« Je suis citoyen de toute âme qui pense; la vérité, c’est mon pays. »
(Alphonse de Lamartine)
Le mendiant inconnu, – comme nous l’avons rapporté dans le numéro précédent d’Haïti Liberté, – refusa de ramasser la gourde lancée dédaigneusement par le sorcier de l’Artibonite, Zacharie Delva, le représentant officiel du gourou cannibale de la présidence à vie, le charlatan François Duvalier. Par contre, il accepta avec un sourire léger et serein les dix centimes que nous avions déposés respectueusement dans sa main calleuse : « Merci, mon fils! Que Dieu prenne soin de vous et qu’il vous bénisse ! »
Cette image d’indigence élégante, d’honnêteté courageuse, vous n’en doutez pas, nous a suivis comme notre ombre. Parfois, dans la pénombre de l’exil chagrinant, ne revoyons-nous pas le visage préoccupé, inquiet de ce septuagénaire ravagé par les rides de la pauvreté extrême, mais qui arrivait quand même à garder sa fierté et à protéger sa dignité contre l’humiliation des politiciens dévergondés comme Jean-Claude Duvalier, Roger Lafontant, Jean-Marie Chanoine, Henri Namphy, Prosper Avril… Peut-être que le souffreteux est décédé depuis fort longtemps sur un trottoir poussiéreux de la ville où il poussait infatigablement la lourde charrette de la privation et de la désespérance ! Peut-être aussi qu’il a rendu l’âme un dimanche soir – le jour du Seigneur consacré au repos et à la prière – sous le perron de la cathédrale de Monseigneur Robert, sans que les fidèles qui eussent été arrivés pour la messe de quatre heures ne l’eussent eu aperçu! Ou bien encore, son cœur s’est arrêté de battre sous l’une des galeries de ces maisons petites bourgeoises qui longent la grand-rue! Nous ne saurions dénombrer les misérables qui meurent comme Lazare dans des pays pourtant convoités pour l’abondance de leurs richesses naturelles. Pour la plupart des victimes de la guerre sale et de la famine décimante, la route mortelle de Lampedusa s’offre comme l’unique alternative au dépérissement existentiel.
L’exil
C’est l’usine
Des travailleurs zombis
Empilés sur des machines
Qui broient la vie
On pâlit
On vieillit
Comme le train du destin
Qui roule trop longtemps
J’ai enfin compris
Que « là-bas »
Est encore « ici »
Lumières et ténèbres
Se partagent les humeurs du temps
Liberté
Nous t’avons attendue
Jusqu’à l’aube naissante
Et tu n’es pas venue
Liberté
Tu as trahi tes enfants
Ici et ailleurs
Nous desséchons
Comme l’herbe
Nous mourons
Dans les réserves de mépris
De l’Amérique honteuse
Dans les cités de Paris
La Bande de Gaza
À Calcutta
À Cité Soleil
Dans le désert du Sahel
Et où encore
Mourir
Sans te prendre
Dans nos bras affaiblis
Sans te serrer
Sur nos cœurs lassés
Et trompés
N’est-ce pas là
Notre plus grand chagrin
Liberté
Nous mourons tellement
Que nous ne savons plus
Où aller mourir
Nous sommes nés dans une ville indocile, insoumise, qui a fait sa réputation dans la pratique phénoménale de la « violence positive ». Même la « religion », cette « chose reconnue mystiquement sacrée » dans les pays dominants et dominés n’a pas échappé aux humeurs explosives et profanatoires qui sont propres à la cité de l’indépendance. Un matin, la ville des Gonaïves s’ensauvageait dans une affaire de blasphème, de profanation et de violation du patrimoine immobilier du clergé catholique. Un peu avant midi, une populace folle, affamée et incontrôlable, constituée de souffreteux furieux, menaçants, venant de Raboteau, de Christ Blanc, de La Saline, de Polcosse, de Trou Cochon, de Sans Raison, d’Asifa…, envahissait l’évêché situé à l’entrée de la route des Dattes aux cris de : « À bas Monseigneur Robert! » En l’espace de quelques heures, ces misérables avaient tout saccagé. Elle avait pillé un immense dépôt de nourriture, emporté des sculptures, des peintures, des vêtements, des boîtes d’hosties, des bicyclettes, accaparé des motocyclettes et même des véhicules tout terrain… L’Évêque et les curés eurent le temps de se mettre sous la protection des gendarmes, car les pillards manifestaient l’intention de les lyncher. La ville resta longtemps sans Évêque, sans prêtre, sans prière… Durant plusieurs mois, les portes de la cathédrale Saint Charles Borromée ne s’ouvrirent plus aux croyants. Le nommé Necker, une espèce de bossu de Rome, ne faisait plus carillonner les trois cloches aux heures de l’Angélus du matin, du midi et du soir. Plus de messe dominicale. Plus de vigile pascale. Gonaïves était donc devenue orpheline de Dieu le Père… Suite à cet incident diplomatique majeur, le Vatican décida de sévir fermement contre les riverains. D’abandonner les fidèles à la merci du démon.