Ô mon pays
je t’aime comme un être de chair
et me demande la rage au cœur
quelle main a tracé sur le registre des nations
une petite étoile à côté de ton nom
Anthony Phelps
De suite, je vole au secours du poète dont la rage au cœur n’est pas prête de s’apaiser, car cette main maléfique, diabolique, méphistophélique, funeste, néfaste, impitoyable, sinistre, invisible mais combien efficace, agissante, pesante, influente, dominante, toute-puissante, étouffante, violente même, se voit pourtant malgré son invisibilité, malgré son adresse, son incroyable habileté à se camoufler derrière une audacieuse et démagogique rhétorique qui se veut de démocratie, de “développement”, “d’aide au développement”, voire même d’aide qui nous propulserait, dans un futur pas trop éloigné, au rang des pays émergents. Bœuf, montre-moi tes cornes…
La laideur, la noirceur, la hideur de cette main homicidaire, ethnocidaire, génocidaire s’est manifestée dès le début de l’histoire de notre pays. Les victimes de cette main assassine ont bien été les premiers habitants de Quisqueya morts par milliers au fond des mines pour extraire l’or qui devait orner les palais d’Isabelle la catholique; l’or qui ferait briller de splendeur ciboires, ostensoirs, tabernacles, patènes, croix, étoles, chasubles, dalmatiques et autres ornements liturgiques de ce catholicisme, fleuron par excellence d’un christianisme auto-proclamé “civilisateur”, “émancipateur”, “bienfaiteur de l’humanité”.
Cette main satanique qui haïssait l’intrépide guerrier Caonabo de toute la force de sa superbe occidentale, prétendument “civilisatrice”, qui finit par neutraliser le vaillant cacique par la ruse, et le déporter en Espagne. Les Indiens furieux de s’être fait avoir par la main luciférienne se portèrent par milliers contre elle. Malheureusement, celle-ci était mieux équipée et ce fut le massacre de la Vega Real. Car cette main qui servait le Dieu des Espagnols n’aimait pas les “insoumis”, les “indignés”, les révoltés, les défenseurs de l’ethnie Taïno, les païens, les “sauvages”, les sambas. Encore moins pouvait-elle aimer Fleur d’Or, poétesse et cacique. La main criminelle profita de l’ingénuité, de la crédulité et de l’innocence de cette femme qui gouvernait le Xaragua pour la capturer par traîtrise et la condamner à être pendue.
Après le traité de Ryswick en 1697, la main dévorante, délirante, endiablée, enragée, démente, changea de nationalité. Mais elle n’en resta pas moins occidentale, avide d’opulence, d’exploitation de la force des autres et surtout d’une incoercible violence. Elle servait le même dieu que l’Espagnol, dieu dépourvu de préjugés, qui ne trouva pas à redire de l’asservissement à outrance de l’homme noir, arraché à son Afrique natale, venu à fond de cale pour cultiver à Saint-Domingue la canne à sucre, le cacao, le café, le coton, dont la vente assura la richesse et les extravagances de la bourgeoisie naissante de la métropole.
Le 27 janvier 1801, Toussaint Louverture, juste après avoir conquis la partie est de l’île proclame la liberté générale, sur toute l’étendue du territoire, sans restriction de personne. En métropole, c’est la colère. La main asservissante aux noueux doigts esclavagistes se raidit. Elle interprète la hardiesse de Louverture comme une insulte et un défi à sa suprématie de colonisateur. Voulant en finir avec une trop impertinente négraille, elle réunit une armada de quatre-vingt-six vaisseaux de guerre à bord desquels voyageaient vingt-deux mille soldats. La main vengeresse se préparait à venir récupérer les propriétés séquestrées dans la colonie de Saint-Domingue, à satisfaire des armateurs désireux de reprendre le commerce si lucratif d’autrefois.
Dans les derniers jours de janvier 1802, la flotte guerrière arrive à Saint Domingue. La main punitive, grâce à sa puissance de feu finit par avoir raison de Louverture. Ce dernier attiré dans un guet-apens est arrêté, embarqué sur un navire à destination de la France, pour être interné au Fort de Joux et y mourir. La main avait gagné la première manche. Mais, l’impitoyable cruauté de son représentant Rochambeau avait fini par révolter toutes les couches dirigeantes indigènes. Sous le commandement de Jean-Jacques Dessalines, ce fut l’insurrection de la masse des esclaves unis aux “anciens libres”. Une guerre sans merci aboutit à la glorieuse bataille de Vertières qui força l’occupant esclavagiste à capituler et à prendre le large en novembre 1803.
