En hommage à nos martyrs et héros inconnus

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La Statue de Jean Jacques Dessalines, le fondateur de la nation haïtienne sur la place d'Armes des Gonaïves ; mais il n'est jamais venu à l'idée de nos dirigeants passés et actuels d'ériger un monument du Soldat inconnu haïtien qui symboliserait le sacrifice des centaines de va-nu-pieds morts sur le champ d'honneur et restés sans sépulture, oubliés.

Tout au long de l’histoire, des milliers de guerres de pillage, de domination, d’extension territoriale, de violation de souveraineté des pays conquis ont été menées pour satisfaire les appétits gloutons des classes dirigeantes. Des guerres d’Alexandre et de César à l’actuelle guerre en Afghanistan en passant par les deux guerres mondiales, des millions de soldats ont perdu la vie.  La majorité d’entre eux avait leurs restes renvoyés chez eux, à leurs familles, quand leurs cadavres étaient identifiables. Ils  se trouvent désormais dans un cimetière, dans un coin du monde. Leur souvenir est perpétué par leurs plus proches. Des milliers de soldats n’ont pourtant jamais pu être identifiés à cause de mutilations et brûlures extrêmes. Ils sont restés des «soldats inconnus».

Après la première guerre mondiale, un mouvement a commencé à commémorer ces soldats inconnus avec une seule tombe, qui contiendrait un corps non identifié. Un tel soldat servirait alors comme un symbole du sacrifice de tous les soldats inconnus morts au combat. L’idée était sans aucun doute très louable. N’empêche, on ne peut s’empêcher de se demander si au fond il ne s’agissait pas  d’une solennelle mise en scène toute trouvée pour justifier les boucheries abominables passées et une occasion pour les élites militaro-civiles de se donner bonne conscience et de préparer d’autres tueries au cours desquelles ce sont les catégories les moins loties qui serviront de chair à canon.

Aujourd’hui, de tels mémoriaux existent partout dans le monde et sont connus sous le nom de  «Tombe du soldat inconnu». Ainsi: le tombeau du Soldat inconnu américain situé dans le Cimetière National d’Arlington en Virginie; la tombe du Soldat inconnu français installée sous l’arc de Triomphe de la place de l’Étoile à Paris; le monument du Soldat inconnu égyptien au Caire, en forme de pyramide, construit en 1974 en l’honneur des Egyptiens et des arabes qui ont péri durant la guerre d’octobre 1973 ; la tombe du Soldat inconnu russe, un mémorial de guerre dédié aux soldats soviétiques tués durant la Grande Guerre patriotique de 1941 à 1945. Il est situé à Moscou, sous les murs du Kremlin. Il s’est toujours agi de soldats morts au cours de guerres opposant les armées d’au moins deux pays différents.

Chez nous, hormis la glorieuse guerre de l’Indépendance opposant l’armée indigène sous le commandement de Dessalines et les soldats de Napoléon conduits d’abord par son beau-frère Leclerc puis par le cruel Rochambeau, il n’y a pas eu vraiment de guerre au sens des grandes tueries auxquelles il a été fait allusion plus haut. Et il n’est jamais venu non plus à l’idée de nos dirigeants passés et actuels d’ériger un monument du Soldat inconnu haïtien qui symboliserait le sacrifice des centaines de va-nu-pieds morts sur le champ d’honneur et restés sans sépulture, oubliés.

Sans doute, nous pouvons nous enorgueillir du Nèg mawon, sculpture réalisée par l’architecte Albert Mangonès. Elle symbolise l’esclave révolté ayant fui l’habitation du colon français. Au pied, il porte une chaîne brisée, il tient un coutelas et souffle dans une conque, un lanbi, pour appeler à la révolte contre l’oppresseur, le colonisateur esclavagiste. De fait Boukman a été, durant la cérémonie de Bois Caïman, l’initiateur de la grande insurrection du 22 au 23 août 1791 qui devait éventuellement aboutir à Vertières et à notre indépendance.

Le Nèg mawon est donc avant tout le symbole emblématique de la liberté de la nation haïtienne et  un symbole universel pour la liberté des Noirs. Il ne commémore pas le sacrifice de tous les Haïtiens, soldats ou civils, inconnus, morts pour défendre leurs droits sacrés, pour défendre ce qui aux yeux des masses représentent les exigences de la démocratie. Mon propos, justement, est d’appeler à la réalisation non pas d’une tombe du Soldat inconnu haïtien, mais d’un monument à la gloire de Héros et Martyrs haïtiens inconnus qui symboliserait le sacrifice de tous ces milliers d’Haïtiens, morts « sans libera, sans je ne sais quoi » (merci Manno Charlemagne), sans sépulture et qui resteront à jamais inconnus et oubliés.

Il ne s’agirait pas seulement d’honorer la mémoire des soldats inconnus de notre guerre d’indépendance, morts pour cause de liberté, mais aussi de saluer le courage, la longanimité, la force d’âme, la force de résistance du peuple face à l’oppression, à la répression, aux violences exercées contre lui pour avoir seulement osé dire NON, à tous les pouvoirs agissant contre ses intérêts.

La résistance pleine de détermination du peuple haïtien dans la perspective de cette tombe  des Héros et Martyrs haïtiens inconnus a commencé avec l’occupation américaine de 1915 à 1934. Ils sont morts durant les travaux forcés, cette «corvée », qu’ils refusaient net. Ils sont morts pour avoir participé activement à la rébellion menée par Péralte et Batraville. Ils sont morts pour raison d’appauvrissement accéléré de leur condition. Ils ont servi de force de travail corvéable et exploitable à volonté dans les bateys dominicains, et ce sont eux qui ont été victimes des monstrueuses «vêpres dominicaines». Par lâcheté et servilité face au voisin de l’Est, nos dirigeants n’ont même pas voulu protester contre ce génocide, voire qu’ils feraient une sculpture commémorative de ce carnage apocalyptique.

