Cette pianiste virtuose et précisément classique hérita de sa mère née Cléomine Gaëtjens qui fut son instructrice au piano, alors qu’elle n’avait que cinq ans. Mais lorsque la prodige fillette fit montre d’une capacité hors du commun, maman décida de la confier aux ingénieuses escapades de l’illustre Justin Elie et de sa femme Lily Price, pour peaufiner un talent qui avait hâte de s’épanouir .Dès l’âge de six ans, elle faisait déjà des prestations en public. Au cours d’un spectacle mis sur pied au ‘’Parisiana’’ par Mr. et Mrs. Elie. Alors que sa vocation et son talent s’accroitraient amplement, elle se retrouva subitement en France, où elle alla s’établir du fait de la santé chancelante de son frère ainé Max. Malgré tout, son intérêt pour le piano, la musique, la poésie et la culture en général s’amplifiait, qu’atteinte de musicalité, elle pianote et ‘’onomatopone’’ à tout bout de champs. C’est ainsi qu’elle fut remise au ‘’Couvent des Oiseaux’’, à Paris sous la scrupuleuse formation de Mme Jacques Chailley. A cette étape, elle trouva un certain équilibre et une maturité qui lui permirent d’atteindre d’autres sommets. Dès son retour au bercail, elle alla s’innover avec Isidore Philipe et Mme. Stiviénart.
Cependant, c’est son flair et ses traits singuliers dans les claviers qui la révèlent en disséminatrice hâtive à une époque auréolée d’une constellation d’étoiles. Comme elle s’éclata au milieu d’une floraison de pianistes féminines imbues de leur art, emmenée par la chef de file, l’incontournable Lina Mathon (dont elle fut pourtant une aide-professeure) et la précoce, Micheline Laudun dont elle a fit part d’une trinité musicale. Musicienne de talent, pianiste accomplie dotée d’une touche faite d’une grande subtilité harmonique et d’un style fluide, cette adepte de l’esthétisme a su en prolonger la finesse, grâce à une sensibilité à fleur de peau et d’un sens mélodique profond .Entre ses activités diverses, elle trouva sa voie de pédagogue innée en mettant ses connaissances musicales approfondies à la portée de la jeunesse. Tout en s’affirmant en concertiste qui s’attela à faire les délices musicale des connaisseurs de la musique savante au pays et ailleurs. Son répertoire en dit autant quant à l’orientation adoptée : Franz Liszt, Claude Débussy, Edouard Lalo, Robert Schumann, Ludwig Beethoven, Friedrich Haendel, Amadeus Mozart,Jean S. Bach, mais aussi : Justin Elie, Anton Jaegerhuber, Ludovic Lamothe, Frantz Casséus et certainement, Carmen Brouard.
Entre temps, elle fut admise comme membre titulaire de la Société des Lettres et des Arts. Puis, elle retourna en France compléter son expertise musicale au Conservatoire de Paris où elle obtint la médaille de solfège sous l’impulsion de M. et de Mme. Rousseau Samuel, tout en prenant une année supplémentaire afin de compléter une maîtrise au piano sous la direction de Marguerite Long, dans l’entourage de laquelle elle se lia d’amitié avec le célèbre compositeur et chef d’orchestre Maurice Ravel qui lui fit bien de révérences. Fraîche émoulue du Conservatoire de Paris, elle débarqua en Haïti au même temps que la génération dénommée “Le tout-Paris”. Son frère, Carl Brouard*, célèbre poète et l’un des chefs de file du mouvement indigéniste des années 1930-1940 faisait aussi partie de ce groupe d’étudiants de l’aristocratie locale. A cette étape, elle tint constamment les feux de la rampe. De prestations en performances en plus lumineuses. S’associant au violoniste Emile Friedman, le célèbre violoncelliste russe Bogumil Sykora et tant de fois à l’éminent flûtiste et saxophoniste Dépestre Salnave qui lui aussi a eu une fructueuse carrière en conquérant l’Europe. En faisant du Paramount, du Rex Théâtre, le Capitole, les Cercles de Port-au-Prince, le Cercle Bellevue, L’Amicale et autres Temples de spectacles sa chasse-gardée.
Faisant accourir les mélomanes de la ville, ainsi que les couples présidentiels et amoureux de la culture ; leurs excellences Dumarsais Estimé. De même que les mécènes de l’art que furent les époux Eugène Magloire qui confièrent à Carmen la formation musicale de leurs quatre enfants. Elle continua à faire montre de maestria forte d’une sonorité synchro classique qui fit d’elle une novatrice de l’air post romantique, en concoureuse du modernisme pour aller au delà de la sensibilité et mettre à nu l’inventivité. Au gré d’une élaboration qui allait définir les standards d’une époque où l’artiste et l’adhérent se communiquent pour une excursion plus conviviale, laquelle éjecte les créateurs de leur sommet pour converger dans l’harmonie collective. Tout en infusant cet apport populaire qui atteste d’une sensibilité native. Au sommet de son art, elle reçut au début des années 1950, une proposition de Richard L. Boldrey de la Chicago Musical College ; mais, à cause de nombreux engagements à honorer, elle n’a pu donner suite à cette requête. C’est autant guidée par ce désir de toujours vouloir prolonger la beauté infinie de l’art et de son goût particulier pour la perfection , qu’un beau jour, elle liquida meubles et immeubles : piano Beinscntein, bijoux, maison et le plus dur que d’obliger de fermer les portes de son académie musicale pour aller se perfectionner à Paris dans l’harmonie, la composition, et le contrepoint.
