Haïti : est-il possible de sortir de l’incertitude électorale ?

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Jovenel Moïse –difficile à situer sur le plan idéologique –donne l’impression d’un mélange de bagout hérité de son mentor Michel Martelly

Partant de la définition de l’incertitude électorale, l’auteur tente de comprendre et d’analyser les facteurs conjoncturels et structurels qui montrent que le processus démocratique n’est pas à l’abri d’un déraillement dès les premiers jours qui suivront l’organisation du scrutin le 9 octobre prochain.

Il y a une vingtaine d’années, les électeurs haïtiens ont renoué avec les chemins des urnes. Dans un combat acharné contre l’armée puis contre les Etats-Unis d’Amérique, contre l’appareil électoral jugé partisan, dans l’arène politique ils sont forcés d’accomplir deux fonctions : veiller à la fiabilité des résultats du vote, à leur respect et influencer la proclamation des résultats par le déploiement d’actions violentes (légitimes ou contestées) qui s’accompagnent au fait, par la désignation  d’un vainqueur. Pourtant, la multiplication des élections, leur fréquence ne tendent pas à rassurer les électeurs, entrainant de larges soupçons sur la corruption des processus électoraux.

Ce phénomène tend à s’amplifier malgré la création des appareils électoraux composés de personnalités bien  souvent crédibles, respectables. Ainsi, l’hypothèse de l’incertitude électorale prend tout son sens quand un candidat aux présidentielles révèle avec précision la présence au sein du Centre de tabulation, un entrepreneur aux orientations politiques bien arrêtées et définies.(Voir Le nouvelliste 30 Août 2016) Que dire du simple citoyen qui serait incapable de faire un choix entre les surenchères rhétoriques des candidats, le déficit d’informations sur leurs qualités vertueuses , et les désenchantements d’une population abandonnée, déçue par ceux qui prétendaient incarner un leadership charismatique ? Impuissant, le citoyen haïtien se réfugie alors dans l’abstention et fait apparaître des risques possibles d’élire un candidat  à la suite d’une faible mobilisation de secteurs minoritaires. Qu’est ce qui explique le poids de cette incertitude dans les comportements des électeurs ?

La démocratie électorale s’accompagne d’incertitude, comme l’a souligné le politologue espagnol Juan Linz. Mais cette incertitude renvoie aux résultats des élections qui ne peuvent être déterminés à l’avance ou des résultats qui ne sont produits que par la soumission d’un candidat à l’appareil électoral partisan, vénal, tel un commissaire –priseur qui proclame le vainqueur moyennant des billets de banque, ou un cheval de Troie qui serait soumis à des ambassades contre des échanges symboliques. L’incertitude sur les élections renvoie à la certitude « absolue sur la fiabilité et le respect des règles du jeu électoral ».Ainsi, les perdants acceptent leurs défaites et se préparent pour de nouvelles échéances. La confiance dans l’appareil électoral est un élément déterminant dans la mobilisation électorale. « La notion de confiance a été fondatrice du système représentatif dès le commencement de 1789 ;les électeurs donneront leur confiance, écrit Sieyès, à des personnes plus capables qu’eux de connaître l’intérêt général »(jacqueline Costa-Lacouret Lucien Jaume « La démocratie et le déclin de la confiance une rupture dans la culture politique »dans Pascal Perrineau(dir.)Le désenchantement démocratique La Tour d’Agues Editions de l’Aube coll.Essai p.68) Sur quoi se fonde la confiance dans l’appareil électoral ?

On peut tenter d’y répondre en indiquant d’abord que la création d’un organe public financé par le budget de l’Etat est le résultat d’une expression citoyenne revendiquant l’effacement de l’emprise des autorités exécutrices sur l’organisation et la proclamation des résultats électoraux. Ensuite, cette démarche politique s’inspire également des pays de l’Amérique latine où des institutions électorales indépendantes de l’exécutif définies  au Venezuela, au Nicaragua comme le « quatrième pouvoir » de l’Etat, organisent les élections, les contrôlent, et sont juges du contentieux électoral avant et après la proclamation des résultats. En Haïti, il serait inefficace de lutter en vue de l’affaiblissement du Conseil Electoral qui, quoiqu’on en dise, est le seul organe capable de garantir la fiabilité des résultats si les deux conditions suivantes sont garanties : un Conseil électoral composé de personnalités fortes, aux trajectoires rectilignes, au capital de conviction et d’adhésion à des valeurs de probité, d’éthique de non-vénalité ; un Conseil électoral doté d’une faculté d’autonomisation et de rupture avec les organisations partisanes et celles de la société civile qui ont participé à la désignation de ses membres. Enfin, ce qui risquerait de mettre à mal la confiance dans le Conseil électoral, c’est d’être partisan de la rhétorique dénonciatrice et de jeter du discrédit sur le Conseil électoral sans être capable d’apporter la preuve de ses accusations même en cas de fraude.

