Sur le Duvaliérisme (2)

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La journaliste Yvonne Hakim Rimpel fut enlevée, emmenée dans un raje, à Delmas, et torturée.

Une fois la guerre de Corée terminée, les grands pays capitalistes – et en particulier les États-Unis, principal importateur – ayant besoin de beaucoup moins de matières premières, les prix de celles-ci chutèrent sur le marché mondial. Par voie de conséquence, une crise économique s’installa de notre pays.

L’oligarchie traditionnelle, principal soutien du régime de Paul Eugène Magloire, vit ses revenus baisser, par suite de la baisse des prix des produits qu’elle exportait. Elle acheta moins. Les revenus des paysans producteurs, déjà passablement bas, baissèrent encore. La misère, déjà endémique, empira. Les quelques entreprises présentes sur le terrain, vendant moins, employèrent moins de bras. Le chômage dans les villes empira aussi, avec les conséquences négatives que l’on devine.

En particulier, la stabilité économique relative qui avait marqué la plus grande partie du « règne » de Magloire fit place à son contraire, notamment au niveau politique. Le mécontentement augmenta, même dans l’oligarchie. Des voix se firent entendre, demandant que le Président s’en aille. Et comme son mandat devait s’achever en décembre 1956, un mouvement s’organisa, pour éviter que Magloire ne fasse ce que font traditionnellement nos présidents : comploter pour obtenir, par tous les moyens, avouables ou inavouables, un nouveau mandat ; et pour que soient organisées des élections « libres, honnêtes et sincères ».

Le président, conformément à la tradition, essaya de se maintenir au pouvoir. Il recourut finalement au stratagème suivant : comme il était général, il voulut quitter le poste de président tout en restant commandant en chef de l’armée. Ceci lui avait été conseillé par un de ses ministres, Edner Séjour Laurent (selon le témoignage de Séjour lui-même à Ghislaine Charlier, des années plus tard, à Montréal).

Évidemment, tout le monde vit clair dans le jeu de Kanson Fè (surnom de Magloire, qui veut dire « pantalon de fer », et non « caleçon de fer », comme s’obstinent à le traduire certains étrangers).  Des oligarques, des politiciens et des syndicalistes s’allièrent pour organiser une grève du commerce. Magloire dut s’incliner, et partit pour l’exil, avec en poche (ou plutôt en banque) la coquette somme de 40 millions de dollars verts, à ce que dit la rumeur. Tout le monde fut scandalisé de ce « pillage des deniers publics ». Une chanson populaire fit bientôt rage partout : Fòl jije (Il faut qu’il soit jugé).

L’on n’avait, hélas, encore rien vu. Les deux Duvalier et leur équipe solide allaient faire bien mieux, ou bien pire, selon que vous soyez du bon ou du mauvais côté du cocomacaque. La sagesse populaire québécoise affirme, non sans raison, que dans le pire, il y a encore plus pire… Nous n’avions pas fini d’en voir. De vertes et de pas mûres, s’entend.

La petite histoire affirme que ce furent les officiers les plus proches de Magloire, que l’on surnommait la petite Junte, et qu’il avait gâtés-choyés, qui allèrent lui dire qu’il devait s’embarquer. Qui donc a dit qu’en politique, la reconnaissance est une lâcheté ? Ce type avait certainement compris deux ou trois trucs…

Magloire expédié, la campagne électorale, qui avait commencé anba chal sous son règne, éclata au grand jour. Il y avait en lice quatre candidats crédibles : Clément Jumelle, l’ancien ministre des Finances de Magloire, qui passait pour compétent, mais aussi dwèt long siperyè. Autrement dit, en administrant le Trésor public, il n’avait pas dédaigné de se servir. Louis Déjoie, riche industriel, ancien sénateur, très populaire dans la région des Cayes, où il avait son entreprise. Membre à part entière de l’oligarchie traditionnelle, mais d’abord agréable, sans la morgue trop répandue des membres de sa classe. Homme à femmes, si vous voulez tout savoir. Le troisième était Pierre Eustache Daniel Fignolé, l’idole des pauvres, politicien anticommuniste, mais progressiste : sous Estimé, il avait fait porter le salaire minimum journalier, alors à 1,50 Gourde, à 3,50 Gourdes. Ce n’était pas rien. Excellent orateur, il pouvait mettre une foule dans la rue en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. L’oligarchie, par conséquent, le craignait et le détestait. Le quatrième, bien sûr, n’était autre que François Duvalier…

Médecin, il avait participé à la campagne de suppression du pian, maladie qui éprouvait fort les paysans, et nos pauvres en général, car ceux qui en étaient atteints pouvaient difficilement marcher. Il avait longtemps travaillé avec les Américains. Indigéniste et noiriste, il était aussi profondé du vodou. Politicien depuis les années, il passait pour quelque peu sous-développé de l’étage supérieur : enbesil, disaient les mauvaises langues. Et sousou, ajoutaient certains. Ils ne pouvaient se tromper davantage, et certains, comme Antonio Vieux, l’imprimeur de l’Aperçu… d’Étienne Charlier et mon professeur de Français, le paieraient de leur vie.

