Entrevue éclair avec un sénateur qui « n’en sait rien »

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1907
L’ancien Premier ministre de facto Gérard Latortue

Tout récemment, lors d’un voyage éclair, un voyage secret en Haïti, j’ai arpenté incognito la capitale tristement enfouie sous d’énormes amas d’immondices. Derrière des lunettes noires, mon chapeau enfoncé sur la tête jusqu’aux oreilles, ma moustache à la Sudre Dartiguenave et une barbe de rabbin orthodoxe ajoutaient dix ans de plus à mes quatre-vingts ans, me garantissant une parfaite incognitude. La chance aidant,  je me trouvai nez à nez, barbe pour barbe avec un ancien président du sénat haïtien, avec qui je voulais avoir une interview.

Il ne me reconnaît pas, pour sûr, mais il est suspect, je veux dire li sispèk. La seconde où nos regards se sont croisés m’a paru une éternité, tant l’homme était sispèk, me regardant avec étonnement, surprise, insistance, méfiance. Je le vois embarrassé, inquiet, gêné, interdit, décontenancé, désemparé, interloqué, soupçonnant un adversaire, un honnête intrus dans son environnement de magouilleur, voire même un ennemi qu’il n’arrive pas d’ailleurs à identifier, protégé que je suis par mon incognitance. Li gade m, mwen gade l, mais je ne lui ai pas souri.

Le bonhomme était manifestement dans ses petits souliers, pourtant j’ai remarqué qu’il affichait une grosse pointure. Il ne savait quel pied avancer, peut-être qu’il ne savait sur quel pied danser avec moi. Avec sa grosse tête ronde, sa tête bika, sa tête de mufle, sa tête de mauvais coucheur, tête de grenouille avec de gros yeux limoneux, tête de chien perdu sans collier mais bien entretenu, tête de cochon au groin ratiboiseur des caisses de l’État, tête de vipère aux crocs venimeux, tête de punaise gonflée du sang de l’exploitation des gagne-petit, il semblait vouloir me fuir tant son sentiment de culpabilité de je ne sais quoi – il me semble – était à fleur de peau.

Son flair de carnassier, de bête féroce, de “tigre altéré de sang” lui disait que derrière ces lunettes noires se cachait un fin limier, un fouyadò, un chache konnen, un renifleur de causes tordues, un arpenteur à la recherche de terres volées, un détective sur la piste d’un délinquant, un avocat défenseur de victimes oubliées de la Justice haïtienne, le représentant d’une presse progressiste en quête de ce qui se passe vraiment dans les officines secrètes du parlement en général, du sénat en particulier. Sans perdre une seconde, je lui fais part de mon intention de l’interviewer. Il a l’air kazwèl, mais je me fiche éperdument de sa kazwèltude et commence:

– Vous  savez bien que je sais qui vous êtes, vous n’allez donc pas vous dérober à mes questions. Je suis à peu près certain que vous êtes au courant du fait que vous n’avez pas bonne presse dans les milieux avisés du pays.                                                                                                                                   – Oui je sais que vous savez qui je suis, je ne me déroberai pas à vos questions, mais en ce qui concerne le fait – prétendu – que je n’ai pas bonne presse, là je n’en sais rien.

– Commençons un peu par le commencement. Après le coup d’État du 30 septembre 1991 contre le Président Jean-Bertrand Aristide, vous avez rejoint les rangs de la notoire Unité antigang de l’armée (anciennement connue sous le nom de Recherches criminelles) dirigée par le colonel Michel François, l’un des principaux architectes et dirigeants dudit coup d’État. Est-exact?

– En tant que militaire, j’ai respecté les ordres, et si vous insinuez que j’aurais pu avoir participé à des interrogatoires musclés à ladite Unité, voire pire, je n’en sais rien.

– D’après l’ambassade des États-Unis, et s’il faut en croire des câbles secrets du Département d’État obtenus par l’organisme WikiLeaks et analysés par Haïti Liberté, vous pourriez bien être «le politicien haïtien le plus effrontément corrompu»; vous seriez un caïd ambitieux sans vergogne et sans scrupules, qui a aidé à renverser des gouvernements haïtiens et qui a fait des Gonaïves, la quatrième ville d’Haïti, votre fief personnel.

