L’influence de ce qu’on appelle avec une facilité trompeuse la « communauté internationale » détermine l’avenir, le présent des haïtiens, malgré le déficit de souveraineté nationale et de légitimité qui entache ses décisions, par autorités nationales interposées. Elle accompagne Haïti dans son cheminement vers la démocratie. Elle partage ses inquiétudes, ses incertitudes. Son poids est troublant. N’y a-t-il pas une gêne pour Haïti placée sous le contrôle sécuritaire des troupes de l’Organisation des Nations Unies de penser à la définition d’une politique étrangère? N’y a-t il pas une certaine prédisposition prétentieuse, dans ce contexte de dépérissement moral, de vouloir définir une politique étrangère qui prenne en compte les intérêts et les attentes d’Haïti. ?
Serait-ce du nationalisme ? Pour un pays dont la dépendance financière est totale envers la communauté internationale, il y aurait un entêtement utopique d’Haïti à penser de nouvelles relations avec celle-ci. S’agirait-il d’un manque de gratitude de la part des autorités haïtiennes de penser à résoudre les problèmes de leurs compatriotes en exigeant une implication souveraine et autonome pour corriger les déséquilibres ? Le nationalisme haïtien, marqué par la crise des valeurs, existe ; il s’est toujours affirmé malgré le poids de la « communauté internationale ». Comme Haïti, celle-ci se montre universaliste par la diffusion des valeurs de liberté, d’égalité et d’indépendance. Haïti comme la « communauté internationale » les a diffusées dans le monde et dans les enceintes internationales. Mais l’influence pesante de la « communauté internationale » érode toute capacité de développement endogène. Haïti grandit dans la nostalgie de son statut d’Etat pionnier qui a fait briller son engouement pour la défense des opprimés.
La « communauté internationale » animée d’acteurs puissants revendique la capacité d’imposer la démocratie dans les sociétés les plus rétives. Elle s’engage à restaurer le règne du droit par l’appui instrumental de l’Organisation des nations Unies, incarnation de la légitimité internationale. Et le chapitre VII de la charte des nations unies est explicite sur les conditions dans lesquelles le recours à la force peut être légitime par la « communauté internationale » sur un territoire où sont réunies les menaces à la sécurité internationale. C’est en se référant aux règles auxquelles adhèrent les institutions internationales que les Etats membres de l’ONU au nom du droit d’ingérence ont ramené un président légitimement élu en 1994 qui fut renversé par un coup d’Etat, ont mis fin au mandat de ce même président en 2004 par la violation des normes constitutionnelles d’ordre interne et annoncé le renforcement des conditions sécuritaires par le déploiement d’une force militaire à travers la Mission de stabilisation des Nations Unies en Haïti (MINUSTAH). Mais il faut reconnaître que l’appui onusien s’est associé au renforcement de la toute puissance américaine. Or, on remarque que l’adhésion des Etats-Unis à la démocratie s’accompagne de l’expression d’une hégémonie qui étouffe les capacités d’adaptation d’Haïti. On ne peut nier l’importance que les Etats-Unis ont apportée à la démocratie en Haïti depuis les années 80, dans un mouvement dynamique avec les forces socio- politiques locales et exogènes. Cependant, la contribution nord-américaine s’est diluée en contrepoids dans la formulation d’une politique de colonisation. Si le poids de la « communauté internationale » et celui des Etats-Unis demeurent, les modalités de leur influence doivent être repensées.
La souveraineté, l’indépendance d’Haïti ont été des éléments centraux de la politique étrangère d’Haïti de 1804 à 1915. Les discours des fondateurs de la Nation haïtienne ont défini les grandes lignes de la diplomatie haïtienne. Haïti jusqu’à l’occupation américaine de 1915 devait se défendre seule, s’assurer des moyens de sa puissance et d’associer cette volonté autonome à des réformes économiques de grande ampleur. Un besoin urgent de modernisation capable de venir à bout de la société traditionnelle se faisait sentir, comme ce fut le cas de la période 1890. Elle est considérée comme « l’échec concomitant du démarrage du processus de modernisation » analysé par Lesly Manigat. Celui-ci se caractérise par une crise multi- dimensionnelle : « crise agraire et agro-alimentaire, crise de l’organisation de l’espace national non-maitrisé et non-intégré, crise des exportations, crise financière, crise partiellement exogène, crise sociale, crise psychologique et morale, et crise politique. »(Lesly F. Manigat, La crise haïtienne contemporaine ou Haïti des années1990s: une grille d’intelligibilité pour la crise présente, Port-au-Prince, 1995, p.141) et les effets néfastes de la crise mondiale de 1890-1893 sur l’économie haïtienne :faillite des banques, effondrement du prix du café haïtien à 180%, disparition des entreprises les plus réputées d’origine européenne, augmentation de la misère du peuple qui cherche dans l’émigration vers Cuba et la République Dominicaine le second souffle. Haïti se résignait au renoncement de sa souveraineté, s’il faut donner crédit aux propos de Tancrède Auguste et à Justin Dévot. Pour le premier, « Nous devons fatalement tomber entre les mains des Américains ; autant s’y résoudre tout de suite. Nous pourrons peut-être tenir encore une dizaine d’années ; mais à quoi prolonger notre agonie ? » (1er Octobre 1896), pour le second « il faut à ce pays un maitre étranger » (1914). (Manigat,Id.p.151) Ni l’occupant, ni les élites favorables à l’occupation n’a pu inscrire ses actions de modernisation selon un agenda clairement précis ; même si certaines réalisations en matière de santé, d’agriculture sont à souligner. Mais le monde rural a payé un lourd tribut pour sa résistance et son opposition à la captation de la souveraineté nationale par les Etats-Unis.
