(Troisième partie)
Avec la déportation des haïtiens par milliers de la République dominicaine, un Conseil des ministres avait été programmé par le Conseil Présidentiel de Transition (CPT) pour le 16 octobre 2024 en vue, justement, de faire le point sur ce renvoi massif dans des conditions inhumaines par le Président Luis Abinader, mais surtout avec la ferme conviction d’exclure définitivement Dominique Dupuy puisqu’elle avait déjà l’interdiction de venir à la Villa d’Accueil. Mais, ce Conseil des ministres avait été purement et simplement annulé. Garry Conille et les autres membres du gouvernement refusaient tout bonnement de mettre les pieds à la Villa d’Accueil si Dominique Dupuy devait être limogée dans la foulée. Pire, et c’est l’ultime affront fait au CPT, le Premier ministre lui, a pu tenir sans encombre, le même jour et à la même heure, en sa Résidence officielle à Bourdon située à un jet de pierre de la Villa d’Accueil un … Conseil de gouvernement avec l’ensemble de ses ministres.
Lors de ce Conseil de gouvernement ce 16 octobre 2024, plusieurs résolutions ont été prises concernant, entre autres, la situation des haïtiens en République dominicaine et surtout une « Résolution » dans laquelle l’ensemble des ministres du gouvernement déclare être solidaire du ministre des Affaires Étrangères et s’oppose à sa révocation et surtout ils disaient apporter tout leur soutien au Premier ministre dans son bras de fer avec le CPT. A l’issue de ce Conseil de gouvernement, la Primature a émis un Communiqué dans lequel on peut lire « …Suite à une délibération, le Conseil de gouvernement, à l’unanimité, tout en mettant l’accent sur le dialogue et la concertation, a exprimé son soutien total et ferme au Premier ministre dans sa décision de s’opposer à tout changement de ministre en dehors des prescrits de la Constitution et des termes de l’Accord du 3 avril 2024, réglementant cette Transition Pacifique et Ordonnée ». A partir de cet acte de désobéissance officielle de l’ensemble du gouvernement, le conflit passe à un niveau supérieur.
Finalement, ce n’est plus le départ d’un ou de plusieurs ministres qui est réclamé par la présidence, c’est le renvoi de l’ensemble du cabinet ministériel qui est sur la table dans la mesure où tous les ministres, par solidarité avec leur collègue, rentrent dans le conflit et prennent fait et cause pour le chef du gouvernement. Mais, jusque-là, à aucun moment, il n’était précisé que le Premier ministre devrait aussi démissionner. Certes, Garry Conille était toujours dans la ligne de mire du nouveau Président du Conseil Présidentiel de Transition, Leslie Voltaire. Mais, c’est surtout la tête de la cheffe de la Chancellerie qui était réclamée et le rappel des deux ambassadeurs d’Haïti – Louis Harold Joseph à Washington et Antonio Rodrigue auprès des Nations-Unies- pour explication.
Avec la fronde générale de l’ensemble du gouvernement, le CPT passait aussi à un autre niveau dans la surenchère, sans jamais dévoiler sa véritable intention ni même laisser apparaître qu’il avait l’intention de limoger le Premier ministre. Suite à l’annulation du Conseil des ministres avec le CPT et le fait que Garry Conille semblait prendre le dessus sur la présidence, comme d’habitude, en Haïti, certains commençaient à évoquer la Constitution. Dans tous les médias du pays, le débat allait bon train. La Primature qui, depuis l’arrivée de Garry Conille, avait le soutien de la plupart des médias dans la capitale commençait à faire sortir ses experts. Dans toute la presse, on ne parle que de ce conflit opposant les deux branches de l’Exécutif. Ainsi, le mercredi 16 octobre 2024, radio Magik9 devait donner la parole à un spécialiste de la Constitution, il s’agissait de Me Napoléon Lauture, pour avoir son avis sur les décisions relatives à la Constitution prises par les deux protagonistes. Malgré un exercice très détaillé tout en cherchant à garder une certaine neutralité et objectivité ce spécialiste en droit administratif, n’a pas pu convaincre grand monde.