– Je suis de la lignée des plus grands fils d’Haïti, un fier nationaliste. Aussi, les forces du mal se liguent contre un grand patriote des Gonaïves pour faire de moi un ”caïd ambitieux”. De ces calomnies colportées par des étrangers, je n’en sais rien.

– En 2011, un ancien haut placé de l’appareil de sécurité du gouvernement sous couvert d’anonymat avait déclaré que «C’était de notoriété publique que [vous aviez] pris part à nombre des meurtres politiques durant le coup d’État de 1991-94, particulièrement à celui du Père Jean-Marie Vincent au mois d’août 2004, et que vous étiez « l’un des chefs des ‘escadrons de la mort’ de Michel François.

À l’École militaire j’ai été formé au respect de la personne humaine et du respect du citoyen. Chez les bons Frères de l’Institution St. Louis de Gonzague, j’ai intériorisé le 5è commandement de Dieu ”Tu ne tueras point”, car «celui qui tuera sera passible du jugement». D’eux, j’ai appris les fondements de la moralité, de l’amour du prochain. Je vous l’avoue: de ces fallacieuses accusations dont personne n’a de preuves, je n’en sais rien.

– Permettez que je vous rafraîchisse la mémoire: En 2004, une délégation du Centre d’étude des droits humains écrivait qu’ «un ancien haut placé de la police affecté à l’USGPN (sécurité du Palais), Edouard Guerrier… a fait valoir que [vous avez] participé au meurtre en 1994 du prêtre catholique Jean-Marie Vincent (comme l’indiquaient des témoins oculaires en 1995), et que [vous avez] collaboré à l’assassinat en 1993 du militant pour la démocratie Antoine Izméry ». Qu’en dites-vous?

– Je voudrais en dire bien plus que ce que vous me débitez là. Mais le temps nous faisant défaut, je peux vous assurer que j’ai toujours vécu à l’ombre de la crainte de Dieu. La parole de Mathieu m’a toujours été un guide précieux dans l’exercice de mes actions. En effet, le disciple du Christ avertissait: «Et moi, je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère sera passible du jugement (Mt 5, 21-22).» De si viles criminelles actions dont les méchantes langues se font les colporteuses mal avisées, je n’en sais rien.

– Pourtant, en 2005, un policier des États Unis au service  la Force de police des Nations unies (UNPOL) a filmé une interview qu’il a réalisée avec une jeune femme qui craignait pour sa vie « parce que le 28 août 1994, [elle a] été témoin de l’assassinat du prêtre du nom de Jean-Marie Vincent » par vous, a-t-elle dit. La vidéo, diffusée en octobre 2010 par le Projet d’information sur Haïti (HIP), est maintenant disponible sur You Tube.

Cette femme décrit avoir vu le prêtre [Vincent] conduire jusqu’à l’entrée [de son domicile] cette nuit là. « C’est alors que j’ai vu… une camionnette blanche avec un groupe d’hommes en noir », a-t-elle poursuivi. Elle vous a vu «… Je [n’ai pas reconnu] les autres. Mais la raison pour laquelle» elle vous a reconnu «c’est parce qu’il savait venir chez [nom retiré]. Et je l’ai vu sortir de la camionnette et tirer sur la voiture. Mais à ce moment je ne savais pas que la victime était un prêtre… Je ne connaissais pas la personne qui se trouvait dans la voiture. Ce n’est que plus tard que j’ai appris de qui il s’agissait.» Avez-vous eu l’occasion de visionner la video?

– Non, mais vous savez mieux que moi que la technologie est telle que l’on peut faire n’importe quel montage photographique ou vidéographique et «prouver» n’importe quoi. Ce sont des procédés politico-criminels inaugurés par Staline pour se débarrasser de ces ennemis supposés ou même de prestigieux collaborateurs tel Trotsky par exemple. C’est dire que je n’en sais rien de cette accusation farfelue, fictive, véhiculée par cette video.