… Monseigneur Robert maudit la cité avant de fuir avec sa petite flotte de prélats profondément choqués et visiblement effrayés. Il y avait parmi eux des pédophiles, des fornicateurs ou des futurs défroqués qui corrompaient des jeunes filles et des jeunes garçons, et dont les noms circulaient sournoisement et disgracieusement dans plusieurs foyers. La piété des citadins avait été secouée. La population gonaïvienne partage sa foi religieuse entre le catholicisme, le protestantisme et le vaudouisme : les trois principales sources d’aliénation sociale et politique. Mais cette fois-là, les sermons de la montagne n’eurent aucun pouvoir d’apaisement, de zombification sur le déchainement de la foule et la fureur destructrice de la collectivité.
Nous reconnaissons, comme le dit le prophète Salomon, qu’il y a un temps pour chaque chose : un temps pour parler, vociférer, déconner; un temps pour se taire et s’organiser; un autre temps pour agir. Agir au sein d’une organisation qui s’offre les moyens légitimes de vaincre ses antagonistes. Les « secteurs » qui se réclament du « mouvement démocratique » doivent « s’auto-purger ».
Moïse Jean-Charles de Pitit Dessalines a dénonc
é l’acte de trahison qu’il venait de subir de la part d’une poignée de collègues politiciens qui ont soutenu sa candidature aux « brigandages électoraux » d’Opont et de Berlanger : les deux affairistes placés à la tête du CEP par le Core Group de Peter F. Mulrean et de Sandra Honoré. Un certain Mathias Pierre qu’il considérait comme son « Charlotin Marcadieu » aurait vendu, – selon l’ex-candidat à la présidence –, son instinct bestial, – étant donné que les renards n’ont pas de conscience –, aux missions diplomatiques accréditées à Port-au-Prince. Après avoir pris sa distance avec son chef, ce même Mathias Pierre n’a pas chômé. En l’espace d’un cillement, il est devenu le président d’une nouvelle équipe de conspirationnistes et d’antinationalistes dénommée La Coalition des Partis Politiques, Organisations et Personnalités Progressistes (COPPOPP). Cette création bidon, à la solde de Washington, rassemble les mêmes « oisivistes » qui guettent des opportunités dans la fonction publique. Moïse Jean-Charles a appris finalement, – à ses dépens et trop tard –, que Karl Marx, Friedrich Engels déconseillent d’intégrer la racaille composée de petits-bourgeois intellectuels, de boutiquiers, d’agents immobiliers, de « vendeurs de borlette ou de loterie », de gérants de maisons closes…, dans une mouvance politique qui revendique le respect des libertés politiques, la jouissance des droits naturels. Et puis, soyons sérieux : ce n’est pas parce qu’un individu avait vécu quelques semaines à Cuba qu’il aurait acquis la capacité politique et la compétence intellectuelle d’allumer la torche d’une « Révolution », à l’instar de Miguel Hidalgo considéré comme le père de la patrie mexicaine, dans un pays comme Haïti qui souffre de tous les «maux » de la terre. Fidel Castro, Che Guevara, Raul Castro, Mao Tsé-toung ont lu et étudié les principaux philosophes qui ont construit les grandes théories de changement social, de fonctionnement politique et de système économique : Platon, Aristote, Cicéron, Saint Thomas, Saint Augustin, Hobbes, Montesquieu, Rousseau, Sieyès, Tocqueville, Hegel, Marx, Engels, Maurras, Rivarol, Kant, Bonald, Burgess, Bentley, Easton, etc. Confucius met la société en garde contre les dérives néfastes de l’irrationalisme de l’inculture : « Étudier sans réfléchir est vain, mais réfléchir sans étudier est dangereux. »
