Construire l’innovation : l’improbable mission des institutions haïtiennes
Dans les deux précédentes contributions, nous avons formulé l’objectif de montrer comment la déstructuration de l’écosystème institutionnel haïtien des données de la prise de décision impacte l’errance collective par l’impensé dans lequel elle entretient la gouvernance stratégique. Par-delà cet objectif, nous avons davantage cherché à mettre en évidence un fait éclairant. Il est si puissant, et semble pourtant si méconnu, que nous l’avons formulé comme un des axiomes structurants de l’invariance de notre société dans les crises durables : le bug de la performance défaillante des institutions haïtiennes est l’attracteur indigent qui oriente la trajectoire de l’errance séculaire et déshumanise la population.
En proposant ce postulat du bug de la performance défaillante, nous espérons faire scintiller la brèche d’un nouveau possible pour Haïti. Nous partageons l’utopie citoyenne qu’en agissant intelligemment sur ce bug le pays peut trouver les leviers de responsabilité pour repenser l’action collective par des politiques publiques innovantes. Mais cela nécessite de nouvelles postures culturelles, managériales, professionnelles et humaines. Car ce bug est la conséquence d’une défaillance culturelle qui s’est structurée en une défaillance humaine. La connaissance de cette donnée impose d’autres approches transformationnelles : Il ne faut plus penser le changement (comme le font les structuralistes et même de nombreux marxistes) en termes de réformes institutionnelles, mais en termes de reformatage de notre logiciel humain. D’ailleurs les institutions sociales ne sont que des habitudes et n’ont pas de réalité objective qui ne soit celle construite par les individus autour de leurs finalités. Et pour certains penseurs atypiques (Thomas Michaud[i], Thorstein Veblen[ii], Peter L. Berger et Thomas Luckmann[iii], Cornelius Castoriadis[iv]), les sociétés ne sont que le produit de l’imagination des hommes et toutes les grandes innovations qu’elles ont connu ont été portées par des individus souvent désintéressés et motivés par le seul engagement de leur contribution au bonheur du genre humain. En conséquence, Haïti doit travailler sa disponibilité pour l’apprenance et l’éthique. Le pays doit trouver du temps pour apprendre à extraire des défaillances de son contexte les valeurs à cultiver et à transmettre aux générations futures. Le pays doit produire de nouveaux hommes, capables d’assumer le risque d’habiter leur territoire et de développer une pensée stratégique qui ne soit plus marquée par la dépendance et la soumission aux intérêts étrangers. Ultime manière de faire vivre l’utopie d’une écologie de la responsabilité. C’est d’autant plus nécessaire que le cycle de l’état de droit et de la démocratie a pris fin. Le capitalisme est entré dans une phase totalitaire et sauvage, caractérisée par la prise de conscience des limites de la croissance[v] et de la fin de l’abondance. En conséquence toutes les sociétés, qui n’ont pas des élites académiques, culturelles et économiques dignes, progressistes et nationalistes, suffisamment indépendantes pour offrir une résistance à la résurgence de la déshumanisation et organiser leur espace de vie responsablement et humainement, seront broyées et déchiquetées. La gangstérisation polymorphe stratifiée dans laquelle se présente Haïti aujourd’hui pour être pilotée par la communauté internationale en mode GPS est l’interface médiocre qui préfigure ce temps indigent.
