit trop tard. D’où sa « fuite », selon un proche du Président qui croit que l’ex-Premier ministre s’est laissé manipuler par l’opposition tout en lui reprochant une « forme de lâcheté » voire de « trahison ». D’après ce membre de l’équipe présidentielle, Joseph Jouthe n’a pas la carrure ni l’étoffe d’un Homme d’Etat. Il abandonne le navire à quelques encablures seulement du port d’attache. C’est-à-dire au moment où les passagers comptent sur lui pour célébrer ensemble la réussite d’une traversée mouvementée.
Mais les partisans de l’ancien chef du gouvernement font une toute autre lecture de la démission de leur champion. Selon certains, Joseph Jouthe aurait dû donner longtemps sa démission au Président Jovenel Moïse qui croit qu’avec le soutien de l’OEA et de l’ONU il peut réussir son passage en force avec son référendum contesté. D’autres, justement, pensent que celui qui a été désigné pour le remplacer, le ministre des Affaires Etrangères, Claude Joseph, est la preuve que le locataire du Palais national rentre dans cette stratégie du passage en force. En effet, et cela a été une autre surprise pour les oppositions, le même soir de la démission de Jouthe, le Président de la République lui avait trouvé un successeur. Par un tweet comme cela est devenu pratiquement la règle aujourd’hui dans la gouvernance de certains Etats, le Palais a rapidement réagi « La démission du Gouvernement que j’ai acceptée permettra d’adresser le problème criant de l’insécurité et poursuivre les discussions en vue de dégager le consensus nécessaire à la stabilité politique et institutionnelle de notre pays. Le ministre Claude Joseph est nommé PM a.i » pouvait-on lire une heure plus tard.
La rapidité à laquelle la présidence a comblé le vide gouvernemental à de quoi interloquer et dérouter certains. Tout s’est joué dans une extrême urgence comme si le scénario avait été écrit bien avant l’annonce de la démission faite par l’intéressé lui-même. Etant, certes, un non événement en Haïti dans ce contexte où tous les acteurs semblent être à côté de la réalité que vivent les Haïtiens au quotidien, on peut tout de même s’interroger sur la rapidité du dénouement de ce qui aurait pu être l’objet d’une crise institutionnelle à l’intérieur d’une crise politique à l’approche de son apogée avec le référendum annoncé. Jovenel Moïse a joué au plus pressé et a pu étouffer dans l’œuf une décision qui, vue de loin, apparaît comme une simple démission mais compte tenu de la conjoncture politique aurait pu se transformer en catastrophe politique pour lui.
Le choix de Claude Joseph que tout le monde considère comme son « joker », vu que celui-ci s’était longtemps imposé comme une pièce maitresse du dispositif gouvernemental par ses prises de positions en faveur de toutes les initiatives du Président, peut être considéré comme un gage à la Communauté internationale mais aussi démontrer sa détermination à poursuivre son projet de référendum jusqu’au bout. On sait que l’ancien ministre des Affaires Etrangères dont on avait déjà souligné qu’il prenait de plus en plus de place au sein de l’Administration de Moïse est un fervent partisan de la réforme constitutionnelle et par conséquent soutient à fond le référendum populaire prévu pour le 27 juin 2021. Celui qui vient d’être gratifié pour sa cohérence, son implication et sa fidélité au pouvoir Tèt Kalé n’a jamais raté une occasion pour vendre auprès des partenaires étrangers d’Haïti le bien-fondé d’une nouvelle Constitution.
Washington a très vite réagi en exprimant son soutien et le support du gouvernement américain au nouveau patron de la Primature.
Rappelez-vous, en tant que ministre des Affaires Etrangères, Dr Claude Joseph avait demandé à l’ensemble des diplomates haïtiens en poste à l’étranger de partir presque en pèlerinage auprès des Chancelleries des pays où ils sont accrédités pour expliquer la politique et la volonté du Président Jovenel Moïse de porter une réforme constitutionnelle en vue de la stabilité politique du pays. Le choix du Dr Claude Joseph est donc logique pour la présidence haïtienne qui, dans ces moments incertains, doit pouvoir compter sur des collaborateurs sûrs capables de l’aider à vendre son projet qui, le moins que l’on puisse dire, est loin de faire l’unanimité. D’ailleurs, certains estiment même que le départ de Joseph Jouthe de la Primature pourrait être une occasion pour le pouvoir d’ouvrir de nouveaux chantiers en vue d’entamer le dialogue tant recherché mais redouté par le Président Moïse. Selon eux, l’arrivée de ce ministre zélé à la tête du gouvernement pourrait servir doublement le pouvoir. (1) Renforcer ses relations avec la Communauté internationale où Dr Claude Joseph est bien vu surtout aux Nations Unies (ONU) et à l’Organisation des Etats Américains (OEA).
(2) Permettre au nouveau Premier ministre, vu la confiance qu’il a auprès du Président de la République, d’approcher en toute quiétude les oppositions dans le cadre d’un dialogue franc sur les questions relatives au processus électoral en général y compris sur la problématique du Conseil Electoral Provisoire (CEP) non reconnu par l’opposition et la question du référendum en particulier. En tout cas, sur le plan diplomatique, la nomination du nouveau Premier ministre paraît être bien acceptée par les supports internationaux du pouvoir en place à Port-au-Prince. Comme nous le disions plus haut, l’arrivée du Dr Claude Joseph semble avoir été négociée avant même la démission officielle de Joseph Jouthe. Puisque, quelques heures seulement après la nomination du chef de la diplomatie haïtienne à la Villa d’Accueil, Washington a très vite réagi en exprimant son soutien et le support du gouvernement américain au nouveau patron de la Primature.
Dans un tweet, Julie Chung, Assistante Secrétaire du Département d’Etat américain (Ministère Affaires Etrangères) a fait savoir que «Les États-Unis envisagent de poursuivre leur coopération avec le Premier ministre intérimaire Claude joseph, le Gouvernement haïtien et tous les acteurs haïtiens et les partenaires internationaux travaillant à la tenue d’élections législatives et présidentielle libres et équitables en 2021 ». Certes, les autorités de Washington, comme d’habitude, n’ont pas fait allusion au référendum en cours de préparation, mais elles démontrent que le changement de Premier ministre n’est pas un obstacle à ce qui demeure la priorité numéro « Un » pour la Communauté internationale en Haïti : les élections générales cette année. Il reste au Président Jovenel Moïse de prouver qu’en changeant de Premier ministre, son objectif n’est pas seulement de gagner du temps à la tête du pays. Mais bien un moyen de se rapprocher des oppositions qui, le moins que l’on puisse dire aujourd’hui, ne croient pas du tout que ce changement servirait à un mécanisme pouvant leur donner confiance en vue de les ramener à s’asseoir autour d’une table avec lui. En clair, Claude Joseph ne servirait pas à grand-chose. Un autre coup pour rien dans ce qui ressemble de plus en plus à une tragédie séculaire qu’une réelle crise politique contemporaine.
C.C