Deux cent cinquante ans après la naissance de Beethoven, nous lui rendons hommage avec cet article écrit par Alan Woods en 2006.
La Cinquième symphonie
Une flamme révolutionnaire anime chaque mesure des symphonies de Beethoven, en particulier la Cinquième. Ses premières mesures, qui sont très connues, ont été comparées au Destin frappant à la porte. Ces coups de marteau constituent peut-être l’ouverture la plus saisissante de l’histoire de la musique (écouter). Le chef d’orchestre Nikolaus Harnancourt, dont les enregistrements des symphonies de Beethoven sont une grande réussite, disait de la Cinquième : « Ce n’est pas de la musique ; c’est de l’agitation politique. Il nous dit : ce monde n’est pas bon. Changeons-le ! Allons-y ! » Un autre chef d’orchestre et musicologue célèbre, John Elliot Gardener, a découvert que les principaux thèmes de cette symphonie reposent sur des chants révolutionnaires français.
C’est la première symphonie qui réalise de façon systématique une progression de la tonalité mineure à la tonalité majeure. Bien que cette transition ait déjà été accomplie, avant Beethoven, l’irrésistible progression du mineur au majeur, son développement dialectique, dans la Cinquième, n’a pas de précédent. Comme la révolution elle-même, la lutte qui s’y déroule passe par toute une série de phases : l’offensive monumentale qui balaye tout sur son passage, les moments d’indécision et de désespoir – et l’apogée finale et triomphale.
Le message central de la Cinquième est la lutte contre l’adversité. Comme nous l’avons dit, les racines de cette symphonie plongent profondément dans la Révolution française. Cependant, son message ne dépend de cette association. Il peut être communiqué à différentes personnes, dans différentes circonstances. Mais le message est toujours le même : il faut se battre et ne jamais se rendre ! A la fin, nous sommes sûrs de vaincre !
Du vivant de Beethoven, les Allemands qui écoutaient cette symphonie y puisaient l’inspiration pour se battre contre les Français qui occupaient leur terre natale. Pendant la deuxième guerre mondiale, les premières mesures étaient utilisées pour mobiliser les Français contre les occupants allemands. Ainsi, la grande musique traverse les siècles et continue de nous émouvoir longtemps après l’époque de sa création, qui se perd dans les brumes du temps.
Egmont
Le seul opéra de Beethoven, Fidelio, s’intitula d’abord Leonora. Une femme en était la figure centrale. Leonora fut écrit en 1805, lorsque l’armée française, victorieuse, est entrée dans Vienne. Lors de la première représentation, le public était essentiellement composé d’officiers français et de leurs femmes. Comme l’Héroïque, cet opéra avait des tonalités clairement révolutionnaires, en particulier le célèbre chœur des prisonniers. Les prisonniers politiques qui émergent lentement de l’obscurité de leur donjon chantent un chœur émouvant : « Oh quelle joie de respirer l’air frais… » C’est une véritable ode à la liberté – qui est un leitmotiv du travail et de la pensée de Beethoven.
Les Pays-Bas languissaient alors sous la botte du despotisme espagnol.
De même, la musique de scène Egmont, dont le sujet se rattache à la révolte des Pays-Bas contre l’oppression de l’Espagne, contient un message révolutionnaire explicite. L’Egmont historique était un noble flamand du XVIe siècle. Les Pays-Bas languissaient alors sous la botte du despotisme espagnol. Soldat doué et courageux, Egmont se battait du côté espagnol dans les guerres de Charles Quint, et fut même nommé gouverneur de Flandre par les Espagnols. Mais en dépit de ses services à la Couronne d’Espagne, il fut soupçonné de duplicité et décapité le 5 juin 1568, à Bruxelles.
Beethoven a connu l’histoire d’Edmont à travers la tragédie du même nom que Goethe avait écrite, en 1788, un an avant la Révolution française. L’homme dont la statue trône à Bruxelles y est présenté comme un héros de la guerre de libération nationale des Pays-Bas contre l’Espagne. Beethoven met en musique la pièce de Goethe. Il voyait dans Egmont un symbole de la lutte révolutionnaire contre toutes les tyrannies – quelqu’en soit le lieu et l’époque. En plaçant l’action de son Egmont au XVIe siècle, Beethoven pouvait échapper à l’accusation de subversion. Mais ce chef d’œuvre était bel et bien subversif.