Platon a dit : « Seuls le savoir et l’honnêteté doivent gouverner. » Et pourtant, le mardi 7 février 2017, si le Parquet de Port-au-Prince n’ordonne pas entre-temps l’arrestation du « petit paysan prétentieux (PPP), Jovenel Moïse, le « troupeau d’ânes » du néomacoutisme risque de revenir braire dans la cour du palais national. L’appareil judiciaire ne privilégie pas la « liberté conditionnelle » pour un trafiquant de cocaïne et un blanchisseur d’argent sale. Youri Latortue couvre de plus en plus les espaces importants de la scène politique. Le rusé politicien sait que son heure approche. Jovenel Moïse est apparemment brûlé. Le président de l’Assemblée nationale, conseillé par Gérard Latortue – l’espion transnational au service de Washington, du Département d’État, du Pentagone et des Nations-Unies – joue astucieusement la carte de l’après Jovenel. Si le destin a souri à Privert, – le repris de justice – pourquoi pas à l’énergumène dénoncé et accusé par Julian Assange… Youri Latortue, le fils maudit de la ville des Gonaïves, se lèche les babines. Et attend. Il attend la levée de la tempête dans le désert de l’anarchie sociale et du chaos politique. Cette fois encore, le « malheur des uns, fera le bonheur des autres ». « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire [1]. »
Au cours de l’année 1991, l’ambassade américaine à Port-au-Prince, par l’intermédiaire de l’USIS, nous avait invités à débattre sur le sujet de la « démocratie » en Haïti avec un membre du sénat des États-Unis qui lui-même se trouvait à Washington, dans l’enceinte du Capitole. Les échanges étaient diffusés en direct sur le Net. En dehors de nous, il y avait les journalistes Marcus Garcia (actuel ministre de la communication et de la culture), Clarens Renois et quelqu’un d’autre dont le nom échappe à notre mémoire. L’exercice consistait à nous faire expliquer comme des étudiants de la première année d’une faculté de science politique, comment fonctionne l’État de droit. L’Honorable sénateur répondait de manière professorale aux questions que lui posaient nos collègues sur les possibilités pour la République d’Haïti de devenir, comme les États-Unis, une société dans laquelle les « Libertés individuelles et collectives » seraient rigoureusement respectées. Notre intervention désorienta l’illustre orateur. En peu de mots, nous parvenions à lui prouver que son pays, champion des inégalités sociales, des brutalités esclavagistes, de la ségrégation raciale, n’avait aucune leçon à apprendre aux Haïtiens en matière des Droits de l’homme. Nous avons aussi référé le « maître » à certains théoriciens du modèle polyarchique, notamment Robert Dahl [2], F. Bourricaud [3]. Un État fédéral au sein duquel les disparités sociales et économiques paraissent tellement évidentes et criantes peut-il porter l’étampe de « société équitable »?
En 1987, nous avons visionné un documentaire de L’Office National du Film du Canada (ONF) sur une favela infernale de Guayaquil, en Équateur. Le champ de cahutes sur pilotis s’étendait à perte de vue. La caméra fouineuse, chercheuse de sensations fortes pour les spectateurs occidentaux, nous introduisait brutalement dans l’intimité des familles. Ce n’étaient pas des êtres humains qui se succédaient à l’écran, mais des animaux d’une jungle sauvage de l’Amérique du Sud ou de l’Afrique. Les images étaient insupportables à regarder. Nous avons projeté le film, à notre tour, dans le cadre des activités de ciné-conférences que nous organisions à Montréal au Centre haïtien d’animations et d’interventions sociales (CHAIS), dirigé par le regretté Jacques Duviella, un patriote révolutionnaire très proche du défunt poète et artiste peintre Villard Denis alias Davertige, l’assistance était tellement émue qu’elle ne pouvait contenir ses larmes de révolte. Les participants acceptaient difficilement que des femmes, des hommes, des enfants, des vieillards, en plein siècle de développement technologique et d’essor industriel, étaient en train de survivre dans des conditions sociales et économiques si avilissantes. Les États impériaux investissent des sommes faramineuses dans les domaines de la recherche spatiale, mais négligent volontaires de résoudre les problèmes de la « misère » sur la planète. La fabrication des armes de destruction massive qui implique des centaines de milliards de dollars l’emporte sur la conservation de la vie. Le capitalisme, comme le montre Joseph E. Stiglitz [4], prix Nobel d’économie, a perdu la tête.