Installée en France, en 1956, elle fut admise à la Faculté des Lettres de Paris. En proie à la nostalgie et les difficultés pécuniaires, elle réussit à boucler les cycles d’études pour susciter l’admiration du célèbre compositeur et directeur d’Harmonie au Conservatoire National Supérieur de Musique, George Hugon lequel continua à superviser, par correspondance, les ?uvres de Carmen après son retour en Haïti ? la fin des années 1950. Le début de la prochaine décennie la trouva sans répit, s’attelant à secouer la léthargie qui avait enkysté les élans de l’art majeur ; spécialement avec la consolidation d’un régime luciférien, lequel s’acharna à faire la chasse aux sorcières à l’intelligentsia locale, incluant son frère Carl Brouard (1) dont les ‘’goulagueries’’ de ‘’papadoc ‘’, son ancien ami, le firent sombrer dans la démence. Armée de détermination, et de son apostolat pédagogique, elle rouvrit son académie musicale, malgré les difficultés économiques et l’absence de subvention étatique, l’ayant obligée malheureusement à mettre à nouveau la clef sous les portes quelques années plus tard. A la même époque, elle initia l’émission radiophonique,’’ Les Dimanches Musicaux’’ pour les mordus dodécaphoniques, avec la collaboration de Clara Perez Price Mars. Puis, elle n’a pu résister à l’insistance de ‘’ Jeunesses Musicales d’Haïti’’, qui l’ont honorée du statut de Membre d’honneur de l’Association.
Parallèlement, elle continua ses mélopées de concertiste achevée dans les fiefs musicaux de la ville, qu’elle sut rehausser de sa maestria. Maîtresse dans l’établissement du tempo et accords, toujours parés de mouvements éblouissants, faits d’inventivité et de mysticisme, auréolés d’équilibre et de parodies atteignant une flexibilité cérébrale harmoniquement complexe, embrasant culturellement une sonorité fusionnée et étincelante. Comme elle aima décrire sa musique qui baigne entre le folklorique et le romantique. En 1977, elle alla s’établir au Québec, laissant un environnement qui ne se soucia point de l’art qualitatif et majeur. Arrivée dans ce qui fut ‘’La belle province’’, elle entreprit un partenariat avec Claude Dauphin dans la fondation de la Société de Recherches et de Diffusion de la Musique Haïtienne (SRDMH), dans sa quête de doter les compatriotes déracinés, gelant dans l’hiver éternel des activités aptes à faire scintiller leurs âmes dans des concerts de musique classique qui eurent l’approbation des connaisseurs imbus. Le quotidien Le Devoir, mit l’accent sur ses prestations lumineuses dans lesquelles elle mit en évidence d’autres talents probants qui se sont bonifiés sous sa direction. Dans la foulée, elle reçut une proposition de Radio Canada voulant acquérir ses chants funèbres.
Insatiable, elle continua de composer, en renouant avec la poésie, l’une de ses premières amours, tout en continuant sa mission d’enseignante scrupuleuse ; et fit en 1983 l’adaptation musicale d’un poème de sa fille Nadine Magloire. En 1984, donnant suite à sa requête, elle reçut une allocation du Conseil des Arts du Canada dans le but de composer une pièce symphonique pour orchestre et piano. Et pour puiser son inspiration, elle alla se ressourcer au pays au contact de ses gens et de ses vibrations les plus profondes pour la réalisation de ‘’Baron Lacroix’’, tirée de l’œuvre du dramaturge Frank Fouché. En 1986, elle a bien mérité des hommages de la SRDMH qui offrit en spectacles la totalité de ses œuvres musicales, de même que ses poèmes, gratifiés par de nombreux héritiers d’une mécène infaillible. En 1991, le directeur de L’Orchestre Symphonique de Montréal, Jacques Faubert sollicita son expertise pour la création de quelques pièces symphoniques qui mettraient en valeur la richesse mélodique et rythmique de la musique populaire haïtienne. Cependant, vu les efforts astreignants que cela nécessiterait, elle décida de ne pas donner suite à un tel projet du fait de sa santé devenue chancelante.
