Depuis l’introduction de la constitution de 1987, une réforme fondamentale, les haïtiens ont été convoqués sept fois pour élire un président de la République. Lorsque François Duvalier est élu président de la République, il recueille le 22 septembre 1957 69.1%. 29 ans plus tard, Lesly Manigat est élu avec 50.3%. Les élections de Lesly Manigat dans des conditions douteuses n’ont pas permis d’affirmer la légitimité d’un président de la République. Son renversement suivi de la formation de trois gouvernements illégitimes (Namphy II, Avril, Ertha Trouillot) inaugure une nouvelle ère démocratique marquée par l’élection de Jean-Bertrand Aristide. Une forte légitimité s’est forgée par le croisement du niveau de la participation de l’électorat et de l’appui technique et « inaugural » de l’Organisation des Nations Unies comme marqueur de la démocratisation d’Haïti. Le 16 décembre 1990, Jean-Bertrand Aristide avec 67.48%…René Préval le 26 novembre 1995 élu avec 88%, Jean-Bertrand Aristide le 26 novembre 2000 avec 91.7 %, le 7 février 2006, René Préval lu avec 51.21%, Michel Martelly, le 20 mars 2011 avec 67.57%. La légitimité du président de la république se trouve renforcée et c’est le vote en termes quantitatif et qualitatif qui construit la confiance dans le président de la République.
Mais d’autres critères désormais s’ajoutent à la légitimité présidentielle. C’est le renforcement des normes propres à la candidature. Les contraintes légales qui encadrent l’organisation de la compétition tendent à se renforcer. La candidature aux élections présidentielles ne suffit plus, depuis 1987. Elle est davantage encadrée et limitée par le droit. Les limites de la candidature s’affirment autour de trois catégories : les premières permissives en termes de nationalité, de la condition d’âge, de la résidence, les secondes censitaires ou notabiliaires (avoir la solvabilité) être propriétaire d’un bien immobilier, s’acquitter de ses droits d’inscription ;les troisièmes managériales :telles la décharge.
Inscrit au cœur de la transparence et de l ‘exigence de rendre compte, la décharge se définit comme « la libération d’une dette », c’est « un acte qui atteste cette libération. La décharge inscrite dans la Constitution haïtienne libère « le gestionnaire de fonds publics » de tous reproches. La décharge est rattachée l’éthique, aux relations de l’homme politique avec l’argent et aux moyens juridiques et administratifs qui permettent aux concitoyens de comprendre la qualité de la gestion, le respect des procédures administratives. L’administratif soumet le politique à ses normes et à ses règles. Il s’ajoute aux efforts de moralisation de la vie publique. Et c’est une bonne chose pour un Etat de droit.
En termes simples, la décharge répond aux questions suivantes : qui a bien géré les ressources de l’Etat ? Qui a confondu les ressources de l’Etat avec celles du patrimoine privé ? Quelles sanctions sont prévues pour celui qui n’a pas la décharge ? Qui est habilité à se prononcer sur la qualité de la gestion du fonctionnaire ou de l’élu ? Qui se charge dans les collectivités locales –Mairies et sections communales de délivrer la décharge ?
Ainsi, la décharge se définit comme un document qui valide la qualité de la gestion d’un candidat et qui l’autorise à engager des actions de campagne électorale, de faire valoir ses droits civils et politiques auprès du Conseil Electoral. Avoir la décharge, c’est réussir une étape importante dans son ascension vers la conquête du pouvoir. C’est détenir un laisser- passer précieux qui valorise les qualités de bon gestionnaire d’un candidat.
L’exigence de la décharge a un triple avantage pour la jeune démocratie haïtienne : elle a une vertu pédagogique, car elle habitue les élus, les fonctionnaires à avoir de bonnes pratiques. C’est le moyen d’apprendre le sens des responsabilités, on est dans l’hypothèse de Tocqueville. Le second avantage est la création des conditions de l’émergence d’un homme politique vertueux. Le troisième avantage, c’est la construction à petits pas d’un régime politique rationnel, qui tente de se donner les moyens d’en assurer la différence avec les régimes politiques occidentaux. On y voit la marche inexorable vers la formation d’un nouveau régime. Qu’il soit critiquable, celui-ci est susceptible de se révéler utile et efficace.
La décharge n’est pas seulement un document administratif, elle est un objet politique qui vise à la formation des représentations, qui concourt à la mobilisation des électeurs, et s’emploie comme une ressource symbolique et politique qui ne relève pas seulement d’un instrument juridique. La carence de la décharge réduit et annule les prétentions d’un candidat imprudent qui a engagé des actions précises pour anticiper, forger une clientèle, critiquer son adversaire, exprimer ses projets, persuader les électeurs. En revanche, son obtention réduit les représentations symboliques à celles du crédit, de l’honnêteté.