Une diplomatie recomposée, en quête d’opportunités
L’occupation américaine jusqu’à la période Duvalier a mis entre parenthèses toute liberté de critique de la diplomatie haïtienne à l’égard des Etats-Unis, de la France et de l’Angleterre. La période de décolonisation qui s’ouvre vers les années 60 dicta une liberté de ton plus ou moins indépendante où l’appui de la diplomatie haïtienne s’est martelé entre les velléités colonisatrices de la France et l’influence de l’exemple haïtien en Afrique. La diplomatie de François Duvalier, très anticommuniste et soucieuse de la construction d’un rapport patron / client s’est forgée par la quête de ressources matérielles et de survie, quitte à se révéler démagogique dans l’usage de la rhétorique dessalinienne et indépendantiste. L’accueil de Sékou Touré en Haïti donne l’élan de singularité à la capacité d’être critique envers le colonialisme, après avoir craché à la face du Général de Gaulle cette profession de foi inspirée sans doute de Dessalines : « nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage ». La Guinée, le seul pays membre de l’Union française où le « non » au référendum l’emporte, le 28 septembre 1958, recherchait l’appui des dirigeants noirs et François Duvalier en tira parti pour s’imposer sur la scène caribéenne recomposée par la disparition de Kennedy, la chute de Juan Bosch (novembre 1963) et Duvalier tenta alors de contourner le non-appui de Johnson à son régime par la recherche des aides des pays tels l’Allemagne, l’ Italie, Chine nationaliste, France.
Mais depuis 1986, peu de présidents haïtiens se sont montrés capables de forger une diplomatie haïtienne autonome. Néanmoins, trois ont adressé des signaux contradictoires combinant autonomie et exercice de la souveraineté sans partage avec les Etats-Unis (Lesly Manigat), volontarisme (rétablissement des relations diplomatiques avec Cuba par Jean-Bertrand Aristide) et manifestation d’un réalignement de René Préval sur la politique de solidarité d’Hugo Chavez envers les peuples des Caraïbes et de l’Amérique latine. Les remontrances de René Préval envers le représentant du secrétaire général de l’ONU en Haïti (Edmond Mulet), et envers la diplomatie américaine ont révélé des efforts de maintenir l’indépendance haïtienne, à l’ombre de la domination américaine sous-traitée par l’Organisation des Etats Américains et l’Organisation des Nations Unies.
A l’heure de la mise en place d’une nouvelle présidence contestée, ne pouvons-nous pas nous risquer à saisir quelques priorités pour la politique étrangère haïtienne- c’est sans doute utopique.
La première priorité pour Haïti est d’inscrire sa diplomatie dans la recherche d’un statut qui correspond au passé d’Haïti au 19ème siècle : une nation souveraine. On est certes dans un monde global où règne l’interdépendance entre les Etats et la dépendance des Etats faibles de la communauté internationale y compris les Etats-Unis. Ainsi, une réflexion doit être engagée autour de la restauration de la souveraineté par la mise sur agenda des réformes de la Police Nationale, de l’Armée, de la Justice. Les axes de cette réflexion sont ceux de l’exercice des fonctions de sécurité du territoire national, du contrôle des frontières, du contrôle des flux d’haïtiens qui traversent par hordes menaçantes et téméraires des frontières les plus dangereuses des Etats frontaliers. Les négociations au sein de l’Organisation des Nations Unies responsables de la propagation du choléra en Haïti pourraient être ainsi engagées en vue d’une totale réparation, précédées d’un dialogue extensif auprès des diplomates des pays latino-américains, africains, asiatiques, en vue de donner à Haïti sa capacité de recouvrer sa souveraineté. La restauration de la souveraineté est plus que nécessaire pour définir une politique étrangère souveraine.
C’est un fait qu’Haïti est un Etat faible frappé de délabrement institutionnel généralisé. Mais la faiblesse n’est pas une fatalité. D’autres pays ont eu le courage d’affronter le poids dominant des puissances, de le dépasser. A condition d’avoir des élites responsables, courageuses et patriotes. L’histoire n’est pas effacée, elle est soumise plutôt à d’autres moments de réécriture. C’est plutôt en assumant ce rôle passé qu’Haïti peut, comme poids dans son projet autonome de survie, réécrire sa nouvelle trajectoire, redessiner ses rapports au monde par le jeu de la diplomatie sur tous les plans. La liberté des idées, la liberté de circulation des élites haïtiennes, à l’heure de la mondialisation, sont des garanties puissantes à la construction d’une pensée autonome et réelle qui corresponde à l’âme haïtienne.
La seconde priorité est d’inscrire Haïti dans sa globalisation par les recompositions des diverses formes de partenariat expérimentées dans d’autres contextes. Trois îlots prioritaires se précisent : repenser ses relations avec les Etats-Unis d’Amérique sans crainte ni rupture, recomposer ses relations avec l’Afrique et l’Europe en quête de synergie fructueuse, revoir les relations avec la République dominicaine à la hauteur des ambitions d’Haïti et de sauvegarde de ses intérêts, par un accord moratoire avec celle-ci sur le renvoi des migrants haïtiens. Pour y parvenir, les intellectuels haïtiens présents dans les universités étrangères, adhérant à des centres de recherche universitaires anglo-saxons, la reconstruction d’une société civile, la revitalisation des forces paysannes en Haïti, le militantisme des acteurs de la diaspora sont des atouts sur lesquels Haïti pourrait s’appuyer.
Jacques NESI