Transition en Haïti, un dossier politique pour la CARICOM

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Négociations de la Caricom sur Haïti en présence d’Anthony Blinken sur la gouvernance de transition

(1re partie) 

Pour comprendre ce qui se joue depuis l’annonce officielle de la démission du Premier ministre Ariel Henry, le 11 mars 2024, depuis San Juan à Porto Rico, et que plus d’un mois après le pays est toujours sur pilotage automatique, il n’est pas sans intérêt de revenir sur l’attitude des acteurs de l’opposition, ceux détenant jalousement les rênes du pouvoir et la CARICOM qui entend réussir son premier grand coup politique sous l’impulsion des Etats-Unis d’Amérique.

En effet, dans le dossier haïtien, la Communauté des États de la Caraïbe ou Communauté Caribéenne, à travers son Groupe d’Éminentes Personnalités (GEP), n’entend certainement pas s’avouer vaincue. Après chaque échec dans les pourparlers que ces personnalités mènent avec les protagonistes de la crise haïtienne en vue de trouver un Accord sur la Transition, elles font preuve de persévérance dans leur mission et ayant toujours assez de ressources pour rebondir à chaque fois. C’est ce qu’elles avaient prouvé après l’échec de leur troisième mission en moins d’une année en Haïti.

Les trois émissaires de la CARICOM formant le GEP qui séjournaient du 8 au 14 novembre 2023 à Port-au-Prince sans arriver à organiser une séance plénière avec l’ensemble des acteurs de la Transition étaient revenus à la charge. Et de quelle manière ! Alors que tout le monde y compris les protagonistes de la crise s’attendaient à une pause le temps de poursuivre les discussions en petit comité, le GEP, composé des anciens Premiers ministres Dr Kenny D. Anthony (Sainte Lucie), Perry Christie (Bahamas) et Bruce Golding (Jamaïque), avait surpris toutes les parties en soumettant aux acteurs sociopolitiques pour examen une Proposition d’accord de sortie de crise. Les Éminentes Personnalités de la CARICOM avaient estimé que c’était là leur dernière offre, dans la mesure où le document qu’elles soumettaient à la discussion prenait en compte la quasi-totalité des propositions de tous les belligérants durant toutes les périodes des pourparlers. Lorsqu’on a lu et relu, en effet, cette Proposition d’Accord, l’on est stupéfait de découvrir les similitudes entre différents projets d’Accord qui ont été mis sur la table par l’ensemble des parties en conflit.

Certes, les Éminentes Personnalités de la Communauté caribéenne avaient apporté des ajouts et quelques correctifs dans les propositions susceptibles de retourner le cœur des plus radicaux des oppositions et du gouvernement. N’empêche, il faudra bien reconnaître que les émissaires avaient fait de leur mieux pour porter les acteurs à s’asseoir ensemble pour une fois. D’emblée, les Envoyés spéciaux de la CARICOM insistaient sur un point, celui portant à faire ressortir que cette Proposition ne vienne pas d’eux mais qu’il est le résultat ou le fruit de longues discussions avec les représentants de toutes les parties. « Au cours des cinq derniers mois, le Groupe de Personnalités Éminentes de la CARICOM (GPE), dans un cadre de respect mutuel, a eu des discussions intensives avec le Premier ministre d’Haïti, des Représentants des signataires du Consensus National pour une Transition inclusive et des élections transparentes, des Représentants de la Déclaration conjointe de Kingston, ainsi que des représentants de la Société civile, y compris les femmes, du Secteur privé et de la Communauté religieuse », notent-ils en forme d’introduction.

Premier ministre de la Transition, Ariel Henry, se trouvant actuellement en Californie sans qu’on ne connaisse son statut légal.

Or, à quelques exceptions près, aujourd’hui l’on retrouve presque tout ce beau monde dans le Conseil Présidentiel de Transition (CPT). A remarquer qu’ils n’ont pas cité nommément les signataires de l’Accord de Montana, ni le Front Uni pour une sortie de crise efficace et durable, ni le Collectif 30 janvier, etc. Il y a une raison à cela, voire plusieurs. Prenons-en deux. Premier point, même nous, en tant qu’observateur politique haïtien et qui suivons au jour le jour l’évolution des mouvements et structures politiques dans le paysage politique d’Haïti, on est parfois perdu. On a du mal, même à s’y retrouver. La confusion est totale et c’est cette sorte de cafouillage qui rend peu crédibles les dirigeants et leaders politiques haïtiens devant la Communauté internationale.