Pétion décéda en mars 1818, quatorze ans et quelque trois mois après la proclamation de l’indépendance. Dessalines avait déjà été assassiné depuis 1806. Les deux grandes figures et têtes dirigeantes de l’épopée de Vertières avaient laissé en quelque sorte un vide patriotique, indépendantiste, que le madré et rusé Jean-Pierre Boyer, le successeur de Pétion, ne fut pas capable de combler. La ferveur dessalinienne de résistance à l’ex-colonisateur n’était certainement pas à l’ordre du jour, d’autant que Boyer lui-même avait joué un rôle des plus secondaires durant la guerre d’indépendance.
La main, revancharde, cruelle, vengeresse, mesquine, arrogante, délirante, revint à la charge. Louis XVIII, frère de Louis XVI se souvint de Saint Domingue, le joyau colonial des Bourbons, sans doute, ou peut-être, parce que, au sein de la bourgeoisie haïtienne, un courant francophile, heureux, mais timoré, avait repris langue avec l’ex-métropole. D’abord, le monarque envoya une mission officieuse auprès des autorités haïtiennes. Elle fut énergiquement éconduite par Pétion. Un de ses membres, Franco de Medina considéré par Christophe comme un espion au dos épluché, un espion dokale, fut condamné à mort et exécuté nan gou Jezi. Bravo Christophe!
La main ne se tint pas pour battue. Louis XVIII, souple mais téméraire, dépêcha une seconde mission auprès du pouvoir haïtien. Ses agents avaient pour “mission de faire arborer en Haïti le pavillon des Bourbons” (sic). Quel culot ! Pétion leur accorda audience mais seulement pour les déculotter. Bouillant de son sang d’artilleur émérite à Vertières, il leur déclara, dessalinement, capois-la-mortement, souverainement, devant une foule chauffée à blanc: “Le peuple haïtien est libre et indépendant. Á la souveraineté d’une autre nation, il préfère la mort. Je ne compromettrai jamais la souveraineté de la jeune nation haïtienne”. Les mecs détalèrent, firent voile vers le Cap où Christophe refusa rondement et carrément de les recevoir.
Assurée de saigner à blanc l’économie haïtienne, la main continua à s’immiscer secrètement ou ouvertement dans les affaires du pays. On peut croire qu’elle fut un “laboratoire” avant la lettre.
Pétion meurt en 1822. Louis XVIII casse la corde en 1824. La main avança sous le masque de Charles X. Monarchiste dans l’âme, d’esprit étroit sinon tordu, autoritaire, ennemi des principes de 1789, grand prince persuadé d’être roi de droit divin, l’homme exigea, par le biais d’une ordonnance, non par un traité, une reconnaissance conditionnelle de l’Indépendance d’Haïti, soit le paiement d’une indemnité de cent cinquante millions de francs or en cinq annuités. Ordonnance à imposer par la force au besoin. C’était comme dire: la bourse ou la vie. Boyer et la classe politique capitulèrent, honteusement. Depuis, la paysannerie n’a pas arrêté de payer un lourd tribut à cette dette contractée sur son dos. Pays martyr. Peuple sacrifié.
Assurée de saigner à blanc l’économie haïtienne, la main continua à s’immiscer secrètement ou ouvertement dans les affaires du pays. On peut croire qu’elle fut un “laboratoire” avant la lettre. Elle a sans doute joué un rôle non négligeable durant le règne du président Salnave balloté par les intempéries politiques de l’heure jusqu’à sa défaite suivie de son jugement et de son exécution. Une main diabolique semait la discorde, le malheur, la ruine. Elle en sortait gagnante à tous les coups.
C’est encore la main qui, sous le gouvernement de Nissage Saget, en juin 1872, est à l’origine d’une lourde rançon exigée par deux commerçants allemands, deux chenapans, deux escrocs, pour prétendus dommages matériels subis sous Salnave et Geffrard. Deux frégates allemandes avaient pour mission de faire respecter cette exigence. Le capitaine Batsch exigea le paiement, illico, de trois mille livres sterling et s’empara sans coup férir de deux navires de guerre haïtiens. Les pirates ! Les salopards ! La rançon payée, les salauds rendirent les deux vaisseaux non sans avoir laissé sur le pont de chacun d’eux le drapeau haïtien “hideusement souillé” de matières fécales.