Puisque, sa longue réponse appuyant sur la Constitution laissait tout le monde sur sa faim. Maître Napoléon Lauture n’a fait que reprendre tout ce que dit la Constitution en matière de séparation des pouvoirs entre l’Assemblée Nationale qui n’existe pas et les deux têtes de l’Exécutif qui, chacune, a ses propres prérogatives en tant que pouvoir. Le mieux, c’est de lire un court extrait de la déclaration de Me Napoléon Lauture sur ce conflit, les différentes « Résolutions » et la légalité constitutionnelle. Il disait « Tout est politique. Cette « Résolution » qui aurait été votée a un caractère politique, car la Constitution ne donne aucun pouvoir ni au Président ni au Premier ministre de prendre une quelconque décision à l’encontre d’un ministre. Dans la légalité constitutionnelle, l’autorité qui détient le pouvoir de révocation, c’est le Parlement. Nous sommes en dehors du droit. Au plus haut sommet de l’État, il ne devrait y avoir de friction ni de rupture surtout dans ce contexte particulier, avec un Conseil Présidentiel multicéphale.
La Constitution haïtienne prévoit une répartition du pouvoir entre le Parlement, le Président qui détient des pouvoirs personnels et des pouvoirs partagés, et le Premier ministre. Selon la Constitution, le Premier ministre a l’initiative de la conduite de la politique de la nation et c’est lui qui détient le pouvoir de nomination et de révocation au sein de l’Administration publique. Le Président détient le pouvoir d’assurer le respect de la Constitution, la stabilité des institutions et la pérennisation de l’État. La Constitution ne prévoit pas de moyen, pour un Président de la République, de passer des instructions directes à un ministre. Dans le cadre du fonctionnement du gouvernement, il y a le Conseil des ministres, qui est convoqué par le Président, où sont décidées les grandes décisions stratégiques. Cet espace collégial est le lieu idéal pour aborder les questions liées aux ministères » document Magik9 du 16 octobre 2024. Après son refus de venir avec son gouvernement pour un Conseil des ministres le mercredi 16 octobre à la Villa d’Accueil, Garry Conille reprenait l’initiative.
C’est lui maintenant qui prend la plume et impose ses conditions pour une éventuelle reprise de Conseil des ministres sous l’autorité du CPT. Dans sa correspondance datant du 16 octobre 2024, le Premier ministre fait la leçon au Président du CPT, lui pose une série de questions tout en imposant les conditions, d’après lui, qui pourraient faciliter la levée de certaines hypothèques et donc faciliter les conditions pour une reprise des Conseils des ministres. Il s’étonna aussi des échanges que Leslie Voltaire disait avoir eus avec lui durant leur réunion hebdomadaire à la Villa d’Accueil portant sur la mauvaise gouvernance et sur la composition d’un éventuel gouvernement évoqué dans une lettre en date du 15 octobre.
En effet, d’après ce courrier, le CPT soulignait, effectivement, le manque de cohésion au sein du gouvernement et disait ses préoccupations concernant la performance du gouvernement et de ce fait, il réclamait un changement de cabinet ministériel urgent pour plus d’efficacité et pour répondre davantage aux aspirations de la population. Selon le chef du gouvernement, il ne se souvient pas qu’il ait eu ce genre de conversation avec le Président du CPT et qu’il ait donné son accord pour un nouveau cabinet ministériel. Même si, finalement, il faisait semblant d’assouplir ses positions, en réalité, si on lit bien sa lettre à Leslie Voltaire, l’on remarquera qu’en gros, la situation demeure au point mort et que la crise au sein du pouvoir Exécutif continue. « Pour mémoire, lors de cette réunion, il n’a jamais été question de dresser le bilan des quatre premiers mois de l’action gouvernementale, comme vous semblez le suggérer. Rien dans nos discussions ne faisait référence à un tel exercice.
