Honneur à la mémoire de l’immense militant Karl Lévêque

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L'infatigable militant et l'inoubliable homme de vigie Karl Lévêque. Honneur à sa mémoire.

Déjà trente et une années depuis que Karl Lévêque nous a quittés. Karl, le condisciple de classe à St. Louis de Gonzague de la onzième à la philo, l’ami, le jésuite, le professeur de théologie et de philosophie, le fin politique, l’infatigable et indomptable militant de la cause haïtienne, l’homme de vigie qui durant ses quelque vingt-cinq années d’exil scrutait l’horizon, cherchant pour Haïti la lumière au bout du tunnel de la dictature duvaliériste.

Avant d’entrer dans le vif de cet hommage à Karl, je voudrais, à titre de professionnel de la santé, jeter un éclairage médical sur la disparition tragique de ce compatriote. Karl est rentré en Haïti, dès février 1986, sans être muni d’un visa de retour, geste éminemment politique et significatif. Il a passé quelque quinze jours à parcourir le pays, à effectuer des reportages sur l’évolution de la situation. C’est dire qu’il était en bonne santé. Il est retourné à Montréal pour une intervention chirurgicale qui ne devait probablement pas être majeure, car, infatigable militant, manifestement Karl se préparait à être un intervenant actif sur la scène politique haïtienne.

Nous savons que Karl est mort pendant la phase d’intubation de l’anesthésie, pendant le passage d’une sonde dans la gorge et la trachée pour permettre la respiration – la ventilation mécanique.  Une phase qui peut s’avérer difficile soit pour des raisons anatomiques (forme de la mâchoire, incisives saillantes, longueur courte du cou), soit, de façon plus sérieuse, pour des raisons physiopathologiques dont la première et la plus redoutable est un œdème (gonflement) de la glotte (orifice du larynx par lequel doit passer la sonde). L’œdème pour sa part est causé par une réaction allergique relativement rapide, elle-même en rapport avec l’un des médicaments destinés à relâcher le système musculaire et à insensibiliser le patient à la douleur pendant l’opération.

La sonde ne pouvant traverser la glotte, siège de phénomènes œdémateux, l’asphyxie s’établit rapidement conduisant à la mort. Un tel accident est extrêmement rare (0.4 sur 100 000 intubations). Quoique n’ayant eu accès à aucun dossier opératoire, nous pouvons raisonnablement penser que c’est très probablement un malchanceux œdème aigu de la glotte qui a causé la mort de Karl, de façon extrêmement rapide, brutale.

Karl Lévêque est né le 10 janvier 1937 au Cap-Haïtien. Il était mon aîné d’environ cinq mois. Dans un hommage que je lui ai rendu l’année dernière à l’occasion du trentième anniversaire de son décès, j’ai fait mention des rapports étroits que j’avais avec la famille dont le Dr. Anthony Lévêque, mon professeur de chirurgie. J’ai aussi rappelé cette ”bande des cinq gauchisants” que Karl et moi, de la seconde à la philo, nous faisions avec Ernest Caprio, Adrien Sansaricq et Gérald Brisson, ces deux derniers morts héroïquement face à la soldatesque macouto-duvaliériste.

«Karl Lévêque était d’une infatigable et rare vitalité. D’un enthousiasme communicatif, il pouvait laisser parfois l’impression de vous bousculer, mais il n’en était rien. Karl était ainsi fait qui aimait partager ses convictions avec les autres, lui que la belle aventure humaine intéressait au plus haut point. Il n’était pas né pour être un médecin comme l’avaient souhaité ses parents. Profondément croyant, il avait voulu servir sa foi à travers un militantisme ancré dans un évangile novateur et rénovateur, dans ”une transformation sociale qui ne vienne ni d’en haut ni de l’extérieur”». C’est ce que j’avais écrit en 2016, et je revis cette vitalité à l’époque où, encore en Haïti, il m’expliquait, avec ferveur, que la médecine, ce n’était pas pour lui. Il voulait ”servir autrement”. Déjà, politiquement, il était mieux formé que moi.

À Montréal où j’ai vécu pendant cinq années, les fois où on se rencontrait, le non-croyant que je suis et lui nous discutions de théologie ou de l’Église, thèmes que nous deux, inspirés par le marxisme, aimions aborder pour nous retrouver éventuellement sur le ”juste chemin” conduisant à l’homme, ses luttes, ses espoirs, ses victoires et, aussi, ses échecs ; sur le ”juste chemin” d’un «militantisme libérateur vécu dans le concret du quotidien, sous quelque forme que ce fût: groupes politiques, animation de la communauté chrétienne des Haïtiens de Montréal», etc.