Nous ne reviendrons pas sur les élections de 57, que j’ai déjà évoquées dans un précédent article. Je dirai simplement que Déjoie et Fignolé, les adversaires les plus dangereux de Duvalier, furent éliminés par ce dernier et son second, Antonio Thompson Kébreau, le premier le 25 mai 1957, et le second par les trois frères Beauvoir, puis le massacre des Fignolistes sur le Bel-Air, à La Saline, au Morne-à-Tuf et au Trou-Sable, autre exploit d’Antonio Thompson. En conséquence de quoi François Duvalier se vit propulsé au pouvoir par une sélection déguisée en élection, le 22 septembre, et investi le 22 octobre suivant. Manman pitit, mare ren w…

Duvalier ne s’était pas contenté de lire Le Prince, de Machiavel (un ouvrage qui, soit dit en passant, fut publié en 1537 – il y a 482 ans aujourd’hui, et que tout politicien n’ignore qu’à ses risques et périls) ; il avait probablement aussi longuement réfléchi aux voies et moyens de parvenir au pouvoir, et d’y rester, dans notre pays, étant données les particularités de la société et de la politique haïtiennes.

Il savait donc ce qu’il faisait. Et ce n’était guère le cas de ses adversaires…

Il commença par se débarrasser de ses ennemis déclarés. Puis il musela la Presse. A ce sujet, l’on se rappellera l’affaire Yvonne Hakim Rimpel. Cette journaliste fut enlevée, emmenée dans un raje, à Delmas, et torturée. L’un des tortionnaires alla jusqu’à introduire le canon de son arme dans le sexe de la dame. De mémoire d’homme, l’on n’avait jamais vu cela chez nous : traditionnellement, les femmes n’étaient ni emprisonnées, ni torturées pour raisons politiques. A plus forte raison, celles de familles connues.

Et ce n’était qu’un début : les principaux organes de presse furent réduits au silence, ou à l’auto-censure. Haïti-Miroir, le quotidien déjoyiste, fut mitraillé en pleine nuit ; son gardien dut se sauver en caleçon. L’Haïtien Libéré et Indépendance durent cesser de paraître. Le Nouvelliste et Le Matin coulèrent, à leur habitude, et purent échapper aux Cagoulards de Clément Barbot. Mais ils se transformèrent en chantres de la Révolution Duvaliériste…

Quelle révolution ?

Duvalier, dans certains cas, n’y alla pas de mainmorte avec des représentants de l’oligarchie. Il s’ensuivit que certains purent, de bonne foi, croire qu’il s’agissait d’une révolution.  D’ailleurs, il le dit lui-même plusieurs fois à certains interlocuteurs. Mais les observateurs attentifs purent noter qu’il ne touchait pas, ou fort peu, au pouvoir économique de l’oligarchie. Et lorsqu’il y touchait, ce n’était pas pour l’éliminer, mais pour partager. Évidemment, il sévissait lorsque l’on refusait le partage, ou lorsque celui-ci ne se faisait pas selon ses termes : ce fut le cas pour Clémard Joseph Charles, par exemple.

En dernière analyse,  Papa Doc, au pouvoir, représentait la classe moyenne en majorité Noire, la classe, comme l’on disait. Et cette classe ne voulait nullement une révolution, qui aurait signifié la destruction du pouvoir économique de l’oligarchie. Elle voulait simplement partager le gâteau. S’enrichir.

Et pour cela, il lui fallait chasser l’oligarchie du pouvoir politique et de la fonction publique, les deux mangeoires, tout en acceptant de lui laisser, pour l’essentiel, son pouvoir économique, en le partageant aussi dans nombre de cas. La classe voulait devenir classe dirigeante, et associée de la classe dominante.

C’est là, en dernière analyse, le sens du duvaliérisme. Il ne s’agissait pas de révolution, mais de partage du gâteau. Une simple querelle de gangsters au sujet du butin.