On peut imputer à cette main sinistre les menées souterraines, magouilleuses, déstabilisatrices, voire criminelles qui ont conduit à la guerre civile ouverte suite à l’arrivée au pouvoir de François-Denys Légitime nommé par une Assemblée Constituante privée des députés du Nord, mais assurée toutefois du quorum nécessaire. Légitime, délégitimisé par les gros paletots politiques du Nord et de l’Artibonite, ne put garder longtemps le pouvoir. En pleine guerre entre gorilles et makak sale sans dents un coup de théâtre vint anéantir ses espoirs de garder la présidence: son ministre de la guerre, et son ministre de l’Intérieur retournèrent leur fusil d’épaule et… de cible. Trahison? Pourquoi ne pas soupçonner le rôle de cette main redoutable et ténébreuse?
Il faut être seulement nul, retardé, nouille, douille, andouille, niquedouille ou foufouille pour ne pas reconnaître l’intervention de la main lors de “l’affaire Lüders”. Lüders, sujet allemand, condamné d’abord à un mois de prison, puis à un an ferme pour voies de fait sur un agent de police aggravées de rébellion. Le chargé d’affaires allemand réclama sa libération immédiate, la destitution des juges et la révocation des agents de police impliqués dans l’affaire. Quelle arrogance! Après des démarches de la part des États-Unis – tiens! une nouvelle main dans le décor? – Lüders fut gracié et partit pour son pays, l’Allemagne des Nibelungen (1), en octobre 1897.
Ce n’était pas tout. En décembre de la même année, deux navires de guerre allemands mouillaient en rade de Port-au-Prince, sans le salut d’usage. Un ultimatum exigeait du gouvernement haïtien une indemnité de vingt mille dollars pour le récalcitrant Lüders, la promesse que le chenapan revienne en Haïti, une lettre d’excuse au gouvernement de Berlin et un salut de vingt et un coups de canon au drapeau allemand. La partie haïtienne n’avait seulement que quatre heures pour accepter, purement et simplement. Le gouvernement, impuissant, céda. Un drapeau blanc fut hissé au mât du palais présidentiel. Pays martyr. Peuple sacrifié.
Saura-t-on jamais quelle main criminelle, le 8 août 1912, commandita l’explosion du Palais National qui ensevelit le président Cincinnatus Leconte et trois cents soldats de sa garde sous les décombres fumants du sinistre? Une anarchie permanente, généralisée s’en était suivie, propulsant au pouvoir “quatre présidents en deux ans”. Comment ne pas se poser certaines questions? Comment ne pas voir une main scélérate, intéressée, manipulante, mijotante, manoeuvrante, manigançante, ourdissante, déclenchante, derrière ce chaos?
De façon étonnante et inattendue, le 27 juillet 1915, le commandant Oscar Étienne fit massacrer les prisonniers politiques enfermés au Pénitencier National déclenchant une furie populaire à l’origine de la mise à feu du cadavre du militaire et du violent déchoukage du président Vilbrun Guillaume Sam que la populace arracha de la Légation française et découpa en mille morceaux comme du ti sale. Encore plus étonnant, plus renversant, plus choquant, plus indignant, plus humiliant, fut le débarquement des marines américains qui s’amenèrent le soir même du 27 juillet, sans avoir été invités. Ô «petit soldat» Pierre Sully, gloire à toi ! Tu fus le seul à te couvrir de dignité dessalinienne, dans une tentative désespérée de défendre l’honneur de la nation.
Ô poète délicat et sensible! Ne t’ai-je pas montré, n’ai-je pas dénoncé cette main qui a tracé sur le registre des nations / une petite étoile à côté [du] nom de ton pays? N’as-tu pas enfin reconnu la main de tous les pouvoirs d’empire qui exercent la force de leurs dents pourries de violences, d’abus, de mensonges, d’audace, de colonialisme, de propos démagogiques et trompeurs, sur la banane mûre des pays en position de faiblesse? Ô poète de mon pays que voici, la débarquance des Blancs aura enfin clairement identifié pour toi cette main de gangster, de bourreau des peuples: la main impérialiste.