– En 2004, votre oncle Gérard Latortue, alors premier ministre de facto du gouvernement intérimaire parachuté par Washington, a quitté Haïti pour se rendre à une conférence au Canada, en passant par Miami. Vous faisiez partie de sa délégation. En Floride, les agents des «États-Unis vous ont détenu pour implication présumée dans le trafic de drogue. Ce n’est pas une mince affaire…                 – En politique, il n’y a jamais de mince affaire. J’ai été victime d’une saloparde malveillance dont je retrace  l’origine à certains officiers des FAdH considérés très proches d’Aristide qui jalousaient ma formation. Ce sont eux qui ont prétendu que c’étaient des gens à moi, mes protégés – dans l’USGPN, travaillant à l’intérieur du Palais – qui avaient laissé des attaquants s’introduire dans l’enceinte du Palais le 17 décembre 2001, lorsqu’une bande des «rebelles» de Guy Philippe avait brièvement pris le Palais national à l’occasion d’un coup d’État raté. Je n’en savais rien, mais absolument rien.

– Vous étiez pratiquement le Premier ministre dans les coulisses sous le gouvernement de votre oncle Gérard. Vous aviez le pouvoir de nommer à tous les échelons. Vous l’avez fait à grande jèd. Aussi Thierry Oberlin vous a « surnommé ‘Monsieur 30 pour cent’ à cause du pourcentage que [vous exigiez] en échange de faveurs», dans l’édition du 21 décembre 2004 du Figaro. «Inquiet, non sans raison, pour sa propre sécurité, le Premier ministre [Gérad Latortue]verse 20 000 euros par mois à cet ancien policier impliqué dans divers scandales pour ‘organiser un service de renseignements’.», a poursuivi Oberlin. Sont-ce là des inventions de journalistes, des bobards, des canulars?

– Je reviens à ma formation chez les Frères de l’Instruction chrétienne qui m’ont inculqué des devoirs moraux. Le dixième commandement catholique enseigne que « Biens d’autrui ne convoiteras pour les avoir injustement ». C’est ce que ma mère, une femme vertueuse s’il en fut, m’a toujours enseigné. N’oubliez pas que M. Oberlin porte-parole médiatique d’un profond sentiment de haine contre cette seule et victorieuse révolution anti-esclavagiste de l’histoire ne nous pardonnera jamais cette geste glorieuse. C’est toute l’histoire de vengeance et de haine de la France politique et intellectuelle profonde que répercute Oberlin. Je n’en sais rien de ces « 30% ».

– Il n’y a donc que des médisants à vous en  vouloir. Est-ce à dire que l’ancienne ambassadrice des États-Unis en Haïti, Janet Sanderson, était aussi une méchante médisante? Dans un câble du 27 juin 2007 à l’intention de Washington, elle a bien rapporté: «Parmi les observateurs politiques, c’est un article de foi que [vous étiez] impliqué dans le trafic de drogues sous Aristide et durant les premières administrations de René Préval». Continuant sur la lancée de ses déclarations ”médisantes”, elle a ajouté: « Préval lui-même a rapporté que [vous] ‘trafi[quiez] de la drogue’ à partir de son bureau au Palais durant le mandat d’Aristide. » Qui ment?

– Ma formation chrétienne et mon éducation catholique m’ont toujours guidé dans l’exercice de mes fonctions et dans tous les actes de ma vie. ”Faux témoignage tu ne diras ni mentiras aucunement” constitue un principe fondamental de toute vie chrétienne. C’est ce à quoi je me suis astreint depuis mon enfance. Que d’autres aient dérogé à cet enseignement chrétien, en se livrant à de faux témoignages contre moi, c’est leur affaire. Le Ciel les châtiera. Je n’en sais rien des confabulations relatives à la drogue concernant ma personne. Je suis d’une intégrité à toute épreuve.