Nous assumons que la durabilité des défaillances institutionnelles haïtiennes et l’enlisement du pays dans cette impuissance sont dus à l’occultation volontaire ou involontaire des causes objectives de ces deux faits au profit de logiques économiques garantes d’une certaine réussite immédiate. Cette situation d’ignorance, assumée par toutes les couches au sommet de la société haïtienne, entretient un vide stratégique qui sert de portes dérobées, par lesquelles transitent de juteuses, mais non moins malsaines, opportunités d’affaires. Celles-ci, parce qu’elles assurent la performance de l’assistance internationale et de la minorité locale qui lui sert de portefaix ou de valet, s’imposent comme la strate privilégiée sous laquelle il faut creuser et arpenter pour découvrir les vraies causes des défaillances nationales. Comme le disent les auteurs de la 8ème édition de l’ouvrage Stratégique « Le changement est souvent freiné [dans certains écosystèmes] par la culture organisationnelle et les ressources accumulées au cours du temps[vi] ». C’est exactement le cas de l’écosystème haïtien qui est depuis toujours non apprenant et aujourd’hui totalement gangstérisé. La gangstérisation n’est que la conséquence logique de la non apprenance.
Notre objectif, dans cette dernière partie, sera justement de montrer que cette posture culturelle, popularisée par le proverbe se sòt ki bay, embesil ki pa pran (Quand l’idiot donne, seul l’imbécile ne prend pas) et qui consiste à vouloir profiter des opportunités les plus malsaines pour ses succès personnels, et cela au détriment de l’intérêt général, est l’un des motifs de l’indigence collective haïtienne. Ces motifs sont ceux que nous essayons de mettre en évidence dans notre pédagogique et insolente axiomatique de l’indigence. Car ce sont eux qui portent les fissures et forment, dans leur enchevêtrement, le vide intégral dans lequel s’infiltrent les médiocrités politiques, économiques, académiques, sociales, et pour tout dire humaines, qui érodent l’intelligence collective de la population haïtienne et nourrissent son impuissance légendaire.
L’innovation ou reliance entre technologies, homme et environnement
Toute notre réflexion sur la PoÉthique dont Haïti a urgemment besoin se structure autour d’un triangle balisé par les institutions (organisations, entreprises), les technologies de l’intelligence et les facultés cognitives des acteurs sociaux. Ces trois piliers portent les articulations autour desquelles se tissent les liens générateurs de toute innovation dans une société. Toute société dans laquelle cette reliance n’est pas satisfaite connaitra, selon Claude Corbo, cité par Diane-Gabrielle Tremblay, “des contradictions, des déchirements, des tensions qui l’ébranleront et la feront vivre en état de crise plus ou moins violente à laquelle elle ne pourra échapper” que par un réalignement de ses institutions et des facultés cognitives de ses acteurs sociaux sur les technologies de l’intelligence.
En accord avec les théories systémiques, qui enseignent que les processus de prise de décision et les postures mentales des acteurs décisionnels sont rigoureusement pertinents pour penser l’innovation sociale[vii], nous postulons que l’on peut partir de la richesse contextuelle d’un écosystème, c’est-à-dire des données problématiques de sa population et de ses institutions, pour modéliser la connaissance nécessaire à l’élaboration de politiques publiques et à l’innovation des services publics par l’usage intelligent de l’information. C’est d’ailleurs ce que nous essayons de dire à travers cette tribune pour montrer comment toutes les institutions peuvent tirer profit des données structurées de leur environnement pour construire la connaissance utile à la prise de décision innovante. Comme le dit Diane-Gabrielle Tremblay, dont la thèse épouse la vision de Thorstein Veblen sur les institutions et l’innovation, ce sont les motivations et les facultés de l’homme qui peuvent l’amener à l’élaboration des savoirs, des savoir-faire et des technologies qui seules sont capables de transformer les sociétés. Il y a une reliance qui doit s’établir entre technologies, intelligence humaine et milieu matériel (contexte problématique), sans laquelle il n’y a que futilité (improductivité) du savoir et insignifiance (inefficacité) de l’homme[viii]. Cette reliance, qui est au cœur des théories systémiques, renvoie à une modélisation contextuelle de la prise de décision par l’exploitation intelligente des données de l’environnement pour construire la connaissance utile à l’innovation sociale.
