(2e partie)
Dans le double partage des rôles qui se sont opérés au cours de ces dernières années en Haïti, il y a le rôle dévolu au Secteur d’affaires et bancaire, ce qu’on appelle par snobisme, l’élite économique d’Haïti. Paradoxalement, ce secteur joue un rôle de première importance dans la déstabilisation d’Haïti. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce sont les membres de cette caste économique, les fondateurs de l’oligarchie haïtienne, qui alimentent au su et au vu de tous les gouvernements et de la Communauté internationale – Etats-Unis, France et Canada- notamment, l’insécurité en Haïti. En rivalité perpétuelle, le secteur d’affaires haïtien finance et arme de multiples gangs armés rivaux pour s’en prendre aux intérêts économiques des supposés groupes concurrents. Ce n’est un secret pour personne, sinon un simple secret de polichinelle en Haïti et à l’étranger, chaque grand chef d’entreprise en Haïti dans la capitale comme dans les régions dispose d’un ou de plusieurs groupes armés pour défendre et protéger ses entreprises, ses investissements, donc ses intérêts.
Les Sherif Abdallah, Reynold Deeb et Gilbert Bigio qui viennent d’être sanctionnés par le gouvernement canadien dans le cadre de l’« Opération Mains Propres » en Haïti initiée par les Etats-Unis en partenariat avec le Canada ne sont, en vérité, que les parties ensoleillées de l’iceberg. Ils ne sont pas les seuls, loin de là ! Sans cette avalanche d’argents distribuée aux chefs des gangs par cette association de malfaiteurs que constituent ces oligarques, cette élite économique, il n’y aurait pas eu cette guerre des gangs dans le pays et dans la région métropolitaine de Port-au-Prince en particulier, bien entendu avec la complicité ou le laxisme des pouvoirs publics. Les milliers d’armes de guerre et leurs munitions circulant sur l’ensemble du territoire et dans des coins les plus reculés du pays d’où viennent-elles pour parvenir jusqu’aux membres de ces gangs qui n’ont jamais mis un pied dans la capitale ?
Étonnant non, quand on entend qu’une commune rurale comme Petite-Rivière de l’Artibonite, dépourvue de la moindre infrastructure et de service, se place parmi les communes les plus dangereuses de la République au même pied d’égalité que Croix-des-Bouquets, Port-au-Prince ou Pétion-Ville. Un comble ! C’est aussi ce secteur d’affaires ou économique, puisqu’ils sont liés, qui alimente les acteurs politiques en armement qui eux font le dispatching entre les différents groupes armés suivant leurs liens. On a pris soin de dire les acteurs politiques en les dissociant du gouvernement et des pouvoirs publics. Car, la grande majorité des leaders politiques dispose de sa propre entreprise de déstabilisation, même s’ils ne parviennent jamais à occuper une fonction publique, c’est-à-dire se faire élire à un poste de parlementaire, voire obtenir un poste de Ministre ou de Directeur d’une Administration publique. Pourtant, ces chefs politiques appartiennent soit aux oppositions soit ils sont proches du pouvoir établi et jouent un rôle primordial dans l’insécurité et la déstabilisation de la société haïtienne.
Puisqu’ils possèdent eux aussi leurs groupes armés prêts : tantôt pour défendre leur camp, tantôt se mettant en réserve dans l’éventualité d’une accession à une fonction à responsabilité dans le pays. Ils se mettent toujours en position d’attente. Ils ne sont jamais pris au dépourvu. Car, en Haïti, le vent politique tourne comme des girouettes. D’où la confusion de genres qu’on trouve dans ce pays mais pas seulement. C’est dans l’ensemble de ces Etats faillis où l’autorité de l’Etat est continuellement bafouée, la démocratie mise à l’index et l’ordre républicain mis en échec que les citoyens assistent à ces mêmes dérives. Personne en Haïti ne s’étonnera que chaque sénateur, député, ministre, Premier ministre jusqu’au Président de la République ne dispose de son propre gang. Des groupes armés non pas pour s’adonner exclusivement aux kidnappings ou ayant un projet pour détruire le pays mais en prévision de nouvelles élections, qu’importe la période. L’essentiel c’est d’être prêt et opérationnel à tout moment. Ce sont des groupes mis sous cloche en attendant l’appel du chef.