Ils n’arrivent pas à constituer de véritables forces politiques d’opposition, pas forcément unies, mais plus au moins identifiables. Le second point est encore plus critiquable. Les partis et organisations politiques et leurs dirigeants sont trop mouvants. Trop gazeux. Trop passe partout. Aujourd’hui, pas grand monde ou personne, à part les initiés, ne sait avec certitude quelle différence il y a entre le Front Uni, le Collectif 30 janvier, la Déclaration conjointe de Kingston, et l’Accord de Montana. Le problème vient du fait qu’on retrouve pratiquement les mêmes personnes dans tous ces regroupements. Des signataires de Montana au Front Uni, des membres de Front Uni à la Déclaration conjointe de Kingston ou encore des membres du Collectif 30 janvier naviguant aisément dans les eaux de Front Uni, un vrai méli-mélo politique dont le résultat ne fait qu’affaiblir leur potentialité et leur capacité à s’opposer efficacement au pouvoir qui est toujours en place en dépit des apparences.

Cette manque de cohérence idéologique et philosophique ne peut que profiter à l’équipe du Premier ministre démissionnaire qui, elle aussi, se construit autour d’un socle que rien ne lie sur le plan politique à part profiter de l’instant présent, c’est-à-dire, des avantages du pouvoir le temps qu’ils ont les commandes des leviers. Ainsi, si des têtes de pont comme l’Accord de Montana, Collectif 30 janvier et autres n’ont pas été clairement identifiés par les émissaires de la CARICOM dans le document proposé en guise d’Accord, cela est dû à l’éparpillement des personnalités et dirigeants de ces structures pourtant bien mieux organisées que la plupart de groupuscules qu’on retrouve un peu partout et qui font partie du Conseil Présidentiel de Transition que la CARICOM essaie de mettre en place depuis plus d’un mois. Revenons à la Proposition d’accord remise aux acteurs politiques et de la Société civile qui devait produire, à n’en pas douter, d’intenses débats dans le milieu politique.

Regardons quelques-unes de ces propositions. Comme on l’a dit plus haut, reprenant l’essentiel des dernières propositions de l’Accord de Montana, naturellement avec quelques nuances, les Éminentes Personnalités de la CARICOM voulaient être pragmatiques et consensuelles. Pour faire simple, on a souligné pour vous les six principaux points du texte soumis aux discussions. Les émissaires proposaient : (1) Une Transition de 18 mois à compter de la signature de l’Accord et de l’entrée en fonction de la nouvelle équipe. (2) Un Conseil de Transition (CT) de 7 membres avec des pouvoirs présidentiels donc un chef de l’Exécutif. (3) Que le Premier ministre Ariel Henry reste à la Primature. (Les américains l’ont démissionné depuis). (4) Création d’un OCAG (Organisme de Contrôle de l’Action Gouvernementale). (5) Formation du Conseil Electoral Provisoire (CEP). (6) Création d’un Conseil National de Sécurité (CNS). Maintenant, voyons dans les faits comment devrait appliquer ce nouvel organigramme et le rôle de chacun de ces organismes selon la compréhension des Éminentes Personnalités de la CARICOM, sans que personne ne doute un instant de l’assentiment de Washington.

Les trois émissaires de la CARICOM formant le Groupe des Éminentes Personnalités de la Communauté caribéenne (GEP), composé des anciens Premiers ministres Dr Kenny D. Anthony (Sainte Lucie), Perry Christie (Bahamas) et Bruce Golding (Jamaïque)

Selon le document, pour être efficace, la durée de la Transition ne peut pas être moins que 18 mois. D’ailleurs, selon les émissaires, c’était aussi l’avis de la majorité des acteurs haïtiens. C’est le temps nécessaire, estiment les concepteurs du projet, pour être réaliste. Elle prendra effet dès la signature de l’Accord par l’ensemble des protagonistes de la Transition. Rappelons que c’est en effet la durée que proposa l’Accord de Montana avec son Collège présidentiel (CP) mais avec une prolongation pouvant aller jusqu’à 24 mois, pas plus. D’après le document soumis pour examen, le Conseil de Transition (CT) de 7 membres remplacera l’actuel Haut Conseil de la Transition (HCT) de 3 membres que préside Mirlande H. Manigat. Ce Conseil de Transition deviendra, en fait, le Pouvoir exécutif en binôme avec le Premier ministre afin de garder l’esprit et le caractère constitutionnel du pouvoir. « Le Conseil de Transition sera composé de sept (7) membres, dont quatre (4) issus des partis politiques, un (1) du Secteur privé, un (1) du Secteur religieux et un (1) de la Société civile. Le Conseil de Transition sera doté de pouvoirs présidentiels dans la mesure où cela est possible, conformément aux normes et à l’esprit de la Constitution. 