Et sous le successeur de Papa Doc, Jean-Claude Duvalier, les deux gangs se réconcilieraient officiellement par le mariage de Bébé Doc et de Michèle Bennett.  L’oligarchie, à cette occasion, proclamerait qu’elle était entrée par la grande porte, celle de l’Amour.

Le lecteur me pardonnera de rectifier : l’oligarchie était entrée par la petite porte, celle du derrière…

Au sujet de l’armée dite d’Haïti, je voudrais dire certaines choses :

Un ancien militaire m’a raconté que pendant les années 1940, un de ses collègues, alors lieutenant dans l’aviation, avait eu à juger une querelle entre une humble marchande et un caporal qui, selon elle, lui devait l’énorme somme de 13 gourdes, et refusait de casquer.

Selon mon interlocuteur, les preuves circonstancielles étaient en faveur de la marchande. Cependant, le lieutenant-juge lui donna tort, et le caporal n’eut pas à la rembourser.

Ultérieurement, mon ami fit remarquer à son collègue qu’il avait probablement mal jugé. Ce dernier lui rétorqua : Mon chè, ou pa janm dwe bay sivil rezon sou militè !

Le même lieutenant devait cependant se faire tuer fort bravement en juillet 1959, au cours du raid d’un commando mixte d’anciens officiers Haïtiens et de deputy-sheriffs de Dade County sur les Casernes Dessalines, qui fut à deux doigts de réussir, et occasionna la création d’un contrepoids à l’Armée, les Macoutes pour ne pas les nommer…

Autre anecdote : pendant la crise de 1946, Étienne Charlier fut arrêté, comme tant d’autres, et enfermé à la Caserne de Pétionville, sans avoir comparu par-devant aucun juge, naturellement. L’officier commandant à l’époque se nommait Pressoir Pierre, probablement lieutenant ou capitaine.

A un certain moment, Étienne eut besoin d’uriner. Il en informa le sous-officier de garde, qui se référa à son supérieur, Pressoir. Réaction de ce dernier : Di Chalye pou mwen si l bezwen k…, la k.. atè a, pou m fout fèl ranmase l ak dyòl li !

Ce fut un prisonnier de droit commun qui lui tendit un kwi pour lui permettre de se soulager. A noter que les « droit commun » ont souvent été fort charitables envers les prisonniers politiques. Max Charlier, qui fut emprisonné sous Bébé Doc, et laissé pour crever dans une cellule, après avoir reçu 250 coups de cocomacaque et un nombre indéterminé de coups de rigwaz, courtoisie d’Albert Pierre, dit Ti Boule, m’a confié que le support moral des « droit commun » fit pour lui la différence. Ti Blan, fòk ou kenbe wi, venaient-ils lui dire, gen moun ki renmen w isit… Il faut rappeler que le même Albert Pierre, fin 1985, devait faire battre des écolières sur la vulve (!!!) pour les punir de manifester contre Bébé Doc. Sa a, m pa janm tande l okenn lòt kote… Le monstre aurait mérité une solide corde de pite, mais je devais apprendre qu’il aurait atterri au Brésil. Tout comme Raoul Cédras fils, le pire massacreur que notre pays ait eu le malheur d’engendrer depuis Antonio Thompson, aurait trouvé refuge au Panama. Nous sommes beaucoup trop cléments envers nos criminels. Nos chefs d’État ont trop souvent usé et abusé du peloton d’exécution, certes, mais loger douze balles dans la peau d’un massacreur, ou d’un tortionnaire,  ou encore le pendre haut et court, en débarrasse la planète une fois pour toutes… Aux grands maux, les grands remèdes.

Les deux traits distinctifs de l’ancienne police militaire improprement baptisée armée étaient le mépris du civil et l’extrême brutalité. Et cela allait empirer sous Duvalier. Certains officiers passaient pour des maniaques du cocomacaque : par exemple, Édouard Guillot (ou Guillou), Jean Tassy, Daniel Beauvoir… D’autres étaient des assassins, purement et simplement : Sonny Borge (que Duvalier devait fusiller), Frank Romain… La famille Romain, par ailleurs fort honorable, n’a pas laissé un bon souvenir dans notre Histoire : ce fut un général Romain que Christophe chargea d’assassiner Capois-la-Mort, le Brave des braves. L’attentat eut lieu dans les fossés de Limonade. Lorsque Capois vit la meute de tueurs, il sut tout de suite à qui il avait affaire, et s’écria à l’adresse de Romain : Di jeneral Kristòf pou mwen li gen chans li fè ansasinen m. Pase si l pat fè sa, mwen ta fè l santi fòs bra mwen !

 

Un homme. Un vrai.

 

 

18 janvier 2019

 

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