Sauf que, d’ici l’annonce et la mise en branle d’un hypothétique processus électoral jusqu’à son déroulement final, d’ordinaire assez long en Haïti, il faut bien alimenter ces groupes en armes, en munitions et en argents. C’est aussi un Pacte que ces élus ou futurs dirigeants signent avec le diable dans la mesure où il est difficile, sinon, impossible de se défaire de cet engrenage criminel. Il n’est point étonnant ni surprenant de voir les noms d’une série de grandes figures du paysage politique haïtien sur la liste que commencent à égrener les Etats-Unis et le Canada dans leur « Opération Mains Propres » en Haïti après avoir bénéficié sans nul doute des services de ces personnalités qui étaient ou qui sont toujours au cœur de la vie institutionnelle et politique haïtienne. A qui Washington va-t-il faire croire qu’il n’a jamais eu un Rapport de la part de l’un de ces anciens ou actuels parlementaires de premier plan ou membres très influents de différents Cabinets ministériels sur l’évolution de la situation socio-politique du pays ? A personne.
Sauf les naïfs ont pu penser que des parlementaires aussi influents et puissants à l’instar d’un Youri Latortue, ancien officier des Forces Armées d’Haïti (FADH), Cadre supérieur et instructeur de la PNH (Police Nationale d’Haïti) et qui fut le responsable du service de Sécurité du Premier ministre intérimaire, Gérard Latortue, dans les années 2004-2006, une période aussi troublée que mouvementée de l’Haïti contemporaine, n’ont jamais eu de contact, sinon des relations de travail, faut-il le dire, avec les Services de renseignements américains en Haïti. D’ailleurs, ce n’est pas étonnant si pour justifier les sanctions prises à l’encontre de Youri Latortue, l’ambassadeur américain en Haïti, Eric Stromayer, a simplement déclaré « Les Etats-Unis ont des dossiers très complets sur Youri Latortue » ce qui, naturellement, est une évidence. Mais alors pourquoi avoir attendu si longtemps pour mettre hors d’état de nuire l’ex-Président de l’Assemblée Nationale qui a toujours été omniprésent dans la vie politique haïtienne ces vingt dernières années ? Alors même que son nom est très souvent cité, certes sans preuve, dans des dossiers sensibles liés au trafic de stupéfiants et de connexions avec des groupes armés dans son fief du département de l’Artibonite.
Chef de parti politique, sénateur de la République, Président du Sénat et Président de plusieurs Commissions d’enquêtes sur la corruption et notamment sur le dossier PetroCaribe, Youri Latortue se passe de présentation. Il est un visage et un nom du microcosme politique haïtien et même au-delà des mers d’Haïti depuis les années 2000. Ce portrait est tout aussi adapté à la personnalité de l’animal politique qu’est Joseph Lambert. Plusieurs fois sénateur de la République et encore aujourd’hui Président de la Haute Assemblée, l’homme tout puissant du département du Sud-Est, faiseur de « Présidents » depuis des décennies en Haïti, on ne présente plus Joseph Lambert qui demeure l’un des vieux routiers de la classe politique de ce pays. Ami de longue date des Etats-Unis et du Canada qui ont toujours couvert toutes ses entrées et sorties du territoire soit en passant par la République dominicaine soit directement en provenance de leurs frontières aériennes.
Alors, pourquoi et à quelle fin les Américains et les Canadiens jouent-ils à ce jeu en annonçant avec fracas que « Joseph Lambert et Youri Latortue ont abusé de leurs fonctions officielles pour mener des trafics de drogue et ont collaboré avec des réseaux criminels et de gangs pour saper l’Etat de droit en Haïti. Comme Lambert, Latortue a également été longtemps impliqué dans des activités de trafic de drogue. Latortue s’est engagé dans le trafic de cocaïne de la Colombie vers Haïti et a ordonné à d’autres de se livrer à la violence en son nom. C’est la raison pour laquelle, en dehors d’autres mesures à venir ou qui ont déjà été prises, le vendredi 4 novembre 2022, l’OFAC (Office of Foreign Assets Control) du Département américain du Trésor a désigné Joseph Lambert et Youri Latortue pour s’être livrés ou avoir tenté de se livrer à des activités ou transactions qui ont matériellement contribué ou présentent un risque significatif de contribution matérielle à la prolifération internationale de drogues illicites ou de leurs moyens de production. Lambert est le Président en exercice du Sénat haïtien et a occupé des postes politiques en Haïti pendant 20 ans.