De plus, il est important de rappeler que le Conseil Présidentiel de Transition avait été formellement invité à participer à la présentation publique des cent premiers jours de l’action gouvernementale, mais n’y a pas assisté en raison d’un conflit d’agenda. Quant à l’appréciation que vous attribuez au Conseil sur la composition du cabinet ministériel et la gestion de plusieurs portefeuilles par un même ministre, je tiens à souligner qu’aucun de ces sujets n’a été abordé. Aucun mot n’a été échangé à ce propos, ni sur une quelconque « performance décevante » de l’équipe gouvernementale.
J’aimerais également souligner que l’image de l’exécutif à laquelle vous faites allusion ne se limite pas au gouvernement seul. Elle engage tout autant le Conseil Présidentiel de Transition. Aux yeux de la nation, nous formons une entité unie et solidaire dans la responsabilité. Si des failles apparaissent dans l’une des composantes de cet exécutif, elles affectent inévitablement l’autre. Si l’image du gouvernement est remise en question, cela résulte aussi du fait que certains dossiers essentiels, qui entravent le bon fonctionnement de l’administration publique et la mise en œuvre de la feuille de route du gouvernement, restent bloqués. Ces correspondances, selon la lettre, sont relatives à des dossiers tels que la nomination des Directeurs généraux, des délégués et vice-délégués, le remplacement des conseils communaux dysfonctionnels, la finalisation du processus de mise en place d’un Conseil Électoral Provisoire pleinement constitué de ses neuf membres, la mise en place du fonds de soutien à la sécurité nationale, ainsi que la nomination des ambassadeurs pour rétablir et renforcer les relations diplomatiques à l’international.
Ces dossiers sont cruciaux tant pour permettre à l’État de répondre aux besoins de la population, garantir la continuité de nos institutions que pour ouvrir la voie à des milliers de jeunes femmes et hommes désireux d’intégrer la fonction publique nationale et locale. Sans ces avancées, les efforts du gouvernement, notamment en matière de lutte contre la corruption et d’assainissement des institutions, risquent de rester au point mort, et les attentes légitimes de notre peuple ne seront pas satisfaites, particulièrement en ce qui concerne l’aboutissement de la transition le 7 février 2026 avec la dotation du pays d’une Constitution révisée et d’élus issus d’élections générales inclusives, crédibles et non contestées.
Enfin, la stratégie visant à réduire les dépenses publiques a été convenue, partagée et acceptée par le CPT. Il s’agissait d’une décision mûrement réfléchie, et si aujourd’hui elle fait l’objet de remise en question par le Conseil Présidentiel de Transition, je me tiens à votre disposition pour en discuter. Toute modification dans la structure gouvernementale doit répondre à une évaluation rigoureuse, guidée par l’exigence d’efficience et de stabilité, condition indispensable à la réalisation des élections d’ici la fin de 2025. Il est également impératif de rappeler que ces changements doivent respecter les prescrits de la Constitution de 1987 amendée et les termes de l’Accord du 3 avril 2024. »
Après ce long courrier adressé à Leslie Voltaire, on avait l’impression qu’il existait deux Pouvoirs exécutifs en Haïti. De part et d’autre, on prenait des initiatives séparées non pas pour sortir le pays du marasme dans lequel il est plongé, mais une façon pour chacun des protagonistes d’exister et de marquer son territoire dans la région métropolitaine, en tout cas ce qui en reste. Dans cette course à la jambe de bois, la Primature avait ouvert le bal des visites auprès de certaines institutions qu’elle estimait être la clé de voute pour la réussite de la transition. Ainsi, le dimanche 20 octobre 2024, Garry Conille avait visité des points stratégiques des forces de l’ordre. Le Quartier général des Forces Armées d’Haïti (FADH) au Champ de mars où il a eu un long entretien avec la hiérarchie militaire notamment avec le Lieutenant-Général Derby Guerrier, chef d’Etat-major général de l’armée haïtienne.