Avec l’arrivée de la mondialisation triomphaliste, la sécurité de l’emploi disparaît graduellement dans le monde des ouvriers. Les usines déménagent dans les pays où les populations infortunées vivent à moins d’un dollar par jour et vendent leur force de travail pour une bouchée de pain. Les grands planteurs du Nord recrutent les grands réseaux de la mafia internationale pour qu’ils détruisent les récoltes des petits paysans métayers peu avant le temps de la moisson. Ces malfrats rémunérés survolent les espaces agricoles en avion ou en hélicoptère et répandent des agents chimiques nocifs sur les champs de riz, de petit-mil, de maïs, de melon, de légumes… Cette politique macabre de destruction de la paysannerie force les habitants à prendre le chemin de l’exode interne pour aller gonfler le nombre des prolétaires qui dessèchent dans les manufactures urbaines. Après la chute de l’Union Soviétique, les États-Unis ont célébré la victoire du « capitalisme » sur le « communisme ». La globalisation économique a été inventée justement dans l’intention de tuer les germes de l’État social et révolutionnaire prôné dans les ouvrages qui traitent des approches philosophiques marxiennes ou léniniennes. Seulement, Stiglitz rappelle dans ses études sur l’expansion effrénée de la mondialisation que « le vers est dans le fruit ».
La récession de 2007 qui a ébranlé les États-Unis fait encore craindre le pire pour les années à venir. Les cas de faillite suivis d’un taux inquiétant de suicide parmi la classe moyenne décapitalisée risque de recommencer à faire la une des grands quotidiens du monde. La situation économique, selon les prévisions des analystes financiers, commence à montrer des signes de « refragilisation » avec l’installation de Donald Trump, cet « écervelé entêté », aux commandes de la Maison Blanche. Aucun d’entre nous n’ignore à présent « comment meurt l’autre moitié du monde [5]». Les journalistes et les écrivains progressistes se sont incombé la responsabilité de combattre l’État bourgeois sur le terrain idéologique de Marx, d’Engels, Mao, Lénine, Fidel, Guevara, Celia Sanchez, Sankara et tous les autres sociologistes, politiques et politologues avant-gardistes qui se sont sacrifiés sur le chemin de la lutte pour le désasservissement total du prolétariat. Selon les penseurs gauchistes, l’origine de l’État est reliée aux intérêts de la classe oligarchique qui domine les sociétés mondiales. Ils le qualifient de « comité exécutif de la bourgeoisie [6] » C’est la raison pour laquelle les masses populaires doivent conjuguer leur force afin de le faire dépérir. Le « capital » génère partout des souffrances frustratives. Les « esprits lucides » reconnaissent et admettent l’importance, la nécessité d’éradiquer définitivement sur la terre le fléau qui porte le vocable ignoble de néolibéralisme. Ils reconnaissent le primat de la dignité humaine sur l’humiliation impériale. C’est la tâche à laquelle restent attelés tous les compatriotes qui ont décidé, au péril de leur vie, de mener le combat du changement social aux côtés des petites gens.
Le jeune journaliste du Petit Samedi Soir, Gasner Raymond, fut assassiné le 1r juin 1976 par les macoutes de Jean-Claude Duvalier pour avoir épousé la cause des travailleurs syndiqués de Ciment d’Haïti. Il décéda à l’âge de 23 ans. Ézéchiel Abellard de Radio Métropole, atteint de tuberculose à Fort-Dimanche, s’éteignit dans sa cellule, sous les yeux offusqués de ses camarades de détention. L’avocat Eddy Volel a été exécuté d’une balle en plein jour, sous les regards affolés de la foule, pendant qu’il exigeait pour son client emprisonné arbitrairement le respect des principes de l’habeas corpus. Il a trépassé avec un exemplaire de la constitution de 1987 fortement serré dans sa main. La lutte contre le système de société institué par les États bourgeois a rempli les espaces lugubres des cimetières d’un nombre incalculable de cadavres.