Aujourd’hui, seule l’ouverture d’Egmont est bien connue (écouter). C’est dommage, car le reste de l’œuvre contient d’autres passages magnifiques. Le discours final d’Egmont, qui marche calmement vers la mort, dénonce la tyrannie et appelle courageusement le peuple à se révolter – et à mourir, si nécessaire – pour la cause de la liberté. Puis la Symphonie de la Victoire termine l’œuvre sur un feu d’artifice musical. Mais comment une tragédie peut-elle se terminer sur une telle note ? Comment peut-on parler de victoire lorsque le dirigeant d’une révolte est exécuté ? Ce détail résume à lui seul le tempérament de Beethoven. Nous avons affaire à un incorrigible optimiste, un homme qui refuse d’admettre la défaite, qui a une confiance sans limite en l’humanité. Dans cette musique magnifique, il nous dit : qu’importe le nombre de défaites, le nombre de héros qui périssent, le nombre de fois où nous sommes jetés à terre – nous nous relèverons toujours ! On ne pourra jamais nous vaincre, on ne pourra vaincre nos cœurs et nos esprits ! Cette musique exprime l’esprit immortel de la révolution.
La traversée du désert
L’optimisme révolutionnaire de Beethoven allait être soumis à rude épreuve. Bien que Napoléon eût restauré tous les apparats de l’Ancien Régime, la France napoléonienne n’en inspirait pas moins de peur et de haine à l’Europe monarchiste. Les couronnes d’Europe redoutaient la révolution même sous la forme dégénérée du Bonapartisme – exactement comme sera crainte et détestée, plus tard, la caricature stalinienne et bureaucratique de la révolution d’Octobre. Tous conspiraient contre la France, l’attaquaient, tentaient par tous les moyens de l’étouffer.
L’avancée des armées napoléoniennes, sur tous les fronts, donnait à cette peur et cette hostilité un contenu concret. Emmenés par l’Angleterre et ses réserves d’or illimitées, les régimes monarchistes jetaient toutes leurs forces contre la menace française. Cette période convulsive faite de guerres, de conquêtes et de luttes de libération nationale se prolongea pendant plus de dix ans, avec des flux et des reflux. Après avoir conquis pratiquement toute l’Europe continentale, la Grande Armée de Napoléon subit une grave défaite, en 1812, dans les déserts glacés de Russie. Affaibli par ce revers, Napoléon fut finalement battu à Waterloo par les forces anglo-prussiennes, en 1815.
L’année 1815 fut marquée par deux désastres, pour Beethoven – un sur l’arène mondiale, l’autre dans sa vie privée : la défaite de la France à Waterloo et la mort de son frère bien-aimé, Kasper. Profondément affecté par ce décès, Beethoven insista pour obtenir la garde du fils de Karl et se charger de son éducation. Cela provoqua un long et douloureux conflit avec la mère de l’enfant.
La contre-révolution monarchiste l’emportait sur toute la ligne. Le Congrès de Vienne (1814-15) remit les Bourbons sur le trône, en France. Metternich et le Tsar de Russie lancèrent une véritable croisade pour renverser les régimes progressistes, partout. Les révolutionnaires, les libéraux et les progressistes étaient pourchassés, emprisonnés, exécutés. On imposa une idéologie réactionnaire fondée sur la religion et la monarchie. Les monarchies d’Autriche et de Prusse dominaient l’Europe, appuyées par les baïonnettes de la Russie tsariste.
Il est vrai que dans des pays comme l’Allemagne, la guerre contre la France avait des éléments de guerre de libération nationale. Mais son issue était entièrement réactionnaire. C’est particulièrement clair dans le cas de l’Espagne. La domination étrangère y fut renversée par un mouvement national dont la principale composante était « la masse obscure » – la paysannerie opprimée, illettrée et manipulée par un clergé fanatique et réactionnaire. Sous le règne de Ferdinand VII, la réaction dominait en Espagne. La constitution libérale y fut balayée.
