Comme la plupart des chefs d’Etat haïtiens, René Préval est parti avec les secrets du pouvoir, ses arcanes, ses attraits narcissiques qu’il exerce, sa puissance et ses limites. Par un refus de la modernité, le poids du conservatisme et le souci de protéger leurs arrières entourent dans le plus grand secret les échecs et les succès de ces hommes forts, qui se révèlent ainsi moins des passeurs d’un savoir aux générations futures que des fuyards peu soucieux du jugement de la postérité. Malgré son rapprochement de l’église catholique, on ne saura ce que René Préval pense de la mort qu’il a dû affronter sans crainte, impuissant à la différer, comme un soldat qui ne la craignait pas, comme un patriote qui la sublimait, un vieux joueur de torero se résignant à être vaincu en fin de compte. Un homme qui a su régner deux mandats non imputés, contrairement à son mentor politique, répugnant l’excès et les coups d’éclat, se révolterait contre l’intolérance du voyeurisme pervers qu’animent les adeptes du nouveau genre d’exposer au grand public, sur les réseaux sociaux, le corps des morts, violant leur intimité, leur pureté et leur nudité. C’est une pratique détestable qui se répand dans la société haïtienne, mettant en pièces l’image des morts, avec la complicité des législateurs. René Préval, président de la République, torse nu sur une civière, singularise ce personnage qui a toujours fait de la discrétion une vertu cardinale. Offrir en pâture son image aux croque-morts des mots fades qui pullulent les réseaux sociaux, aux hyènes de la rhétorique paresseuse, a quelque chose de choquant. Le président-paysan de Marmelade si attaché à cette terre, aurait aimé se dérober à la fureur de ses chiens enragés de la pensée errante et folle, il aurait souhaité protéger à l’abri des regards le corps physique de l’ancien président, sans pour autant se prêter au mythe de l’immatérialisation imaginaire du corps de François Duvalier. Cet homme qui a toujours souhaité une part d’ombre qui ne le dérange pas et qui en fait son attribut fondamental, comme s’il était habité par une quête « pastorale du cheminement » pour reprendre la formule du pape François, une quête de ne pas se satisfaire de lui, de son passé, de ne pas pouvoir agir sur les choses.
La disparition de cet homme laisse un vide au sein du champ politique si souvent occupé par des acteurs qui ont des postures clivantes, radicales et qui n’ont pas toujours su composer avec des alliés et des circonstances politiques une gouvernementalité, ne serait-ce que provisoire. Ce qu’on retiendra de René Préval, c’est l’art consommé de mobiliser les ressources nécessaires à la viabilité de son pouvoir. Il affaiblit ses adversaires, les déstabilise, souvent les réduit au rôle de comparses, les asservit, les renvoie aux poubelles de l’humiliation. Le pouvoir est toujours une conquête au quotidien, qu’il construit dans le secret au détriment de ses rivaux, sans qu’ils ne s’en aperçoivent. Le pouvoir est , à ses yeux, une proie rêvée et inspirée au plus profond de lui-même, faisant oublier ses attaques, ses plans, de la part des adversaires qui ne s’en rendent compte qu’après avoir épuisé toutes les cartes. Le pouvoir n’est pas scénarisé, théâtralisé, mais forgé dans son for intérieur, à l’ombre des aveux et des déclarations publiques. Puisque, toute forme d’extériorisation risquerait de mettre à nu son jeu, ses intentions réelles et ses stratégies. Et de conclure à sa perte. Et s’il disposait des conseillers, ce ne fut point pour les intégrer à l’élaboration d’une politique, mais pour les confisquer, les empêcher de constituer des îlots de fronde et de contestation.
Rejetant tout conformisme, René Préval n’obéit pas aux formes conventionnelles attachées à la prise du pouvoir et à son exercice : candidat sans avoir élaboré un projet politique, président sans être lié au protocole lié à la fonction, adversaire coriace qui est un mélange du profil de dirigeant en rupture avec l’autoritarisme présidentiel et de fourberies, dissimulé derrière les usages des codes de la grammaire démocratique. Il ne s’est attaqué ni à la liberté d’expression, ni aux structures physiques des partis politiques, ni aux adversaires par le recours à des moyens de coercition violents, il n’a point engagé une opposition frontale aux pressions et exigences de la communauté internationale, quitte à dévaloriser le récit national, les mythes fondateurs de la nation haïtienne et les principes sacro-saints de la démocratie universelle. C’est cette alchimie qui fait de lui l’un des rares dirigeants haïtiens à imposer à l’histoire politique du XXème siècle un profil pacificateur, apaisant, distant, éloigné des pratiques prédatrices et d’enrichissement personnel. Inclassable, sa politique se nourrit de vision à court terme qui le protège et l’immunise des risques d’une armée réhabilitée, d’une opposition forte et structurée, d’une politique de redistribution au profit des masses pauvres des aires rurales et bidonvillisées instrumentalisées, à des fins de prise du pouvoir. Il est donc inutile de chercher dans ses deux mandats une linéarité, une ligne continue : il privilégie en matière historique, en rupture avec sa filiation politique d’origine lavalassienne, la discontinuité sur la continuité.
De l’ambivalence chez René Préval
C’est ainsi qu’il se soucie peu de son appartenance idéologique : ni gauche, ni droite. Il se montre peu soucieux des marqueurs idéologiques, comme l’ont confirmé les camarades de sa jeunesse à Bruxelles et ses proches au palais national. Ce fut un homme politique ambivalent : d’un côté, il a conduit avec énergie une réforme de distribution des terres dans l’Artibonite, comme s’il était animé d’une mission de parachever l’œuvre de son père, passionné comme lui de la production agricole. Il prend le risque d’allumer la flamme du chavisme en Haïti, irritant la diplomatie états-unienne, même s’il se garde, timoré, prudent, d’adhérer à l’Alternative bolivarienne du président vénézuélien Hugo Chavez. Ce rapprochement intelligent des amis latino-américains et cubains lui a permis de financer de nombreux travaux d’infrastructures, de relancer la coopération haitiano-cubaine négligée depuis de longues années, sous les pressions de Washington, tous gouvernements confondus.