Latortue est un ancien sénateur haïtien et un politicien de longue date. L’OFAC a coordonné étroitement avec la Drug Enforcement Administration (DEA) sur cette désignation. Ceux qui s’engagent dans certaines transactions avec les personnes désignées aujourd’hui peuvent eux-mêmes s’exposer à des sanctions ou faire l’objet d’une action en justice » a déclaré le Sous-Secrétaire au Trésor pour le terrorisme et le renseignement financier, Brian E. Nelson. Comme l’on s’en doutait, l’homme fort des Gonaïves et celui de Jacmel étaient depuis longtemps dans les viseurs de leurs anciens amis de Washington. Mais, ces deux personnalités hautes en couleur ne sont pas les seuls hommes publics haïtiens soupçonnés dans divers trafics illicites et qui disposent de bonnes relations avec des gangs armés dans le pays comme on l’a dit plus haut. Dans le cadre de l’opération nettoyage des écuries d’Augias, en prévention d’une nouvelle tentative de lancer le processus de nouvelles élections, après leur intervention militaire en Haïti, s’il y a consensus sur le projet, les Etats-Unis et le Canada ne semblent pas lésiner sur les moyens.
Ils cherchent à mettre aux pas tous ceux qui pourraient jouer les trouble-fête ou qui pourraient, par leur situation sociale, financière et par leur influence politique, bénéficier, une fois encore, de ces scrutins à haut risque. Alors, ils prennent le devant en chassant, d’après eux, les Têtes de pont, les figures tutélaires de la politique haïtienne du moment. Ainsi, outre les ex-sénateurs Latortue et Lambert, une pléiade d’anciens et actuels parlementaires a été aussi identifiée et placée sur une liste rouge comme des personnes qui sont des obstacles à un changement en Haïti. Rosny Céléstin, sénateur du Centre (Plateau central), Gary Bodeau, ancien député de Delmas et ex-Président de la Chambre des députés, Hervé Fourcand, ex-sénateur du Sud, sont sous les projecteurs de la justice américaine et canadienne.
Tous ont été signalés comme étant des personnalités politiques faisant partie des entreprises de déstabilisation du pays pour leur implication présumée dans les trafics de drogues et leur soutien aux groupes armés dans le pays. « Ces sanctions sont imposées en vertu du Règlement sur les mesures économiques spéciales visant Haïti, en réponse à la conduite inacceptable de membres de l’élite politique haïtienne qui apportent un soutien financier et opérationnel illicite à des gangs armés » c’est ce qu’a annoncé un Communiqué du Département des Affaires mondiales du Canada le samedi 19 novembre 2022. D’après Washington et Ottawa, tous sont responsables de la situation insupportable que traverse Haïti et représentent un obstacle majeur à toute politique visant à sortir le pays de cette catastrophe socio-politique et institutionnelle. Pour bien se faire comprendre et démontrer que les Etats-Unis ont bien pris l’affaire en main, les autorités de Washington ont pris soin de mettre l’Organisation des Nations-Unies (ONU) dans le coup.
Associées avec les autorités canadiennes qui jouent les sous-traitances dans cette « Opération Mani Pulite » en Haïti, elles ont poussé le Conseil de sécurité de l’ONU à s’associer à leur sanction contre leurs anciens collaborateurs en Haïti. D’où ce Communiqué de la Communauté internationale sur la question : « La Résolution 2653 du Conseil de sécurité des Nations-Unies a établi un Comité de sanctions chargé d’identifier d’autres personnes et entités susceptibles d’être sanctionnées. Cela permettra de faire pression sur les responsables de la violence et de l’insécurité en Haïti. Toute nouvelle personne ou entité identifiée par ce Comité sera automatiquement soumise aux mesures de sanctions décrites dans le règlement visant Haïti de la Loi sur les Nations Unies et du Canada » peut-on lire.
D’où les noms de deux anciens Premiers ministres, Laurent Salvador Lamothe et Jean-Henry Céant et un ex-chef d’Etat haïtien, Joseph Michel Martelly, qui rejoignent cette liste de la honte. Puisque, malgré les protestations des uns et le silence des autres, leurs noms resteront associés à jamais avec cette infamie qui va coller comme une tache indélébile dans leur CV d’hommes politiques de premier plan qui auraient eu des liens étroits avec des gangs qui, selon la Communauté internationale, déstabilisent le pays et empêchent toute stabilité politique à long terme en Haïti. (A suivre)
C.C.