Les magnifiques peintures torturées de Goya, à la fin de sa vie, reflètent l’essence de cette période turbulente. Les peintures et les gravures de Goya sont un reflet vivant de son époque. Comme la musique de Beethoven, elles sont plus que de l’art. Ce sont des déclarations politiques, des protestations enflammées contre la réaction et l’obscurantisme. Comme pour souligner cette protestation, Goya quitta l’Espagne et le régime répressif du traître Ferdinand VII, son ancien protecteur. Goya n’était pas le seul à détester le monarque espagnol. Beethoven refusa de lui envoyer ses œuvres.
En 1814, alors que s’ouvrait le Congrès de Vienne, Beethoven était au sommet de sa carrière. Mais sa créativité fut affectée par la vague de réaction qui balayait l’Europe et enterrait les espoirs de toute une génération. En 1812, lorsque l’armée de Napoléon fut arrêtée aux portes de Moscou, Beethoven travaillait sur la Septième et la Huitième Symphonie. Puis, après 1815, silence. Il faudra attendre près d’une décennie avant qu’il n’écrive une nouvelle symphonie – la dernière et la plus grandiose.
Les années 1815-1820 virent un déclin brutal de la production musicale de Beethoven, comparée à l’énorme productivité de la période précédente. En cinq ans, il ne composa que six œuvres majeures, dont le cycle de lieder – des poèmes chantés – An die ferne Geliebte (« A la bien-aimée lointaine »), les dernières sonates pour piano et violoncelle, la 28e sonate pour piano et la magnifique sonate Hammerklavier, une œuvre pleine de dissonance et de contradictions – à l’image, sans doute, de la vie personnelle du compositeur.
Il était alors complètement sourd. On lit des histoires poignantes sur sa lutte pour entendre quelque chose de ses propres compositions. Elles avaient un caractère toujours plus contemplatif et introverti. Le mouvement lent de la sonate Hammerklavier, par exemple, est ouvertement tragique, et reflète un sentiment de résignation (écouter). La surdité de Beethoven le condamnait à une affreuse solitude, qu’aggravaient de fréquentes périodes de difficultés matérielles. Il devenait toujours plus maussade et soupçonneux, ce qui renforçait encore son isolement.
Après la mort de son frère, il développa une obsession vis-à-vis de son neveu Karl, dont il voulait absolument assurer l’éducation. Il utilisa ses relations pour obtenir la charge de l’enfant, et refusa toute visite à sa mère. Manquant d’expérience dans ce domaine, le compositeur traita l’enfant avec une sévérité et une rigidité excessives. En conséquence, Karl fit une tentative de suicide – un coup terrible, pour Beethoven. Les choses s’arrangèrent, par la suite, mais cette affaire n’apporta que souffrances à tout le monde.
Quelle était la raison de cette étrange obsession ? Malgré sa nature passionnée, Beethoven n’avait pas réussi à former une relation satisfaisante avec une femme. Il n’avait pas d’enfants. Il concentrait toutes ses émotions dans sa musique. L’humanité en bénéficiera éternellement, mais cela laissait un vide dans la vie personnelle de l’artiste. Plus tout jeune homme, sourd, esseulé et redoutant le naufrage de tous ses espoirs, il cherchait désespérément à combler ce vide, dans son âme.
Frustré dans la sphère politique, Beethoven se jeta dans ce qu’il imaginait être cette vie de famille qu’il n’avait jamais eue. Les révolutionnaires connaissent bien ce genre de situation. Alors qu’aux époques d’ascension révolutionnaire, les problèmes personnels et familiaux semblent n’avoir aucune importance, ils en acquièrent beaucoup plus dans les périodes de réaction, au point que certains militants abandonnent la lutte pour chercher refuge dans le cocon familial.
Il est vrai que cette affaire ne nous montre pas Beethoven sous son meilleur jour, et des esprits superficiels ont tenté de l’utiliser pour salir le nom de Beethoven. Mais comme le faisait remarquer Hegel, nul n’est un héros pour son valet, qui connaît tous les défauts, toutes les excentricités et tous les vices de son maître. Le valet peut critiquer ces défauts. Mais son champ de vision ne va pas au-delà de ces détails triviaux – ce qui explique pourquoi il ne sera jamais qu’un valet, et non un grand homme. Malgré tous ses défauts, Beethoven était l’un des plus grands hommes que l’histoire ait connus.