Dans le film « Troie » réalisé en 2004 par Wolfgang Petersen, Agamemnon envoie un garçon à la recherche d’Achille (Brad Pitt). Il doit affronter un guerrier géant du camp adverse en combat singulier. La victoire sera concédée aux partisans de celui qui remporte la victoire, ce qui évitera de faire couler massivement le sang des soldats. Le petit messager conseille à Achille : « Si j’étais vous, je n’irais pas. Il est grand et puissant. » Achille lui répond : « C’est pour cela, quand vous mourrez, personne ne se souviendra de vous. » L’existence humaine tire également son essence des situations de risques et de dangers que chaque individu est appelé à affronter preusement en vue de protéger l’honneur de sa patrie, de conserver la dignité de son peuple et d’être en paix avec sa conscience. Nous devons agir comme Rodrigue le Cid : transcender la mort pour entrer dans l’immortalité, pour scintiller dans la gloire perpétuelle.
Nelson Mandela défia, d’abord par la parole, les bourreaux de l’apartheid de l’Afrique du Sud. Comme parler ne suffisait plus, il adopta les principes radicaux de la lutte armée. Il se forma dans le cadre de sa nouvelle stratégie de guerre. Il utilisa les mêmes « moyens violents » des dominateurs pour libérer son peuple. En créole, les paysans disent : « Kou pou kou Bondye ri (Si je te fouette parce que tu me bats, Dieu ne s’en mêlera pas) ». Le leader de l’ANC, avec la complicité de la CIA, passa environ 28 ans en prison. Libéré le 11 février 1990, il devint président de son pays en 1994. Les méthodes du « pacifisme » ne permettent pas toujours d’obtenir les résultats escomptés. À moins de vouloir mourir comme Socrate. Mourir dans la naïveté de son innocence. Nous ne sommes pas comme le fildefériste qui cherche l’équilibre entre le vide abyssal qui sépare le paradis de l’enfer. Les mains de fer de l’occupation étrangère se resserrent de plus en plus sur les bras faibles de la République d’Haïti. Nous avons cessé de rêver avec les yeux ouverts.
Des étudiantes posaient une fois avec nous le problème du fondement véridique ou utopique du « paradis ». Après quelques secondes de réflexions, notre cerveau nous a suggéré une réponse que nous avons cru être bien appropriée : « Je ne sais pas si ce lieu béatifique décrit dans les livres sacrés des religions existe ou n’existe pas. Cependant, si vous me parliez de l’Enfer, ma réponse serait immédiate et sans équivoque. Car je sais que l’« Enfer » existe. Je le sais, pour l’avoir vu de mes yeux en Haïti, au Brésil, au Mexique, en Inde, en Somalie, dans les bateys de la République dominicaine… J’aurais pu vous en citer d’autres lieux en exemple. Vous les énumérer les uns après les autres jusqu’aux petites heures du matin. Et au risque de vous surprendre, j’y aurais ajouté des quartiers pauvres des mégapoles de l’Europe, des ghettos de l’Amérique du Nord où des marginaux, des itinérants, des homeless, aux heures indues, saccagent les poubelles des restaurants luxueux à la recherche des restes de nourriture. Charles Dickens [7], le célèbre romancier anglais, reconnait que la misère est un enfer.»