L’incertitude électorale a une corrélation étroite avec le temps investi à des fins stratégiques par le Conseil Electoral pour rendre publics les résultats. A l’heure des évolutions technologiques, attendre huit jours  pour informer les haïtiens serait source de tensions, de suspicions, de méfiance, de soupçons, de rumeurs folles, interrompant ainsi « la prise de contrôle citoyenne du processus ». C’est un facteur aggravant de l’incertitude électorale qui, associée aux éléments structurels et conjoncturels prend un relief particulier dans une société de plus en plus divisée et fragmentée. Quelles sont les hypothèses de travail à poser dans le cas de résultats serrés aux prochaines présidentielles ?

La recomposition de l’offre politique

D’abord, l’offre politique s’est recomposée depuis la formation du Groupe G8 et la constance du candidat du PHTK (Parti Haïtien Tet Kale), sous les effets de la dilution de l’identité partisane, d’une confusion exacerbée et d’une fragmentation de plus en plus prononcée. Le candidat de LAPEH (Ligue Alternative pour le progrès et l’émancipation haïtienne)  Jude Célestin a pu mobiliser en son nom les candidats d’août 2015 : Sauveur Pierre Etienne, Eric Jean Baptiste, Steven Benoit, Mario Andrésol, René Julien .C’est un cas rare en Haïti où des chefs de parti acceptent de renoncer à leur candidature en vue de soutenir le meilleur d’entre eux, d’adhérer à un projet de « refondation de la Nation ».(Protocole signé le 16 Septembre 2016)

Jude Célestin dont on soupçonne la proximité avec les élites économiques, ancien dauphin de René Préval, est-il du centre gauche comme l’OPL (organisation du Peuple en Lutte) de Sauveur Pierre Etienne ou d’Eric Jean-Baptiste ? M. Célestin qui a utilisé précédemment les moyens d’une campagne moderne, tente de mobiliser l’électorat urbain des bidonvilles de Port-au-Prince et des villes de province. S’il y a renoncement à certaines valeurs de la part de ceux qui ont rejoint Jude Célestin, l’électorat a  peu de renseignements sur la fusion idéologique des partis politiques de soutien à sa candidature, qui pourrait être aussi une alliance purement conjoncturelle, marquée par les motivations de conquête du pouvoir à très court terme.

Jean-Charles Moïse un dissident de famille lavalas
Jean-Charles Moïse un dissident de famille lavalas

Le second fragment est animé par Jean-Charles Moïse dissident de famille lavalas,  mais dispose d’un capital politique, dont la campagne est fondamentalement axée sur la rupture avec les  axes diplomatiques traditionnels dominés par les « tuteurs » d’Haïti y compris avec  la MINUSTAH. M. Moïse  qui tente de replacer les thèmes internationaux dans la campagne (politique énergétique, politique minière, politique étrangère avec les Etats-Unis….), revisite les postures anti- capitalistes de Jean-Bertrand Aristide,  mais dans un esprit plus constructif et moins agressif que celui-ci. Il s’efforce de renforcer son  image d’homme responsable en s’entourant de personnalités crédibles. Moïse partage-t-il le même électorat que  Dr. Maryse Narcisse ?

Si J-C. Moïse a rompu le cordon avec Famille lavalas,  c’était pour l’étouffer et nuire à son épanouissement à l’ombre de son « guide » inamovible. Adoubée par son mentor Jean-Bertrand Aristide qui a gouverné Haïti –deux mandats amputés- Narcisse mène une campagne terne, discrète, mais renforcée depuis cette semaine, par l’entrée dans l’arène du leader charismatique. Elle a alterné quelques propositions tièdes avec une fainéantise intellectuelle et une sécheresse idéologique désarmantes qui laissent pantois les adeptes du mouvement de 1990.