Isolement
Malgré tout, malgré cette longue période de réaction, Beethoven ne perdit jamais sa foi en l’avenir de l’humanité et la révolution. C’est devenu un lieu commun, aujourd’hui, que d’évoquer son grand humanisme. C’est exact, mais cela ne va pas assez loin. On ne peut placer Beethoven sur le même plan que des pacifistes et des vieilles dames bienveillantes qui consacrent un peu de leur temps à de « nobles causes ». Autrement dit, on ne peut placer un géant sur le même plan qu’un pygmée.
L’idéal de Beethoven n’était pas un vague humanisme qui souhaite que le monde soit meilleur – mais qui est incapable de s’élever au-dessus des complaintes impuissantes et des bonnes intentions pieuses. Beethoven n’était pas un humaniste bourgeois mais un militant républicain et un ardent défenseur de la Révolution Française. Il refusait de se soumettre à la réaction ambiante ou au statu quo. Il conserva cet esprit révolutionnaire jusqu’au bout. Cette détermination d’acier lui permit de supporter sans fléchir toutes les épreuves de la vie.
Il passa les neuf dernières années de sa vie dans la plus complète surdité. Il perdit ses plus chers amis, un par un. Désespérément seul, Beethoven en était réduit à communiquer par écrit. Il négligeait complètement son apparence, au point de ressembler à un clochard. Et pourtant, même dans ces circonstances tragiques, il travaillait à ses plus grands chefs d’œuvres.
Comme Goya dans sa période noire, il ne travaillait plus pour le public, mais pour lui-même. Il exprimait ses pensées les plus intimes. La musique de ses dernières années est le produit de la maturité. C’est une musique très profonde, qui transcende le romantisme et montre la voie vers notre monde torturé.
A cette époque, la musique de Beethoven n’était pas du tout à la mode. Elle allait contre l’esprit du temps. En période de réaction, le public ne demande pas de profondes idées. De même, plus tard, après la défaite de la Commune de Paris, les opérettes frivoles d’Offenbach faisaient fureur. La bourgeoisie parisienne voulait oublier la tempête révolutionnaire – et boire du champagne en se régalant des pitreries de chœurs féminins. Les airs joyeux mais superficiels d’Offenbach reflétaient parfaitement cet état d’esprit.
C’est à cette époque que Beethoven composa la Missa Solemnis, la Grande Fugue et les derniers Quatuors à corde (1824-26). Cette musique était très en avance sur son temps. Elle plongeait très profondément dans l’âme humaine. Elle était si extraordinairement originale que nombre des contemporains de Beethoven le croyaient devenu fou. Il n’y prêta pas la moindre attention. Il se moquait de l’opinion publique et ne faisait jamais mystère de ses propres jugements. C’était dangereux. Seul son statut de compositeur célèbre le préserva de la prison.
l’Autriche, à l’époque, était un des principaux centres de la réaction en Europe
N’oublions pas que l’Autriche, à l’époque, était un des principaux centres de la réaction en Europe. Comme la vie politique, la vie culturelle suffoquait. La police secrète de l’Empereur veillait à chaque coin de rue. La censure traquait toute activité potentiellement subversive. Dans ce contexte, les respectables bourgeois viennois ne voulaient pas écouter de la musique appelant à la lutte pour un monde meilleur. Ils préféraient se chatouiller l’oreille avec les opéras comiques de Rossini – un compositeur à la mode. La magnifique Missa Solemnis de Beethoven n’eut aucun succès.
Les tourments du compositeur se reflétèrent dans l’étrange composition connue sous le nom de Grande Fugue. C’est une musique profondément personnelle qui en dit long sur l’état d’esprit de Beethoven, à l’époque (écouter). C’est un monde de conflits, de contradictions irrésolues et de dissonances. Ce n’est pas ce que le public voulait entendre.
A suivre
La Riposte Socialiste 17 Décembre 2020