Jean Ziegler explique dans « L’empire de la honte » que le phénomène de la pauvreté qui sévit dans les régions du Sud découle des conséquences désastreuses d’un acte manifestement criminel. L’auteur dénonce même ce qu’il appelle « la rareté organisée ». L’Occident planifie la famine qui tue les populations du Sud. C’est de la faiblesse des pauvres que les riches tirent leur plénipotentiarité. Nous n’avons pas besoin d’aller agiter le fond des statistiques qui ne traduisent même pas les réalités catastrophiques du néolibéralisme. Est-ce normal pour un individu d’avoir faim et de n’avoir pas les moyens de manger? N’est-ce pas inconcevable pour un être humain qui croule sous le poids de la fatigue de ne pas disposer d’un toit et d’un grabat pour se reposer au milieu de sa famille? Comment se taire devant de pareilles « injustices » sans se faire soi-même complice de la misère humaine ? En Haïti, dans la Grande-Anse et dans le Sud, après le passage de l’ouragan Matthew, le sexe des jeunes femmes n’a acquis que la valeur d’une feuille de tôle. Danton Léger, – imaginez-vous –, est à la fois commissaire et croque-mort du gouvernement. Chaque mois, le « juriste baveux » enterre au moins une dizaine de prisonniers de droit commun décédés de maladies contagieuses et de faim au pénitencier national. Nous sommes réellement revenus aux époques terribles de Fort-Dimanche, des Recherches criminelles et des casernes Dessalines. Alors que Jocelerme Privert et Enex Jean-Charles ont dépensé 55 millions de dollars US pour monter la vaste comédie qui place le pays sous la coupe réglée de la « bourgeoisie minable du bord de mer (BMBM) » et des « goinfres » du PHTK de Guichard Doré, de Reynold Georges, de Guy Philippe… Les avocats patriotes ne doivent-ils pas conseiller aux parents des citoyennes et citoyens décédés dans les milieux de l’incarcération d’intenter une poursuite collective contre l’État haïtien pour négligence criminelle. Les « centres de détention » ne devraient pas se transformer en « camps d’extermination ». Comme personne morale, l’État doit répondre de ses « crimes contre l’humanité », conformément aux « prescriptions légales » ratifiées, signées et promulguées dans le cadre des conventions internationales en matière de respect des Droits humains.
La terre d’Haïti est devenue la nouvelle Via Appia des « seigneurs de la cosmocratie ». Dans tous les quartiers défavorisés, nous assistons à des spectacles de désolation. Des compatriotes déprimés, desséchés par leurs mauvaises conditions de vie sont cloués sur la croix de la misérabilité. Ils crèvent les uns après les autres, sans que les anges du ciel leur viennent en aide. Dans les vents du cataclysme sociétal qui soufflent avec véhémence sur l’ensemble du territoire, nous avons appris à distinguer les pleurs du bébé qui s’ennuie de celles du nourrisson qui a faim, qui a froid, qui souffre de maladie sans avoir de médicaments, et qui va mourir à l’aube dans les bras d’une pauvre mère fatiguée et éplorée. Peter F. Mulrean et Sandra Honoré sont les nouveaux « Crassus » délégués par « César » pour écraser la résistance massive. Rome, dans son arrogance orgueilleuse, saurait-elle tolérer la rébellion effrontée d’une poignée d’esclaves qui nourrirent la prétention de fonder un pays, de créer un État libre et indépendant sur ce continent prédestiné à la race aryenne ? Le rêve a duré 213 ans : 1804 – 2017. Les noms illustres des « gueux héroïques » qui circulent et brillent dans l’univers comme des pionniers de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité agacent la conscience blessée, offensée des États-Unis, de la France, du Canada, de l’Angleterre, de l’Espagne… Alors, le 29 février 2004, « les empires de la honte » ont dit indécemment : « Finissons-en… »
Cependant, tant qu’il restera une seule créature humaine qui souffre de faim, de soif et de froid, d’une forme quelconque d’injustice, notre bouche ne tremblera pas, notre voix ne se taira pas, notre main ne faiblira pas, notre stylo ne séchera pas sur la page rouge de la « Révolution », et nos jambes infatigables continueront de marcher sur la route noble et digne qui conduira tôt ou tard à la « Libération » et à l’ « Émancipation » des « damnés de la terre ».
C’est notre Combat.
Robert Lodimus
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Notes et références
[1] Corneille, Le Cid.
[2] Robert Dahl, Qui gouverne?, Paris, A. Colin, 1971)
[3] F. Bourricaud, Le modèle polyarchique et les conditions de sa survie, Revue française de science politique, vol. 20, no 5.
[4] Joseph Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête, Fayard, 2003.
[5] Susan George, Comment meurt l’autre moitié du monde?, Éditions Robert Laffont, 1976.
[6] Souligné par Denis Monière et Jean H. Guay, Introduction aux théories politiques, Québec/Amérique, 1987.