“La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles” a écrit François De Malherbe dans sa Consolation à M. Du Périer. C’est sans doute vrai, mais à mes yeux tulipants, et dans une perspective strictement politique, il y a, je dirais, des degrés, oui, des degrés dans la rigueureté de cette inexorable fatalité qui nous frappe tous. Entendons-nous. En effet, que Malherbe ou Bonneherbe, Malfeuille ou Bonnefeuille le veuille ou non, la mort d’un Fidel Castro Ruz relève d’une “plus haute rigueur”, celle d’un Augusto Pinochet ou d’un François Duvalier tient d’une “plus basse” rigueur. La première mort est comme un coup de massue qui vous enlève votre bon ange, d’un coup, alors que les deux suivantes vous causent un ouf de soulagement.
Le malheur de Manno au tombeau
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ma raison perdue
Ne se retrouve pas ?
Pas le moins du monde. Après avoir été mis au courant du diagnostic de la maladie de Manno Charlemagne, je savais à quoi m’en tenir quant à son pronostic. Bien avant même son décès que je savais très proche, je me faisais déjà beaucoup de soucis pour ce qui allait advenir de sa dépouille. Le corps sans vie de cet homme qui avait été le porte-parole et défenseur par excellence des malere, des pi piti, le pourfendeur d’un système de classe inique et archaïque, allait-il être simplement mais dignement honoré par la communauté des artistes et musiciens, par les progressistes, par les organisations populaires? Ou bien le symbole que représente Manno allait-il être récupéré de façon maladroite ou même incongrue par cet État corrompu, anti-peuple qu’il n’avait cesse de dénoncer?
C’est bien, je le confesse, une juste coutume
Que le cœur affligé,
Par le canal de ma plume vidant son amertume,
Cherche d’être allégé.
Il ne s’agissait pas seulement de vider mon amertume. Une inquiétude me tenaillait, me vrillait l’esprit: les proches de Manno ont-ils le niveau de conscience politique qui leur fasse comprendre, appréhender l’ironie sinon la gravité d’une récupération du monument artistique, musical, militant, politique que représente Manno par les représentants d’un système social honni des masses marginalisées, opprimées, refoulées, humiliées, oubliées?
Non qu’il ne me soit grief que la terre possède
Ce Manno qui nous est si cher ;
Mais en un accident qui n’a point de remède
Il n’en faut point chercher.
Je n’en cherchais point, je m’inquiétais plutôt de voir le corps et l’esprit rebelle, militant de Manno passer au prix de trois centimes (comme dirait ma grand-mère paternelle), être insulté par l’inanité, la frivolité, l’inutilité, la médiocrité, les banalités, l’insignifiance, les platitudes, les clichés usés de discours hypocrites, fades, décousus, prononcés par les représentants d’un gouvernement au service de l’impérialisme, complice d’organisations mondiales qui pa pou nou yo ye.
Je soupçonnais que Manno allait connaître une deuxième mort, celle de la récupération de son héritage par des éléments vivant aux antipodes de la pensée idéologique de l’artiste à l’époque d’or où il avait composé ses meilleures chansons engagées, révolutionnaires (années 1970 à 1994). Dans la mesure où il avait pu réaliser que son cancer pulmonaire avec propagation au cerveau était un arrêt de mort, je ne sais ce que Manno lui-même avait souhaité pour ses funérailles. Peut-être qu’il n’y avait même pas pensé.
De toute façon, considérant la dimension nationale, populaire de Manno Charlemagne, des funérailles officielles n’étaient pas une considération incongrue. Même, c’était une idée heureuse que la nation lui rende hommage pour avoir maintenu, pendant les années noires de la dictature et de la post-dictature, ce haut niveau de conscience idéologique et patriotique. Mais, considérant aussi le misérable opportunisme du pouvoir actuel, il fallait s’attendre à ce que ce dernier soit aux aguets pour faire, littéralement, main basse sur la dépouille de l’artiste qui leur servirait de propagande, de faire valoir.
Et c’est justement ce qui arriva. Le gouvernement se substitua aux ayant droit. Et alors, la deuxième mort était inévitable. Nous avons suivi l’éloge de Manno Charlemagne par le ministre de la Culture Limond Toussaint: défense des sans-voix, des opprimés, dénonciation des injustices sociales, batailles pour l’intégration sociale des couches défavorisées de façon à ce qu’elles participent aux prises de décision, liberté d’expression, respect de la personne humaine, tout a été dit à propos de Manno par le ministre-prêtre défroqué, interdit d’exercer son ministère par décision de la Conférence épiscopale d’Haïti signée de Chibly Langlois, en date du 29 mars 2017.
En fait, Toussaint s’est bien camouflé derrière des louanges à tout casser de Manno pour en faire le tremplin de la propagande gouvernementale dont il avait besoin. En effet, le prêtre “interdit”, objet d’un décret de « suspense a divinis » quelques jours auparavant, glissait une courte phrase porteuse d’un message politique très signifiant qui n’avait vraiment pas sa place dans le contexte des funérailles de Manno: “lanmò Manno a envite nou angaje n nan Karavàn pou yon lòt Ayiti a”. Dekilakyèl? Et de quelle lakyèl? La présence attendue du ministre-prêtre suspendu “a divinis” est sans doute l’explication à l’absence de la hiérarchie catholique aux funérailles, elle qui avait pourtant tenu le haut du pavé à la madigrature, la forfaiture d’El Rancho.