Pour sa part, Jean Henri Céant dont la trajectoire n’est pas éloignée de celui-ci, en fait les

Jean Henri Céant
Jean Henri Céant

frais d’une « machination politique  venant de lavalas»(selon lui) due au traitement de l’expropriation des résidents d’une partie de la capitale, propose une union de toutes les forces sociales et économiques axées sur la jeunesse, 100.000 emplois y seront créés

Tandis que Jovenel Moïse –difficile à situer sur le plan idéologique –donne l’impression d’un mélange de bagout hérité de son mentor Michel Martelly- cette capacité d’être un marchand d’orviétans-, porte le lourd fardeau de celui-ci associé à des scandales de corruption (relire le rapport de l’Ucref concernant le blanchiment d’argent). Jovenel Moïse porteur d’une rhétorique volontariste sur les vertus contagieuses de l’entrepreneuriat, tente de se débarrasser de l’héritage du régime précédent qui l’a introduit en politique, l’a présenté aux diplomates en poste en Haïti, s’est vu M. Martelly se transformer en véritable sherpa pour l’introniser président de la République- faisant fi de l’onction du suffrage universel direct.

Il était prêt sous des prétextes d’être un fidèle des institutions républicaines de se présenter, seul, à une mascarade électorale en janvier 2016 qui conduirait le pays à une impasse politique majeure. Son goût pour le pouvoir ne connaît point de limites pour les uns : il serait plutôt- pour d’autres – un ascète du pouvoir qui maximise  ses origines paysannes pour créditer son projet de sauvetage d’Haïti par la relance de la production agricole, sans qu’on ne dispose d’éléments objectifs sur les états financiers réels de ses entreprises. Moïse qui n’est pas un « outsider » authentique, incarne-t- il l’alternance politique malgré son affiliation technico-financière avec Michel Martelly ?

Cette fragmentation exacerbée donne une large place aux suspicions, ce qui  « déboucherait sur la politisation »  du Conseil électoral  et  tendrait à préparer l’opinion en cas de défaite  (ce qui est le fondement d’une élection) en montrant du doigt les boucs émissaires, déraillant le processus de démocratisation dans son ensemble.

Attendant le  premier tour de ces comices, cette offre que la campagne ne permet pas encore de déceler le candidat porteur d’une grande vision stratégique pour l’avenir, rend prégnante l’incertitude électorale. D’abord, la gestion de l’incertitude des récentes crises électorales n’a pu être gérée dans l’apaisement. Elle a plutôt montré l’incapacité des forces politiques locales à définir des modalités consensuelles de sortie de crise, et installé dans un premier temps la médiation de l’Organisation des Etats américains comme la seule instance d’autorité (en 2011) ;dans un second temps, l’incertitude électorale a  avalisé l’interventionnisme arrogant des Etats-Unis d’Amérique . Ensuite, l’opinion publique garde en mémoire les fraudes, les suspicions imputables aux dirigeants en 2015 et la Commission indépendante d’évaluation électorale (2016) a recommandé la remise en cause des scrutins présidentiels.

Enfin, l’incertitude électorale est caractérisée par la construction d’une offre émiettée, plus ou moins homogène, de qualité faible qui risque de produire des choix électoraux non clairement définis et compréhensibles. En effet, les élections se déroulent dans une conjoncture économique difficile marquée par le dépit et le départ des milliers de jeunes haïtiens à l’étranger, un environnement général dissuasif à tout investissement direct de l’étranger et de la diaspora, un contexte de crise de confiance dans les élites, les instances partisanes, dans l’Etat et la perte de crédibilité des gouvernants. L’offre politique s’est « brouillée » et laisse place aux verbiages des campagnes électorales, aux surenchères rhétoriques qui s’accompagnent de l’effacement d’hommes ou de femmes compétents, préparés, à l’écoute de leur peuple, capables d’affronter une situation économique morose et de lui opposer une alternative sérieuse, crédible qui finirait par sanctionner les passionnés des bains de foule, les adeptes des  formules simplistes se moquant ainsi du débat d’idées. Les élections sont certes importantes à la démocratie ; mais quand elles s’accompagnent de l’incertitude non rationalisée, elles sont une menace pour la démocratie dans la mesure où elles alimentent des comportements qui rendent dysfonctionnelle la démocratie. Belle opportunité pour les chercheurs de comprendre le questionnement suivant un brin provocant : les élections ne tuent-elles pas la démocratie ?

 Jacques NESI

 

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