De l’autre, il mène tambour battant une politique de privatisation des entreprises publiques (de modernisation des entreprises publiques), de libéralisation du marché, incapable de limiter la pauvreté qui mine les petits producteurs de riz de la vallée de l’Artibonite, ne souhaitant pas limiter la toute-puissance de l’oligarchie locale qui fait main basse sur l’organisation de l’économie en multiples niches rentières ( télécommunications, ports, énergie, sécurité marchandes, santé, secteur alimentaire…). Les haïtiens deviennent de plus en pauvres et les riches de plus en plus riches, même si les fondamentaux de l’économie sous son second mandat avant le séisme du 12 janvier 2010 étaient prometteurs. Cette faible préoccupation de René Préval pour des politiques publiques en faveur des pauvres confirme sa faible adhésion à une certaine gauche lavalassienne. Des tambouilles idéologiques, il s’en est servi comme d’une recette infaillible pour prendre le pouvoir à deux reprises, et c’est pour mieux étouffer la gauche non gouvernementale qu’il réalise des réformes à caractère libéral, malgré ses implications de militant à côté des religieux du Collège Saint Martial, de Jean-Bertrand Aristide à l’église Saint Jean Bosco. Sa politique illustre la posture de ces figures de la gauche exotique, planquée à l’extérieur sous Duvalier, converties en véritables héros de la réaction confuse, en véritables laudateurs de l’oligarchie et de l’économie de marché, une fois aux affaires.
En outre, l’ambivalence se retrouve dans sa politique étrangère : comme s’il a souhaité se démarquer de tout modèle, il compose, dose, agrège, désagrège des attitudes envers les interlocuteurs en fonction des intérêts et des circonstances. Il suscite leur inquiétude, leur détestation, leur séduction. Ses relations avec la « communauté internationale », un réseau dense d’acteurs insaisissables, désordonnés, puissants qui cherche à imposer un ordre confus en Haïti, sont tissées d’ambigüités, de renoncement, de faiblesse au point où le concept de souveraineté connait des mutations imprévisibles. René Préval se révèle, à certains égards, un patriote qui élève dans le sens de la défense des valeurs de la patrie, plein de convictions, qui affronte sans peur l’artillerie pesante de la « communauté internationale ». Le personnage maitrise sa mue, se métamorphose, disparait, émerge, s’obstine, frappe à distance, rebondit. Par exemple, il accepte de se soumettre au verdict de l’OEA d’annuler les résultats du Conseil électoral provisoire accordant la victoire à Jude Célestin ; puis il rejette toute intervention d’Edmond Mullet comme un proconsul ambitieux. Enfin, c’est lui qui, dépassé par l’ampleur de la catastrophe du séisme du 12 janvier 2010, « renforce considérablement la tutelle du pays » en appuyant la stratégie de reconstruction du pays soutenue par les acteurs internationaux. Sa vision ici, n’a rien d’un illuminé, ou d’un jusqu’auboutiste, comme s’il a fait siens les propos d’un président français François Mitterrand : « Il faut avoir quelques principes. Et puis il faut s’adapter aux rapports de force, aux impondérables. Ne pas déroger aux principes, mais s’adapter aux principes. » (Marc Tronchot, Les présidents face à Dieu. Calmann-Lévy, 2015,p.167)
René Préval reste un homme simple, attachant, paysan, qui se sent en communication avec les forces réelles du pays, les forces telluriques qui font d’Haïti, un pays si singulier, si profond, si riche. Il semble qu’il n’a jamais souhaité s’en écarter. Paysan, simple citoyen il est resté dans son pays, il se préoccupe peu de la survie du corps politique pour reprendre la comparaison de E. Kantorowicz. Il faudrait nuancer ce déficit du « prévalisme » : il a tenté de s’auto-reproduire au pouvoir par le choix de Jude Célestin, ensuite, il a pu contribuer à la formation de « Vérité ». Enfin, à suivre les propos de Jerry Tardieu qui a partagé les derniers moments de sa vie avec l’ancien président-paysan, Préval poursuivait un objectif précis, dans le sillage des sages qui continuent d’exercer une influence sur les choses et les hommes à leur disparition : lui confier une mission de pérenniser son engagement politique en faveur de la relance de la production agricole, de la fabrication de produits locaux, l’impulsion à l’économie rurale(les bambous), le protectionnisme, la protection des biens publics…. Aurait-il choisi ce moment, son interlocuteur, par hasard ? En tout cas, il souhaite que ses discours, sa vision, son style, sa passion obsessionnelle pour la stabilité d’Haïti soient pris en charge par un jeune témoin, acteur politique, par la mobilisation de l’ordre symbolique, des représentations positives diffusées par l’ancien président. On peut y voir une tentative bien pensée sans doute de réécrire l’histoire, de corriger les erreurs, de soigner, malgré son faible intérêt pour la rédaction de ses Mémoires ou de sa biographie, d’être une figure centrale de l’action politique en Haïti. Au centre de tant de regrets de la société haïtienne, des dirigeants du monde, René Préval s’en va à la rencontre de Dieu, comme un éternel croyant, car il assistait pieusement à la messe dans ses derniers jours, souhaitant léguer le message d’un sage, d’un paysan qui s’engage, comme le seul leader rebelle haïtien du XXème siècle, à se frayer un chemin dans l’univers des immortels .
Jacques NESI