Dans la nuit du samedi 28 aux premières heures du dimanche 29 novembre 1987, on pouvait déjà entendre le cocorico lugubre des tirs nourris de rafales d’armes automatiques dans des quartiers populaires comme Carrefour Feuilles, Martissant, Bel-Air, Solino. Un nombre d’incidents regrettables, et des actes ciblés d’intimidations des macoutes quelques jours et même des heures avant le scrutin, étaient des signes visibles que le régime militaire n’allait pas garantir la sécurité des bureaux de vote et des électeurs. En dépit de ce climat hostile, le peuple, brave et optimiste, était décidé à se rendre aux urnes pour élire et placer sa confiance dans la classe des nouveaux dirigeants qui devrait prendre les destinées de la nation. Les membres du Conseil Électoral Provisoire, déterminés eux aussi à s’acquitter de leurs tâches, ont pu faire parvenir, en dépit des difficultés techniques et les moyens limités en termes de transportation, les matériels électoraux et bulletins dans les bureaux de vote dans les zones même les plus reculées du pays.
les nostalgiques duvaliéristes avec des militaires en civil ont frappé très fort.
Tôt dans la matinée du dimanche 29 novembre, la population était dans les rues pendant que d’autres étaient en ligne dans les bureaux de votes pour participer aux premières élections post Duvalier. Sur le visage des jeunes, se lisaient la détermination et la passion que cela procure d’aller remplir pour la première fois leur devoir civique et patriotique. D’un autre côté, les fidèles de différentes appartenances religieuses étaient encore à l’église attendant la fin de la messe dominicale pour pouvoir eux-mêmes aller à la messe électorale. Par prudence, une autre catégorie était restée chez elle, suivant à travers le reportage de certaines stations de radios, l’évolution du déroulement du processus, avant de sortir eux-mêmes pour aller jeter les premières pierres dans le processus démocratique et du même coup permettre au pays de démarrer sur la voie du changement et du progrès.
À travers des reporters, observateurs, experts et analystes commentant les élections, en grande partie, la communauté internationale était au grand rendez-vous pour couvrir les toutes premières élections de la période post-dictature. Pendant les vingt-neuf années des Duvalier, il y avait eu des élections dirigées et orientées pour élire des députés et magistrats. Elles étaient toujours organisées par le régime au profit des députés candidats de la grande famille dynastique duvaliériste. Les dernières élections sénatoriales et présidentielles remontaient alors à septembre 1957. Donc, avec les élections générales de novembre 1987 sous la direction d’un Conseil Électoral Provisoire indépendant, cet engouement de la presse internationale pour couvrir l’événement était compréhensible.
Quant aux journalistes et reporters haïtiens de la diaspora, eux aussi, ils étaient au rendez-vous pour couvrir après presque trente ans, les premières élections présidentielles et législatives de l’après-Duvalier. En un mot, la presse locale comme celle de l’internationale voulaient être témoins de ce grand événement historique.
Mais les forces de la dictature avaient d’autres plans macabres. Assurés de la complicité des membres du Conseil National de gouvernement des Forces Armées d’Haïti en l’occurrence le Lieutenant-général Henry Namphy et spécialement du ministre de l’Intérieur, le Major-général William Régala, qui a failli à sa mission de garantir la sécurité sur tout le territoire comme il était conclu, les nostalgiques duvaliéristes avec des militaires en civil ont frappé très fort. Montés à bord des voitures pick-up, avec des cagoules, munis de leurs armes automatiques de petit et grand calibre, machettes, ils blessaient et tuaient les votants dans les bureaux de vote. À l’école publique Argentine Bellegarde, á la ruelle Vaillant (du haut de Lalue), Port-au-Prince, les commandos composés de macoutes et militaires ont une fois de plus, endeuillé, ensanglanté la famille haïtienne. Ainsi se matérialisait ce que, dans les premiers jours du gouvernement de transition, redoutaient certains analystes et critiques : le refus pour le duvaliérisme sanguinaire d’accepter la marche évolutive de l’histoire, et une folie aveugle et destructrice de souiller la démocratie naissante d’une sorte de « duvaliérisme sans Duvalier. »
Ce massacre de la ruelle Vaillant a pratiquement inauguré l’ère des massacres sur le peuple haïtien pour étouffer ses aspirations populaires à un vrai chambardement du statu quo tout au long de cette période interminable de « transition démocratique ». Le 16 décembre 1990, les criminels, de la trempe de ceux qui ont produit la journée tragique du 29 novembre 1987, ne pouvant pas assassiner les électeurs dans les bureaux de vote, ont plus tard réalisé le coup d’État sanglant du 30 septembre de 1991 pour, comme leurs pères l’avaient fait au Pont Rouge le 17 octobre 1806, non seulement pour tuer, mais aussi pour assassiner le rêve de tout un peuple. Oui, avec la complicité des militaires de l’armée d’Haïti, les hommes du FRAPH ont massacré les pauvres dans les quartiers populaires pour leur faire payer leur insolence de croire à un changement démocratique dans ce pays.
N’étant pas rassasiés, au moment où le peuple célébrait les deux-cents ans de leur indépendance, les hommes de main du statu quo national et international ont encore tué. Ils ont tué pour destituer un président populaire. Ils ont tué pour garder les franchises douanières dans leurs poches. Ils ont tué pour accaparer encore plus les richesses du pays.
Et depuis, rien n’est stable dans le pays. Par le biais d’une démocratie sur mesure concoctée par l’Occident, ils organisent leurs propres élections pour les alliés incompétents, immoraux, corrompus et arrogants. Grâce à leurs « puppet », de Sweet Micky au « nèg bannann », chaque jour, marche par marche, le pays descend aux enfers. Ils continuent à distribuer des armes dans les quartiers populaires. En lieu et place des programmes sociaux dans les bidonvilles, à des fins politiques, ils distribuent de l’argent aux chefs de gangs. Et le résultat est palpable : massacres à La Saline, Carrefour, Pont-Rouge, Bel-Air etc. C’est tout un pays qui est en train d’être massacré par une horde satanique de « bandi legal. »
Avant, c’était Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère ou État failli, maintenant, « Haïti, c’est la Somalie, mais en Amérique ». Ils ont tout dit de ce pays. Mais, sans se rendre compte qu’ils sont aussi de véritables artisans, architectes infernaux de cette Somalie de l’Amérique. C’est le résultat de trente-trois ans d’expérimentations dans des laboratoires nationaux et internationaux qui a permis aux ennemis du peuple haïtien de construire un tel capharnaüm.
Si trente-trois ans après la Ruelle Vaillant, des tueurs continuent de massacrer à La Saline, à Carrefour feuilles, Pont-Rouge et plus récemment au Bel-Air tout en continuant d’échapper à la justice, tout simplement, on peut crier haut et fort que « l’État, c’est les bandi legal. »