Ensuite, il s’est rendu à l’Académie de police sur la Route Frère à Pétion-Ville. Habillé en treillis militaire et coiffé d’un casque d’acier portant très visiblement l’initial PM pour Premier ministre, à la manière d’un certain Dr François Duvalier, en compagnie du Commandant en chef de la police Normil Rameau, il avait harangué les troupes tout en demandant aux policiers s’ils étaient avec lui. « Eske nou avèk mwen ? (Êtes-vous avec moi ?) Je veux des gens courageux, des gens de conviction, prêts à se battre. Mwen bezwen nou mache sou … anfas la ! », (J’ai besoin que vous marchiez sur ceux d’en face !). De qui parlait-il ? Mystère. En tout cas, un message assez ambigu envoyé forcément au Conseil Présidentiel de Transition ou même pour faire peur aux Conseillers-Président qui pensaient lui barrer la route du pouvoir. Ensuite, il a repris la route pour se rendre au siège de l’UTAG (Unité Temporaire Anti-Gang).
Là aussi, il a appelé cette Unité spécialisée à être prête au combat pour contrecarrer les menaces qui pèsent sur le pays, selon lui. A l’issue de ces spectacles que certains trouvaient dangereux rappelant de mauvais souvenirs pour le pays et d’autres qui trouvaient ces discours irresponsables, la Primature avait publié sur son compte X un communiqué du chef du gouvernement dans lequel il disait « J’ai vu de mes propres yeux le courage et la résilience de nos forces aujourd’hui. Nos troupes et l’UTAG sont prêtes à affronter les menaces qui pèsent sur notre pays. Leur combat est notre combat. Ensemble, nous libérerons Haïti des gangs ! J’ai convoqué en urgence une réunion de haut niveau avec les forces de sécurité nationale et les membres de son gouvernement afin d’évaluer la situation préoccupante qui prévaut, en particulier à Port-au-Prince et dans la région de l’Artibonite.
J’ai réaffirmé avec fermeté notre position : nous ne céderons aucunement des quartiers stratégiques comme Solino et d’autres zones récemment libérées. La sécurité de nos concitoyens est non négociable. J’ai pris la décision d’ordonner le rappel immédiat de plusieurs centaines de policiers et soldats des unités d’élite actuellement affectés à la protection de VIPs, afin qu’ils soient redéployés là où la lutte pour la sécurité est la plus intense, dans les zones de combat. Chaque membre de ces unités doit désormais contribuer directement à la défense de notre territoire. Par ailleurs, je rencontrerai nos partenaires de la Communauté internationale pour souligner l’urgence de renforcer la coopération afin d’appuyer les efforts du Conseil Supérieur de la Police Nationale (CSPN) et des Forces Armées d’Haïti (FADH). C’est ensemble, avec l’appui de nos alliés, que nous réussirons à restaurer l’ordre et à garantir la sécurité pour chaque Haïtien ».
Le lendemain, 21 octobre 2024, c’était le tour du Président du Conseil Présidentiel de Transition de faire sa tournée des popotes mais de manière plus modeste. Leslie Voltaire, en compagnie d’autres membres du CPT, s’est déplacé d’abord au Grand Quartier général des FADH et à la Direction générale de la PNH pour rencontrer séparément les deux hiérarchies des forces de sécurité du pays. En effet, dans une note de presse émanant de la présidence haïtienne, on apprenait que « Le Président du Conseil Présidentiel de Transition, S.E.M. Leslie Voltaire, accompagné d’autres membres du Conseil Présidentiel de Transition a conduit, ce lundi 21 octobre 2024, une nouvelle rencontre de travail avec le Commandant en chef des Forces Armées d’Haïti (FAd’H), le Lieutenant-Général Derby Guerrier, le Directeur général de la Police Nationale d’Haïti, M. Normil Rameau, et des hauts gradés de l’institution policière. Cette réunion stratégique avait pour objectif de réviser et de mettre à jour les dispositions déjà prises pour coordonner les efforts en vue de rétablir l’ordre sur l’ensemble du territoire. Ce fut également l’occasion pour les hauts responsables de la sécurité d’évaluer la situation préoccupante qui prévaut à Port-au-Prince ainsi que dans plusieurs villes de province ». Dans les deux cas, la République n’est pas gouvernée et la gouvernance politique se faisait concurrence entre elle pendant que la population boit la tasse. (A suivre)
C.C