La décharge induit des représentations auxquelles il faut réfléchir. D’abord, l’exigence de la décharge comporte un risque, celui d’un glissement d’une société instable vers un pouvoir détenu par ceux qui maitrisent les techniques de la candidature aux fonctions électives. Une sorte de « technocratie » émerge, c’est-à-dire, le pouvoir réel doit être confié aux « saints », aux fonctionnaires, aux savants et aux techniciens. La démocratie devient ainsi procédurale et constitue un leurre. Le pouvoir ne sera exercé que par les citoyens qui maitrisent la technique. Un véritable despotisme moderne risque d’apparaitre « au nom d’un intérêt général multiforme et tentaculaire que ne borne aucun rempart, aucune puissance contraire ou modératrice », comme d’ailleurs le craignait Bertrand de Jouvenel. Enfin, la décharge esquisse un pas vers la rationalisation, qui s’accompagne d’une technicité de plus en plus grande mettant d’un côté « les purs politiques », de l’autre les détenteurs de compétences techniques. Ici l’élection ne suffit plus à garantir la légitimité de l’élu.
Néanmoins, être détenteur de sa décharge ne signifie pas que la gestion de l’élu ne soit comptable d’aucun reproche. Tous les bénéficiaires ne sont pas des saints, auréolés de leur victoire contre les efforts de nettoyer les écuries d’Augias. Avoir une fausse décharge, c’est projeter une fausse représentation du candidat ; c’est tromper l’électeur, notamment les crédules. Une fausse décharge est un poison qui distille des comportements et des attitudes traumatiques pour la démocratie. Les citoyens doivent se montrer vigilants et dénoncer les faussaires, qui sont les fossoyeurs de la démocratie. Une usurpation de titre qui viole les principes d’égalité de tous les candidats devant la loi.
L’application des lois n’est pas une fantaisie. Elle doit être impartiale et objective. Les présidents Jean-Bertrand Aristide, René Préval, Boniface Alexandre ont –ils accordé la décharge à leurs anciens ministres, pour les autoriser à participer aux élections en l’absence du contrôle parlementaire ? En l’absence de la commission bilatérale du parlement, l’octroi de la décharge est une faute politique. Et c’est de cette connivence que s’échappent des odeurs nauséabondes de l’existence permanente de pactes entre les candidats pour s’approprier le gâteau de la démocratie représentative, qui est au fond, une construction soignée de forcenés disposés à se ressourcer aux fontaines de la prédation. Les règles ne peuvent pas être écartées quand elles dérangent, elles ne peuvent être emparées par le droit pour construire un rapport de forces visant à éliminer un adversaire. Dans ces conditions, c’est une forme d’ostrascisme qui ne saurait l’emporter sur les risques de tensions politiques et de radicalisation politique. Le gouvernement actuel qui a mis un point d’honneur à se distinguer de son prédécesseur-le gouvernement de Laurent Lamothe- affairiste, arrogant, prétentieux -est forcé de rompre avec cette pratique de contournement des normes sous prétexte d’une prétention à l’apaisement politique.
Les difficultés soulevées aujourd’hui pour les candidats d’obtenir décharge de leur gestion n’expliquent pas les récriminations, les sermons d’opprobre jetés sur la cour des comptes. Il est si rare en Haïti qu’une institution renonce aux diktats et aux ordres du palais national. S’attaquer à celle-ci est une anomalie, une posture opportuniste qu’il faut dénoncer. Le sérieux de la candidature s’associe, sans s’y réduire, à un acte administratif, celui de la décharge. Pour être candidat, il faut être agréé, légitimé par la Cour des Comptes et le Parlement. Or, celui-ci entre dans une période de dysfonctionnement qui ne peut être suppléée par un compromis boiteux. Le parlement étant absent, les candidats demandeurs de décharge ne peuvent que s’en prendre au président de la République d’avoir le projet de démantèlement des institutions de la République pour le triomphe des intérêts claniques et individualistes. Il lui parait difficile de s’engager dans la voie du contournement des règles, la conjoncture actuelle étant fragile, la candidature de son épouse n’a pu être sauvée. Cette incapacité du président de la République induit désormais un rapport entre dépendance et contrôle des candidats. Elle annonce une rupture dans sa capacité à renouveler sans aucun risque sa clientèle politique.
La décharge est un enjeu politique capital, qui faute d’irresponsabilité est une séquence de la vie politique qui risque de la soumettre à des spasmes, des moments de surchaufe. Obliger l’élu –vertueux- qui ne confond pas le patrimoine de l’Etat avec son patrimoine privé , qui n’a pu obtenir quitus en raison du dysfonctionnement institutionnel est pour lui punitif, alors qu’il s’agit d’un contrôle a posteriori défini par le droit positif et inséré dans l’ordre institutionnel. La décharge mal appliquée cause des victimes expiatoires, elle sanctionne des citoyens réputés, mais exclus par l’inefficacité de l’administration, l’impéritie parlementaire. Son importance est capitale dans le jeu politique. Il faut l’encadrer et la pérenniser : à ce point de vue, la démocratie haïtienne est à une longueur d’avance face aux démocraties les plus solides et les plus citées à titre d’exemple.