Pour une organisation apprenante et intelligente, il n’existe nulle autre approche décisionnelle plus pertinente pour innover son mode de fonctionnement et ses services, que celle d’être à l’écoute de son contexte problématique. Hélas, cette écoute des signaux faibles est un actif stratégique que très peu d’organisations, notamment haïtiennes, possèdent. Car elles sont toutes verrouillées sur l’utilisation routinière des recettes de la bonne gouvernance et de la gestion axée sur les résultats. Mais, pour rationnelles que soient ces approches méthodologiques classiques du néo-libéralisme, elles ne permettent pas d’apporter des solutions intelligentes à certains problèmes persistants, structurés et invariants. Et c’est là une véritable impasse, un goulot d’étranglement qui révèle combien il existe une complexité inhérente à toute prise de décision innovante. Et face à la complexité d’un réel, qui se moque de nos plans et de nos objectifs, la seule posture intelligente est de se référer au contexte problématique de son environnement, pour extraire de sa richesse factuelle les données nécessaires à l’innovation.
Être à l’écoute de son contexte problématique, c’est rester en alerte et vigilance permanente pour détecter les signaux faibles qui surgissent dans les profondeurs et entendre battre le cœur performant de la société à travers le bruit de ses défaillances. En conséquence, le contexte problématique d’un écosystème n’est rien d’autre que l’ensemble des données relatives à la population, aux institutions nationales (publiques et privées) et aux besoins de services qui découlent des grandes défaillances persistantes. Mais la richesse de cet ensemble n’est pas immédiatement donnée. Elle exige des postures mentales, des ressources et du temps. Autrement dit, on ne peut exploiter la richesse du contexte que si on dispose des technologies de l’intelligence. Et l’intelligence ne s’obtient jamais à bon marché et encore moins gratuitement. C’est d’ailleurs pourquoi les écosystèmes, qui sont contraints par des états d’urgence, sont verrouillés sur des programmes de cycle court dans lesquels l’intelligence est absente. Car il est toujours plus simple, plus facile et plus économique de recycler des recettes connues d’avance que de trouver du temps et des ressources pour innover. Mais comme le bon marché revient toujours cher, il est compréhensible que ces écosystèmes restent enchevêtrés dans des boucles de défaillances systémiques.
De l’impensé comme vide stratégique
Pourtant, si les stratèges et les experts, qui pilotent la gouvernance publique et d’entreprise dans ces écosystèmes, osaient faire l’effort de se plonger dans leur contexte pour apprendre, ils auraient pu faire émerger d’autres possibles humains. Objectivement, ils auraient pu construire, dans les brèches de ces possibles, des lignes de fuite pour naviguer hors de l’errance. Et cela en construisant un centre d’intérêt et des valeurs partagées et en s’offrant des leviers stratégiques et des variables de responsabilité pour s’ancrer sur leur territoire. Mais hélas, comme tout acteur décisionnel dépendant et en perte de sens, le vide stratégique, au-dessus duquel ils sont suspendus, les empêche d’exploiter la richesse de l’information surabondante disponible dans leur contexte problématique. Comme le dit Philippe Baumard, le vide stratégique est toujours le résultat d’un ‘‘construit’’ imposé par le ‘‘culte exagéré du calcul [posture pragmatique et opportuniste malsaine], de la dictature de l’immédiat’’ [programme des cycles d’urgence]. Structurellement, ‘‘il crée des situations où les modèles, comme les idéologies, se révèlent incapables d’expliquer, de comprendre et d’anticiper ce qui survient[ix]’’.