Française, britannique, allemande ou américaine, ce sont les mêmes yomenm, bourreaux impitoyables de pays martyrs, de peuples sacrifiés sur l’autel de l’expansion territoriale impériale et de l’accaparement de richesses qui ne leur appartiennent pas, avec bib la en échange. Main impérialiste, main d’occupation qui a laissé en cette Haïti confiée à la lignée Dartiguenave-Borno-Roy-Vincent-Lescot, en République dominicaine sous les griffes du tyran Trujillo, au Nicaragua des Somoza, à El Salvador du Bataillon d’Atlacatl (2) et du major D’Aubuisson (3), au Guatemala des Jorge Ubico et Castillo Armas, au Paraguay d’Alfred Stroessner, une armée taillée sur mesure, à sa dévotion, pour protéger ses intérêts, réprimer toute manifestation estudiantine, ouvrière, syndicale, paysanne jugée nuisible à ses investissements.
Main impérialiste, main fomenteuse de coups d’État contre des présidents progressistes, main de vampire aux appétits voraces, aux ailes de violence et de deuil déployées au-dessus de l’Amérique latine et d’autres pays à travers le monde. Main protectrice des dictatures du cône sud qui semèrent la terreur et la mort pendant les années 1970, en Argentine, au Chili, au Paraguay, en Bolivie. Main assassine complice de l’exécution de Patrice Lumumba et dont le corps a été dissous dans l’acide. Main infâme qui a eu un rôle à jouer dans la disparition du grand militant et intellectuel marocain Mehdi Ben Barka.
Main sinistre qui a protégé, financé, armé la féroce dictature des Duvalier responsable de milliers de disparitions, d’emprisonnements, d’assassinats, d’exils forcés. Main hypocrite et scélérate qui a contribué directement ou indirectement au dysfonctionnement et aux violences politiques de l’après-Duvalier, dont la disparition de Charlot Jacquelin et de Lovinsky Pierre Antoine, la tuerie de la Ruelle Vaillant, le coup d’État de septembre 1991, l’entraînement de “rebelles” en République dominicaine suivi d’incendie de commissariats de police et d’actes terroristes sur la personne des partisans du pouvoir d’alors, le kidnapping en février 2004 d’un président légitime et finalement, au bout de ces douloureuses épreuves, l’imposition, par une main clintonienne, en 2010, d’un président dont on se souviendra longtemps de son immoralité et de son indécence à siphonner, par ministres interposés, les fonds de PetroCaribe.
Tous ces bouleversements, ces chambardements, toutes ces commotions ont causé énormément de mal physique, moral, énormément de deuil et de souffrances à la nation, à un pays martyr, à un peuple sacrifié, génération après génération. Comme toi, poète de mon pays que la main a mutilé, “j’attends dans ma nuit / que le vent change d’aire”. Et je ne suis pas le seul. D’autres mûrissent le grisou de la révolution dans le secret de leur nuit corporelle, dans la perspective d’une Haïti socialiste, libre, souveraine.
Notes:
(1) Nibelungen : ce sont les nains des légendes germaniques. Ils possédaient de grandes richesses qu’ils tiraient de leurs mines en dessous des montagnes, là où ils habitaient. « Nibelung, singulier de nibelungen, dérive de nibel “brume, brouillard, nuée”, Le suffixe germanique –ung établit un rapport d’appartenance et de parenté. Les Nibelungen seraient en quelque sorte des nains de la brume, des ti tonton du brouillard.
(2) Bataillon d’Atlacatl. L’Atlacatl était “un bataillon rapide d’infanterie”, un corps d’élite formé par les conseillers militaires des USA au début de 1981, particulièrement entraîné pour guerre contre-insurrectionnelle. En 1981, à El Mozote et autres communes proches, les hommes dudit Bataillon ont systématiquement mis à mort au moins 794 personnes – dont beaucoup d’enfants de moins de 10 ans – utilisant machettes, couteaux et mitrailleuses.
Atlacatl est le nom du dernier, mythique chef indigène qui résista aux conquistadores espagnols. Il serait mort vers 1528.
(3) Roberto d’Aubuisson. Politicien et dirigeant militaire, fondateur de l’Alliance républicaine nationaliste (ARENA), parti politique de droite. Figure centrale derrière les « escadrons de la mort » qui portent la responsabilité de nombreuses exécutions extra-judiciaires. Il a été impliqué dans l’assassinat de Monseigneur Oscar Romero, archevêque de San Salvador (24 mars 1980), ce qui a été confirmé par l’ex-ambassadeur américain Robert White qui, lorsqu’il était en poste au Salvador, avait accès aux télégrammes du département d’État, entre autres informations internes. En 1984, devant le Congrès des États-Unis, il déclarait qu’il ne faisait pas « l’ombre d’un doute » que d’Aubuisson avait lui-même « planifié et ordonné l’assassinat » de Romero.
19 Novembre 2017