Il contribue à garantir la bonne gouvernance en travaillant en collaboration avec le Premier ministre et le Conseil des ministres pendant la période de Transition pour assurer l’amélioration des conditions socio-économiques de la population, la fourniture de la sécurité et des services de base, la protection des droits de l’homme et la promotion de la règle de loi et de la responsabilité, les réformes et la création d’un environnement politique favorable à l’organisation et au déroulement des élections le plus tôt possible. Le Conseil de Transition ainsi formé assure l’existence d’un exécutif bicéphale conforme aux normes et à l’esprit de la Constitution. Ces pouvoirs exécutifs comprendront : contresigner avec les membres du gouvernement les arrêtés et les décrets ainsi que l’ordre du jour du Conseil des ministres; nommer un Conseil Électoral Provisoire (CEP) dans l’esprit de l’article 289 de la Constitution et fixer la date des élections sur la base de l’avis technique du CEP, qui sera ensuite publié dans Le Moniteur; présider le Conseil National de Sécurité (CNS).

En collaboration avec le Premier ministre, définir et établir un Gouvernement d’entente nationale, mettant l’accent sur l’inclusion. Le Conseil de Transition fonctionnera de manière collégiale sous la direction d’un Président désigné par ses membres. Il exerce un contrôle sur les domaines stratégiques d’action prioritaire du gouvernement de Transition : la bonne gouvernance, le rétablissement de la sécurité, la tenue d’élections libres, équitables et inclusives, l’aide humanitaire, la relance économique et la réforme constitutionnelle et institutionnelle. » Comme on peut le voir, ce Conseil de Transition – aujourd’hui appelé Conseil Présidentiel – était déjà prévu pour être le véritable chef du Pouvoir Exécutif même si ces sept (7) membres devraient partager les prérogatives de l’Exécutif avec le chef du gouvernement. Quand on lit les propositions de Montana qui a toujours opté pour un Exécutif bicéphale, l’on est pratiquement dans les mêmes schémas institutionnels de ce qu’avaient proposé les émissaires. La seule différence, Montana avait expliqué les mécanismes selon lesquels les membres du Collège présidentiel de cinq (5) membres pourraient être nommés.

En revanche, la CARICOM était en total désaccord avec la plupart des regroupements politiques sur le maintien ou non de l’ex-occupant de la Primature à la tête du Gouvernement d’Entente Nationale de cette Transition nouvelle formule. « Pendant cette Transition, le Premier ministre Ariel Henry reste à la Primature » proposaient les émissaires. C’était vraiment un gros point d’achoppement avec une très grande partie des oppositions et la quasi-totalité de la population qui ne jurèrent que par la démission du chef de la Transition. Si les discussions allaient être plus hardies entre les Éminentes Personnalités et les protagonistes haïtiens, en tout cas, entre des dirigeants qui prônaient le départ d’Ariel Henry, notamment, Dr Claude Joseph dirigeant de EDE et dans une certaine mesure le Président du PHTK Line Balthazar, c’était sur ce point crucial : maintien ou départ d’Ariel Henry. En ce qui concerne l’organe de contrôle des actes et actions du Pouvoir exécutif, dans l’ensemble les émissaires n’avaient pas été très loin pour définir ses prérogatives vis-à-vis de la société.

Ils avaient pratiquement fait un copier/coller de ce qu’avaient déjà proposé diverses organisations et structures politiques, entre autres, les signataires de l’Accord du 21 décembre, c’est-à-dire, les amis du Dr Ariel Henry. En effet, la CARICOM avait prévu qu’il y ait différentes entités de la société dans cet organe de surveillance. « Le GEP propose la formation de l’Organisme de Contrôle de l’Action Gouvernementale (OCAG) pour garantir que les règles et procédures administratives soient strictement appliquées et qu’il y ait une transparence dans la prise de décision et les actions du gouvernement. Il sera composé de 15 Représentants d’organisations de la Société civile, d’associations socioprofessionnelles et d’associations régionales représentatives de la société haïtienne incluant les femmes et les jeunes, tous nommés par le Conseil de Transition. » Pour ce qui est du Cabinet ministériel, le Groupe d’Éminentes Personnalités n’avait point oublié de spécifier les modalités pour former ce gouvernement qui, selon elles, devrait être un Gouvernement d’Entente Nationale.