Nous prétendons que dans le cas particulier de Manno Charlemagne, des funérailles officielles n’impliquaient pas forcément la participation, ostentatoire, des représentants de cet État que l’artiste avait l’habitude de dénoncer: premier ministre et membres de son gouvernement dont le ministre de la Culture et de la Communication, Limond Toussaint; conseillers grate santi du premier ministre et du président, représentants inutiles du parlement. Enfin, l’obscène Joseph Martelly, créature de Hillary Clinton, a été le clou de cette présence gouvernementale plutôt singulière et depaman par rapport aux convictions politiques du décédé.
C’est le caractère protocolaire, guindé, empesé, bridé, raide, solennel, pompeux des funérailles qui nous a dérangé: une ambiance cérémonieuse contrastant avec le côté très informel, insouciant, imprévisible, relax, décontracté, dégagé, cool, penyen lage, bohême, à la limite désinvolte et même frekan de Manno. Il a manqué aux funérailles de Manno cette atmosphère popoulo dans laquelle il avait grandi et qui était son milieu naturel. Pourquoi n’avoir pas eu recours à la chorale Konbit Kalfou, à un ensemble musical rasin, et à une bann rara? Ce qui eût apporté vie et rendu à la cérémonie son caractère vraiment populaire, au lieu de la musique soporifique, morne, terne de la fanfare de la PNH.
Il est dommage que les proches de Manno Charlemagne n’aient pas pu appréhender le risque que des funérailles officielles – légitimes par ailleurs – soient récupérées par un gouvernement à la resquille, sou mank.
Il y a eu une seconde mort, politique, de Manno Charlemagne si l’on considère l’absence remarquée, très regrettable de la famille Lavalas, famille au sens politique originel de cette appellation. Car Manno a eu pendant un certain temps un parcours parallèle avec ce courant politique, dont la sensibilité, à l’époque du moins, était la plus proche de celle de l’artiste. Fanmi Lavalas a raté une fière occasion non pas de récupérer le chanteur engagé, mais de retrouver un symbole revendicateur porteur de promesses fécondes pareilles à celles exprimées lors de l’expérience allant du 16 décembre 1990 au 30 septembre 1991. Dommage! Des ordres sont peut-être venus de haut ou… de loin.
Nous croyons que le directoire politique de Lavalas aurait dû faire abstraction de toute divergence, querelle antérieure avec Manno pour prendre une part active, visible, non feinte aux funérailles d’un militant dont la ferveur artistique engagée avait contribué, particulièrement pendant le premier exil d’Aristide, à maintenir djanm la résistance aux retombées du coup d’État du 30 septembre 1991. À bien regarder, Manno a été une victime. Victime de courants politiques présumés progressistes qui n’ont pas su profiter de ce que représentait Manno en terme d’éveil et de conscientisation politique massifs de toute une jeunesse et des secteurs marginalisés du pays. L’occasion était là de former un parti politique fort, unifié, structuré en vue de la prise du pouvoir au bénéfice des masses. Dommage!
Il y a eu une seconde mort de Manno Charlemagne, artistique, politique et idéologique, lorsque Sweet Micky, pur produit du macoutisme dévergondé, réactionnaire et assassin, a cru nécessaire de s’exhiber au cours d’un hommage personnel à Manno en interprétant ses compositions musicales engagées. Quelle ironie à regarder Martelly gesticuler, littéralement, devant un keyboard, reprenant des airs de Manno dont la charge idéologique est justement tout le contraire, tout l’opposé du vécu politique de Martelly! Imaginez le macoutique Sweet Micky chantant: “ jodi demen k gen yon lòt fòm dide / k ap kraze, k ap kraze lit pou libète”. Même, le mec a eu l’audace de dire, et je cite: ”chèche yon ti kote nan kè Manno, w ap jwenn Miki kanmèm”. Quelle funèbre audace!
Finalement, la seconde mort de Manno se rapporte au choix d’inhumer le corps à Verrettes. Ça a eu l’air de tomber comme un cheveu sur la soupe. Pourquoi pas à Carrefour où Manno a grandi et fait ses premières armes dans la vie? C’est là peut-être que kòd lonbrit Manno dwe antere, littéralement parlant. N’est-ce pas là que Manno a fondé la chorale Konbit Kalfou? Le maire de cette commune, Jude Edmond Pierre, s’est dit étonné du choix qui l’a laissé perplexe. À mon humble avis c’est une sorte d’exil du cadavre, de l’artiste dont le rayonnement populaire enlève le sommeil à un pouvoir totalement dépourvu de légitimité, voire de popularité.
Mais Manno était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin ;
Et militant il a vécu ce que vivent les militants,
L’espace de leur militance.
Il est dommage que les proches de Manno Charlemagne n’aient pas pu appréhender le risque que des funérailles officielles – légitimes par ailleurs – soient récupérées par un gouvernement à la resquille, sou mank. En tant que progressiste, la récupération a blessé notre amour-propre politique. Elle laissera aussi quelque séquelle au sein d’une jeunesse aux abois, d’une classe ouvrière écartelée par de bas salaires, d’étudiants conscientisés et sans avenir forcés à l’exil au Chili et ailleurs.
Indépendamment de ses dérives politiques “post-militantes”, de ces écarts dont il aurait pu se priver, l’artiste engagé Manno Charlemagne reste un élément important dans cette prise de conscience généralisée; une très large partie du pays en a bénéficié pour pousser la dictature duvaliériste à la porte, garder haut le moral de la population dans sa tentative de bâtir une vraie démocratie et de lutter lucidement contre l’impérialisme avec grand espoir que l’arbre de la résistance finira par porter des fruits.
24 décembre 2017