En 2001, dans un concert pour ‘’Voix et Piano’’, lequel fut sa dernière performance, organisé sous l’initiative de Esée Monde à l’occasion de la Fête du Québec, à l’Ecole de Musique Vincent d’Indy. Pour cette circonstance, elle prit l’opportunité d’émerveiller une assistance qui n’en revenait pas et, dont elle fit part de sa révérence dans une performance impériale et lumineusement concoctée à partir de ses doigts magiciens qui n’avaient point de retenue pour l’occasion. Toujours impériale dans l’offrande du répertoire classique haïtien et universel, agrémentée de ce timbre fleurant admirablement la perfection, naviguant entre simplicité et complexité, entre singularité et diversité dans des pétales d ‘exquisité et d’extravagance, frisant l’atonalie. Imperméable tissu voluptueusement inspiré. Avec sa connotation didactique qui n’empêche point la distillation de tant d ‘ingéniosité et de créativité. Ses compositions décèlent une sonorité récitative embaumées de recherches harmoniques et de mélodies fluides, dégageant une approche personnelle, grâce à une technique claire et précise.
Artiste dans l’âme et universellement façonnée, C.B a fait de ses œuvres comme un reflet sociologique rehaussées d’une opulence culturelle à partir d’une enfance musicale et poétique au bercail, agrémentée d’une riche adolescence artistique en France ; entre les tragédies et les conquêtes, le péril états-unien dans sa croisade contre la culture native, le charme des frères de la côte du ‘’tout paris’’ et la montée de la ferveur indigéniste. Les allées et les retours et enfin l’exil cher aux poètes et aux indignés qui se refusent à se faire voir à travers la médiocrité d’autrui. Pianiste à l’infini, sans bornes ; au classicisme sans frontières. Tandis que la thématique populaire a su constituer la toile de fond de sa créativité. Les hommages dont elle fit l’objet lorsqu’elle rendit l’âme le 11 décembre 2005, en disent long sur son influence et de sa prépondérance sur des figures de proue, de Lina Mathon, à Nicole St. Victor en passant par sa petite fille Diane Brouard et sur une lignée de suivistes qui ne jurent que par elle de toujours veiller et de préserver l’héritage indestructible de cette compositrice féconde, musicienne épatante, pianiste d’exception et humaniste.
• Carl Brouard, le fou ?
Tout petit, je voyais souvent ce clochard déambuler à travers les rues avoisinantes, et à l’endroit duquel les adultes éprouvaient beaucoup de respect. Il ne m’a pas pris du temps pour savoir qu’il fut une étoile de la littérature nationale. Pour ma part, je faisais de lui mon ami personnel. Puisqu’il avait fait de la galerie de notre maison à l’avenue Nicolas, son patelin obligé, pour venir s’allonger lorsqu’il était fatigué ou avait faim. Maman pour qui Carl avait un faible, lui avait réservé un bol dans lequel elle lui servait de la sauce de pois et du pain chaud dont Carl Brouard raffolait vivement ; me mettait toujours en garde de trop m’enticher à vouloir jouer avec ce vieillard toujours mal en point. Et duquel, je risquais d’attraper des microbes. Puisqu’en fait, mon jeu consistait à lui brosser cette grosse bosse qu’il avait au front. Sans doute, pour avoir tant de fois perdu les pédales durant ses escapades avec Bacchus.
Cependant, il arrive parfois qu’on le perde de vue pendant quelques temps. Et les rumeurs de toujours évoquaient son enlèvement par une DKW( ce genre de bagnole avec lequel les macoutes-cagoulards kidnappaient la population et les prétendus opposants pour les emmener au pays sans retour). En fait, c’était encore sur ordre de ‘’papa-dok’’ qui le faisait ramener au palais pour le désintoxiquer afin qu’il puisse corriger ses textes nauséabonds. Lorsque le poète national refit surface dans les parages un peu arrangé, mais furieux. Il s’entêtait à répéter sans relâche : ‘’L’IMBÉCILE, l’imbéciiiiille…’’. Et comme tant d’autres, je soupçonnais toujours à qui il faisait allusion. Puisqu’il n’y avait qu’un seul imbécile dans cette république bananière. Lequel avait choisi les individus les plus vils qu’ils dénommaient ‘tonton-macoutes pour finir avec les dernières velléités nationales et patriotiques et intellectuelles, et faire d’Haïti la risée du monde. Quant à Carl Brouard, lorsqu’un certain jour les riverains le découvrirent flottant dans la ravine du Bois de Chêne avec pour compagnon un chien mort. Nul ne se doutait de cette main visible qui lui avait réservé ce sort. Pour que’’ la reconnaissance demeure une lâcheté…’’.
(*)Certains détails sont tirés de l’ouvrage :’’ Carmen Brouard : Sa musique, ses états d’âme, ses souvenirs’’. De Françoise Forest et Gérard Montès.CIDIHCA,2010.
• Ce texte est issu de l’ouvrage: ‘Les 100 plus influents musiciens haïtiens…’’