Et comme toujours, quand on ne peut anticiper ce qui survient, on subit fatalement ses conséquences, on accumule les défaillances et on s’enlise dans l’errance. Mais Philippe Baumard nous explique aussi que cette situation apporte d’immenses profits à des acteurs de l’ombre. En effet, ‘‘Synonyme d’ignorance, de défaillance et d’absence de discernement, le vide stratégique est devenu une source extraordinaire de profits pour la grande criminalité, les sociétés militaires privées, les trafiquants, les intermédiaires financiers[x]’’. N’est-ce pas notre méconnaissance des données problématiques de notre contexte, par notre indisponibilité à trouver du temps pour apprendre de sa richesse, à savoir accorder de l’importance à ce qui dérange nos petits conforts, et combien médiocres, à refuser l’immédiateté et la facilité pour s’inscrire dans le temps long qui nous a valu de galvauder la brèche historique du 7 février 1986 ? Le banditisme légal, les gangs au service des intérêts économiques privés, la performance de l’assistance qui nous déshumanise ne se sont pas imposés à nous spontanément. Ils sont le produit de notre aversion pour l’apprenance.
Notre inculture des données, notre intolérance vis-à-vis de la pensée critique sont pour beaucoup dans notre errance actuelle. Permettez que nous citions quelques exemples de cas des dérives de la gouvernance sans données structurées et sans intelligence, telle qu’elle est promue en Haïti par l’expertise internationale. De 1994 à 2021, les experts du PNUD et de nombreux juristes et criminologues haïtiens ont pensé la gouvernance de la justice (CSPJ), institué le cadre de la sécurité publique, la lutte contre la corruption (ULCC, UCREF), la réforme du code pénal sans prendre le temps d’analyser et de recouper les liens subtils entre les infractions criminelles, les modèles d’affaires des entreprises qui en profitent, les lieux géographiques où elles surviennent et le profil des exécutants. Ils n’ont pas compris que l’écosystème des données contextuelles, et notamment le système de l’identification, de l’état civil et de la population, offre des perspectives intelligentes pour affronter l’économie de la criminalité. C’est cette errance qui a pavé la voie au règne des passe-droits, et à la structuration des liens d’affaires entre hommes politiques mafieux, chefs de cartels déguisés en entrepreneurs du secteur privé. Et logiquement cette gouvernance de copinage et d’acoquinage mafieux nous a propulsé dans les abysses du banditisme légal et du gangstérisme intégral.
Une éducation contextuelle pour changer l’homme haïtien
Avec rigueur, nous pouvons aussi montrer que le vide stratégique dans lequel le pays erre est la conséquence de l’insignifiance des programmes d’enseignement, de formation et d’études de nos écoles, nos centres de formation et nos universités. Dans leur incapacité à extraire du contexte problématique national le contenu de leur offre académique, ces lieux de savoir futile préparent pour les métiers d’avant-hier, en apprenant à restituer ce qui est validé en haut lieu académique étranger et qui est souvent conçu pour des contextes radicalement différents du nôtre. D’où les défaillances structurelles systémiques qui nous déshumanisent, malgré ces illustres docteurs qui peuplent nos universités, nos centres de décisions, nos institutions et nos entreprises. Ces docteurs ne comprennent pas que le contexte problématique est ‘‘un facteur clé pour agir sur un système[xi]’’. C’est justement ce qui impose au décideur d’avoir une vue systémique, c’est-à-dire à 360 degrés, sur tout ce qui est à l’intérieur de ce contexte. C’est pourquoi le chercheur Humbert Lesca préconise un dispositif de veille anticipative comme boussole informationnelle stratégique pour les managers innovants. Ceux-ci doivent réformer leur conception de la stratégie pour apprendre à accorder une attention méticuleuse aux signaux faibles[xii] de leur environnement.
Pourtant, que de fois, en Haïti, ceux qui se trouvent en situation de pouvoir n’ont-ils pas prétexté qu’ils n’avaient pas le temps pour se plonger dans un écosystème de données de qualité afin d’élaborer leurs stratégies décisionnelles ! Que de fois, du profond de leur vide stratégique, n’ont-ils pas confondu le pouvoir décisionnel qu’ils détiennent au pouvoir de révoquer ceux qui osent contester l’assumation qu’Haïti n’avait pas besoin d’intelligence ! C’est du reste pourquoi, en Haïti, les statisticiens, les spécialistes de l’évaluation, les experts en gouvernance de données sont confinés dans un rôle insignifiant de validation d’études ou de projets incohérents et futiles. Ce qui empêche aux outils d’analyse qu’ils manipulent d’être des technologies de l’intelligence au service de l’innovation. En Haïti, un statisticien, un spécialiste de l’évaluation et un expert en gouvernance de données, qui ne peut travailler sans questionner le contexte et les processus de production des données qu’on lui demande d’analyser est un professionnel condamné au chômage à long terme.