– Il y a quelque chose d’ésotérique dans votre défense à l’ombre des commandements de Dieu. L’ésotérisme n’est pourtant pas dans les habitudes de l’ambassade américaine. En effet, l’ambassadeur Kenneth Merten, le successeur de Sanderson, a rapporté dans un câble secret du 6 octobre 2009 que le président haïtien [Préval] avait « également fait part de ses préoccupations concernant le manque d’intégrité du président de la Commission du Sénat sur la sécurité et la justice, [vous, en l’occurrence] mentionnant les liens que [vous aviez] avec le trafic de la drogue. Il a soutenu son point de vue en rappelant le refus présumé du gouvernement des États-Unis de [vous] laisser  entrer aux États-Unis » en 1995 et 2004. Le Ciel devra-t-il châtier Sanderson et Merten?

–  Je n’ai pas l’intention de m’engager dans quelque polémique que ce soit avec vous ou avec vos références au niveau de l’ambassade américaine. À l’école, à St. Louis de Gonzague, je n’oublierai jamais cette pensée morale qui était la boussole de tout saint-louisien: ”la vie est un combat dont la palme est aux cieux”. Je continue mon combat, ma caravane morale avance sans se préoccuper de chiens aboyants, divagants et errants. Je n’en sais rien de ces méchantes allusions au trafic de drogue dont je serais coupable ou responsable.

–  Dans un câble du 27 mai 2005, l’ambassadeur Foley avait écrit qu’un membre  bien connu de la bourgeoisie haïtienne, l’homme d’affaires Fritz Mevs, faisait part à l’ambassade des États-Unis que « des trafiquants de drogue colombiens » travaillaient avec une « petite clique d’individus puissants et bien introduits, dont  [vous-même]… pour créer une entreprise criminelle qui se nourrit de l’instabilité et l’alimente ». Et Foley de poursuivre que [vous faisiez]  partie d’«une petite camarilla de trafiquants de drogue et d’intrigants politiques qui contrôlent un réseau de policiers corrompus et de gangs, responsables […] de la perpétration de kidnappings et de meurtres…». Est-ce la boussole de l’ambassade américaine qui serait devenue folle à cause d’un obscur événement démagnétisant tombé du Ciel?

– Je vois que discrètement vous semblez vouloir ridiculiser ma foi chrétienne, vous n’y arriverez pas. Je vous renvoie aux propos de Joad à Abner dans la scène I de l’acte I d’Athalie: ” Celui qui met un frein à la fureur des flots sait aussi des méchants arrêter les complots. Je crains Dieu, cher Abner et n’ai point d’autre crainte”.  En vain contre mon honnêteté, ma dignité, ma respectabilité une ambassade se ligue. Tout Gonaïves pour mon honorabilité a les yeux d’un farouche nationalisme. Les diplomates en corps m’auront beau censurer et mentir à mon sujet, la cité de l’indépendance s’obstine à me porter aux nues. Des kidnappings, gangs et meurtres dont parlent les uns et les autres, je n’en sais rien.

– Juste avant de prendre congé de vous, je voudrais votre commentaire relatif aux propos tenus par le trafiquant d’armes Joel Deeb. Il vous a qualifié  de « caïd trafiquant de drogue, ‘’avec des liens étroits’’ avec le chef paramilitaire Guy Philippe ». C’est ce que Anthony Fenton a rapporté dans son article de ZNet. « Deeb a également dit que ‘tout le monde est au courant’ de [votre] implication dans les kidnappings », qui sévissaient en Haïti à l’époque. Vous en savez quelque chose?

– Je n’en sais rien. L’Éternel est mon berger. C’et lui qui guide mes pas dans la vérité, et m’instruit car il est mon Dieu sauveur. Avec lui je triompherai de mes ennemis jusqu’à atteindre la plus haute gloire.

– J’allais dire que cette plus haute gloire sera votre candidature à la présidence et votre accession à première magistrature en 2022, mais je n’en dirai pas plus parce que je n’en sais rien. Le Seigneur soit avec vous et avec vos délires!

21 janvier 2018

 

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