Pour y arriver, la CARICOM préconise la convergence de différentes entités : « Le Premier ministre, le Conseil de Transition, les signataires de l’Accord du 21 décembre, de la Déclaration conjointe de Kingston et des acteurs de la Société civile travailleront conjointement pour mettre en place le gouvernement. » Dans la foulée, le GEP, avait suggéré que les nouvelles autorités de la Transition reprennent le projet constitutionnel du feu Président Jovenel Moïse. Le document prévoit que le « Conseil de Transition procédera à la nomination d’une Commission de Réforme Constitutionnelle. » Pour les deux autres points abordés ici, le consensus devrait être trouvé facilement s’agissant de la formation du CEP et la création d’un nouvel organe étatique relatif à la sécurité publique et de la population. Les énoncés ne sont pas contraires à ce que proposent déjà plusieurs formations et partis politiques des oppositions avec seulement une petite nouveauté, l’arrivée des jeunes au sein du CEP. On peut lire, en effet, « Un Conseil Électoral Provisoire (CEP) sera nommé par le Conseil de Transition en consultation avec le Premier ministre, guidé par la lettre et l’esprit de la Constitution. Il doit y avoir au moins trois (3) femmes parmi les neuf (9) membres sélectionnés ainsi qu’un représentant des jeunes au Conseil.

Le Conseil aura pour objectif majeur l’élaboration d’une feuille de route électorale détaillée pour l’organisation d’élections générales visant à renouveler les institutions politiques du gouvernement. »

Il reste la question de la sécurité du pays et la protection de la population qui sont des sujets majeurs et récurrents de ces dernières années surtout depuis l’installation du Premier ministre de la Transition, Ariel Henry, se trouvant actuellement en Californie sans qu’on ne connaisse son statut légal. C’était un point important dans les Propositions de la CARICOM. Rares, en effet, sont les propositions des différentes entités socio-politiques haïtiennes faisant état de la création d’un organe pouvant s’occuper exclusivement de la sécurité sur le territoire national. Certes, les protagonistes soulignent toujours la nécessité et l’urgence de rétablir la paix et la sécurité dans le pays. Mais, jamais ils n’ont posé le besoin pour l’Etat d’avoir un organisme capable de faire des diagnostics et aussi de proposer des solutions fiables et réalistes pour combattre l’insécurité, les gangs et de sécuriser la population.

Avec cette proposition de création d’un Conseil National de Sécurité (CNS), la CARICOM veut innover et doter le Pouvoir public haïtien d’un outil capable de l’aider à trouver des solutions aux problèmes d’insécurité et de sûreté. Le document propose la « Mise en place d’un Conseil National de Sécurité (CNS) pour renforcer la sécurité des citoyens ; la formulation d’un plan de sécurité nationale ; la préparation des modalités de coopération en matière de sécurité en ce qui concerne l’assistance internationale en sécurité pour la Police Nationale d’Haïti et le suivi de la mise en œuvre de la résolution 2699 du Conseil de sécurité des Nations-Unies ; et la création d’un Comité de coordination et de surveillance pour surveiller la conduite et les opérations de la Mission Multinationale de Soutien à la Sécurité (MMSS).» Une option qu’on va retrouver comme l’une des conditions pour être accepté en tant que membre du Conseil Présidentiel de Transition.

Voilà une présentation sommaire de la proposition d’Accord que le Groupe d’Éminentes Personnalité de la CARICOM,  avait soumise, dans le cadre de leur mission, aux responsables politiques, acteurs de la Société civile,  Secteur d’affaires et Gouvernement afin de trouver une issue à la crise sociopolitique et sécuritaire dans laquelle s’enfonce le pays depuis bientôt trois longues années. La Communauté des Caraïbes leur avait donné deux semaines pour examiner le document et soumettre leurs toutes dernières suggestions. Elle soulignait, par ailleurs, que ces propositions prenaient en considération la position des différentes parties en conflit politique dans le pays depuis ces dernières années. Entretemps, si avec la démission officielle d’Ariel Henry, les choses ont beaucoup évolué, n’empêche que celui-ci, à travers son gouvernement démissionnaire à Port-au-Prince, fait de  la résistance.

(A suivre)

 

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