Parlant de ”juste chemin”, c’est Karl qui m’a amené à regarder le pape Jean Paul II avec des yeux moins féroces, si je peux dire. Le prélat qui avait donné son soutien moral, si ce n’est plus, à Solidarsnoc n’était pas tout à fait l’image en miroir d’un Gustavo Gutiérrez, prêtre dominicain péruvien considéré comme le père de la théologie de la libération. Progressiste, socialiste, je ne me sentais pas à l’aise avec Jean Paul II. Pourtant, Karl m’a fait prendre la route de son ”juste chemin” pour me montrer qu’après tout la pensée sociale de ce pape dérangeait autant les conservateurs que les progressistes. N’est-ce pas le New York Times qui s’étonnait de ce que le pape dénonce le « monopole impérialiste » et « paraisse endosser les arguments de nombreux leaders du tiers monde, y compris des marxistes […].

Quand faisant allusion à Jean Paul II, Karl signale «la parenté indéniable de sa pensée avec cette oeuvre de jeunesse de Marx, Les Manuscrits de 1844, que les marxistes orthodoxes se sont toujours refusés à considérer comme étant une approche “marxiste”», j’ai pensé que ce n’était pas dit en l’air et que j’allais devoir y réfléchir. Et j’ai été encouragé de savoir que « Notre foi exige que nous donnions la primauté à la personne plutôt qu’à la productivité, à l’humain plutôt qu’aux choses matérielles », des propos de Jean Paul II qui m’ont permis d’être plus nuancé envers ce pape qui, on se rappelle, en 1983, avait humilié Ernesto Cardenal, ministre de la Culture du gouvernement sandiniste, à l’aéroport de Managua, en refusant de lui serrer la main.

Et Karl de commenter plus avant la pensée sociale, nuancée, de Jean-Paul II en écrivant : «Nous voyons à quel niveau se situe son affirmation de la priorité du travail de l’homme sur le capital, du primat de la personne sur la chose : celui de la philosophie sociale et non pas de l’économique au sens strict». J’avoue que j’en ai encore à apprendre de ”cette personnalité complexe” que fut le pape Jean Paul II. A la Havane en 1998, il  dénonçait durement le néo-libéralisme qui rend «les riches toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres », pour annoncer par après que: « Le Seigneur m’a envoyé pour annoncer aux captifs la libération (…), pour renvoyer les opprimés en liberté. » Sauf que personne n’est captif à Cuba.                                                   Fin dialecticien, Karl avait l’art de convaincre par la persuasion. Karl était un rationnel. Jamais il n’a été un doctrinaire. S’il m’arrivait de le taquiner, amicalement, pour sa fougue à persuader, à convaincre, il m’ignorait, amicalement aussi. L’essentiel pour Karl c’était cet esprit d’engagement pour la justice, ce qu’il s’efforçait de distiller tant dans les cercles haïtiens que dans le milieu québécois. Son apostolat allait au-delà de toute interprétation littérale du fait religieux. Karl oeuvrait, militait avant tout pour la réalisation concrète d’un monde de justice qui rende aux opprimés leur liberté, leur dignité. Et, comme je l’avais écrit: « Son indéfectible engagement au service de la libération d’Haïti, pendant ses trop longues années d’exil, aura été le vrai fil conducteur de sa pensée et de son action».

Trente et une années plus tard, nous saluons la mémoire de Karl Lévêque, cet ancien condisciple de classe, cet ami, cet infatigable militant qu’un destin cruel a brutalement ravi aux perspectives de lutte et de libération du peuple haïtien. Nous devons à Karl de continuer son esprit d’engagement pour la justice, pour l’accession des masses haïtiennes à un niveau de vie décent, à la dignité. La tâche sera longue et exigeante, mais nous ne saurions nous y soustraire. C’est d’ailleurs dans cette optique que ses camarades de lutte et amis ont fondé en 1989 l’Institut Culturel Karl Lévêque (ICKL) à la fois pour lui rendre hommage et perpétuer son travail d’éducation populaire.

Trente et une années plus tard, nous n’avons pas oublié Karl Lévêque. Sa transcendante personnalité de militant et son infatigable combat en terre d’exil continueront de nous montrer la route et d’inspirer la lutte du peuple haïtien.

29 mars 2017

 

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