A travers cette problématisation de la déstructuration des données de l’écosystème décisionnel haïtien, et notamment du système de l’état civil, de l’identification et de la population, l’objectif est de rappeler que l’écosystème décisionnel de la gouvernance stratégique d’un pays est constitué de strates de données hétérogènes et disparates qui ne sont que des faits bruts. Ces faits ne font que cartographier le contexte problématique d’un réel complexe. Ils ne peuvent acquérir une signifiance, une pertinence pour des prises de décision probante que s’ils sont structurés et intégrés dans une architecture robuste, sécurisée, interopérable et évolutive. L’exemple de cas le plus probant est celui du système national d’identification. Désintégré, morcelé, déstructuré, sans maitrise de ses processus, il est maintenu comme porte dérobée pour les fraudes électorales par manipulation et incohérence des listes électorales. Or, avec un schéma directeur pertinent, cohérent et intégrant les systèmes d’état civil et les registres de population, il aurait pu devenir un écosystème harmonisé offrant des bases factuelles pour des politiques publiques probantes en matière de sécurité, de justice, d’éducation et de gestion du territoire.
Empressons-nous, avant de conclure, de préciser que cette aversion pour l’intelligence n’est pas propre au régime actuel. Tous les régimes politiques haïtiens en portent la marque, car c’est une tare de l’écosystème culturel. Déjà, en 2004, juste après que le cyclone Jeanne eut dévasté la ville des Gonaïves, j’ai alerté sur le délabrement de l’écosystème institutionnel de la prise de décision dans une tribune (Des eaux qui nous inondent au hasard qui nous sonde) qui avait été publiée par le Nouvelliste. À cette époque, une grande majorité des livres que nous citons dans les notes bibliographiques n’était pas encore publiée, pourtant nous écrivions :
« Au gré du hasard, les catastrophes qui s’abattent sur Haïti, qu’elles soient naturelles (Jeanne) ou proviennent de la méchanceté ou de la cupidité des hommes (Insécurité) ont pour cause profonde l’entêtement de nos décideurs à ignorer les données et leur dédain profond à emprunter les seules voies qui donnent à ce monde imprévisible quelque apparence de prévisibilité ».
Comme toujours, les stratèges politiques haïtiens n’avaient pas pris la mesure de ces alertes comme de potentiels signifiants pour éclairer leur pilotage, car l’errance est le modèle pour lequel ils ont été choisis. Les décideurs politiques haïtiens, par leur grande dépendance aux ressources de la communauté internationale et leur totale allégeance envers les intérêts transnationaux, se désintéressent de comprendre que ce sont les données du contexte problématique qui offrent le cadre objectivant pour dimensionner les stratégies et offrir des leviers d’action pour s’attaquer aux pesanteurs des problématiques d’un pays. Il n’y a pas d’intelligence là où on se contente de réciter ce qu’on a appris dans les livres, de restituer, de réutiliser ce qui a été dicté en haut lieu de pouvoir. Il faut toujours un effort de contextualisation pour modéliser à partir du global sa version locale de gouvernance selon ses défaillances institutionnelles et ses potentiels humains. Pour soutenir notre hypothèse, nous convoquons une fois de plus à la barre Philippe Baumard pour qu’il témoigne combien l’errance peut devenir toute puissante dans un environnement où le vide stratégique rencontre le vide académique, le vide économique et le vide social :
« À force de substituer des logiques […] [insignifiantes] au réel, à force de réduire au silence les systèmes d’alerte, nous risquons de rendre ce vide stratégique autonome : un vide dont aucune coopération internationale ne pourra plus arrêter la progression. L’aboutissement des […] vides, stratégique, économique [, académique] et social, conduit à une désappropriation du réel : pire que sa manipulation, plus dangereuse que l’ignorance, elle signifie que ce vide est générateur de réalités sans propriétaires, sans destinées, et sans direction. Collectivement, cela veut dire que nous créons des sociétés qui se sont retirées de leur devoir d’analyse[xiii] ».
Dans ces sociétés, c’est la culture du simplifié, de l’immédiateté, le refus de l’apprenance et l’aversion pour l’intelligence.
« Le recours systématique à la solution tactique, pragmatique et simplifiante a bloqué notre apprentissage stratégique. Nous nous trouvons pris dans le cycle du « toujours plus de la même chose », ce que Jones appelle cette congruité auto-infligée qui rend les sociétés intolérantes à l’égard de l’atypisme, de l’humour [de la provocation] et qui fige leur imagination : une société qui n’apprend plus de ses échecs. Et ce sera sans doute une réforme profonde de la façon dont nous gérons cet apprentissage qui résoudra ce vide stratégique[xiv] ».
C’est pour aller vers cette réforme que nous proposons aux acteurs éducatifs, stratégiques, économiques, culturels et sociaux qui s’intéressent vraiment à Haïti de penser à se mettre à l’apprentissage de la géométrie des données que nous modélisons pour leur compréhension (voir illustration). Et s’ils le veulent, nous pouvons les accompagner, en leur donnant des pistes pour structurer l’écosystème des données de la gouvernance stratégique du pays. Mais encore faudra-t-il qu’ils aient l’humilité de suivre la neurosagesse promue par Edgar Morin pour questionner ce qu’ils croient savoir et s’ouvrir ainsi à d’autres savoirs possibles : « […] il est nécessaire de détecter les carences et lacunes de notre enseignement actuel pour affronter des problèmes vitaux comme ceux de l’erreur, de l’illusion, de la partialité, de la compréhension humaine, des incertitudes que rencontre toute existence ». [xv]
Notre illustration montre la nouvelle posture que doit avoir les nouveaux décideurs, experts et acteurs influents haïtiens pour trouver le nord éthique et s’orienter vers de nouveaux possibles humains. Nous croyons que cette utopie citoyenne est à la portée du peuple haïtien si les phares de la culture brillent suffisamment pour désenfumer le réel déshumanisant.
[i] La science-fiction institutionnelle, 2023, L’Harmattan.
[ii] Diane- Gabrielle Tremblay, Le rôle des institutions dans l’innovation ; l’apport de Thorstein Veblen, 2007, Revue d’interventions économiques.
[iii] La construction de la réalité sociale, 2012, Armand Colin.
[iv] L’institution imaginaire de la société, 1975, Seuil.
[v] Dennis Meadows, Donella Meadows, Jørgen Randers, William W. Behrens III, Les limites de la croissance, 1972, Rue Échiquier.
[vi] Gerry Johnson, Kevan Scholes, Richard Wittington, Frédéric Fréry, Stratégique, 2008, Pearson, p.7.
[vii] Ibid. : p.6.
[viii] Ibid.
[ix] Philippe Baumard, Le vide stratégique, 2012, CNRS
[x] Ibid.
[xi] https://tecfa.unige.ch/tecfa/publicat/schneider/these-daniel/phd-37.html
[xii] Humbert Lesca, Nicolas Lesca, Les signaux faibles et la veille anticipative pour les décideurs. Méthodes et applications, 2011, Lavoisier.
[xiii] Op. Cit. p.135.
[xiv] Ibid
[xv] Enseigner à vivre, Edgar Morin, 2014, Actes Sud, p. 6.