Ces  Héros et Martyrs haïtiens inconnus ce sont les centaines de fignolistes des quartiers défavorisés exécutés par la soldatesque haïtienne aux ordres du général Kébreau agissant en sous main pour le compte de Duvalier et servant de prélude à d’autres tueries ultérieures à mettre au compte des Forces Armées d’Haïti. Ce sont tous les militants qui pendant le règne du despote Duvalier ont combattu la tyrannie et sont morts pour cause de liberté. Il y a eu sans doute Adrien Sansaricq, Gérald Brisson, Jacques Stéphen Alexis, Yanick Rigaud, les guérilleros de Cazale, les guérilleros de Jeune Haïti, pour ne citer que ceux-là, des «noms connus» qui sont tombés au champ d’honneur, mais il y a eu aussi des milliers d’autres qui ont disparu ou sont morts dans les cachots du régime.

Au lendemain du 7 février 1986, on croyait que le fils du monstre parti, la chasse aux macoutes  déclenchée avec espoir de justice, le pays allait amorcer un tournant en direction de la démocratie. Hélas non! La disparition sans lendemain du jeune Charlot Jacquelin allait nous dessiller les yeux. En cascade, le peuple haïtien a été victime à la ruelle Vaillant, à l’église St. Jean Bosco. Les fils et filles du peuple ont été assassinés en masse, dans tous les quartiers défavorisés de la capitale et ailleurs, à la suite du coup d’État le 30 septembre 1991. Au lendemain du rapt d’un président légitimement élu du 29 février 2004, il y en a eu un  nombre incalculable de partisans de l’ancien président Aristide qui ont été tués pour avoir manifesté leur refus de ce qui fut en fait un kidnapping. Ils sont tous ces Héros et Martyrs haïtiens inconnus qui n’ont jamais reçu de sépulture et qui sont déjà devenus ossements et cendre dans les charniers de Ti Tanyen.

« Se pou nou yo mouri, se nou ki pou leve yo». Fòk nou t a leve yo. Et pour ce faire, ma faible voix de progressiste militant en appelle à l’érection d’un monument en mémoire de tous ces héros et martyrs morts sans sépulture et dont nous ne saurons jamais les noms et prénoms, parce que fils et filles du peuple, parce que pitit Sò Yèt, parce que fils et filles de l’anonymat, des bourrasques de la misère créée et entretenue par l’ouragan Sam dont la force de destruction, d’appauvrissement des catégories opprimées ne s’est jamais abattue, et dont l’oeil pervers continue de happer sur son passage les démunis, les pauvres, les opprimés.

Ai-je besoin de vous dire que je ne m’attends pas à quelque miracle que ce soit ? Je connais nos politichiens. A quoi bon ressasser ces formules et qualificatifs presque surannés qui décrivent leur égoïsme, leur nombrilisme, leur absence d’intérêt pour tout ce qui est national, fierté nationale. Je prends comme exemple le cas de l’ancien premier ministre Jacques Edouard Alexis. Le 5 septembre 1998, notre grand Félix Morisseau, mon parrain, nous quittait. Lors de ses funérailles à Miami, Alexis s’exprimait ainsi : « En témoignage de fidélité à la mémoire du citoyen de Grand Gosier, le président de la république et le gouvernement s’engagent à mieux faire connaître l’œuvre de celui que l’on nomme parfois le ”Doyen de la littérature créole”. Lors, Alexis était ministre de la Culture.

Le 25 septembre 1999, une année après la mort de Morisseau, j’écris une « Lettre toute décachetée au Premier Ministre Jacques Edouard Alexis» parue dans Haïti en Marche (V. XII. No. 34. P.10). Je lui rappelle que Jean Mapou avait déjà fait des suggestions appuyées par Paul Laraque dans le sens d’une ”Journée nationale Morisseau, Citoyen du monde” et que rien n’avait été fait jusqu’au moment de ma lettre. Au nom du peuple des sans-voix dont Morisseau avait été ”la voix grand-gosière”, je lui demandais de «prendre les dispositions nécessaires pour faire imprimer un timbre à l’effigie de Morisseau». Devinez ? Avec un fanal, en plein jour, et chaque jour que Dieu dit qu’il fait jour, les amis de parenn mwen et moi cherchent encore ce timbre…

C’est dire que avec un gouvernement dont le président, un inculpé, est entouré d’un PM  fonctionnellement absent et de ministres yon-jou-bon-yon-jou-pa-bon dont deux d’entre eux sont mêlés à un scandale de kits scolaires surfacturés,  je ne me fais guère d’illusion sur la prise en considération d’un projet aussi grand que l’érection d’une sculpture honorant nos « inconnus ». Une telle proposition n’est à la hauteur ni d’un parlement croupion, ni du chef de l’État embarqué dans des extravagances démagogiques caravanantes pour faire passer le temps, se donner bonne conscience, tromper les masses et laisser s’enrichir quelques ti zòrèy.

Je ne me décourage pas pour autant. L’idée est dans l’air. Les alizés du pays porteront le message de feuilles en feuilles, d’arbres musiciens  en arbres musiciens jusqu’au jour où une révolution, une vraie, socialiste, finira par s’approprier la proposition pour que les fils et filles des générations à venir sachent que leurs aînés qui ont résisté contre la tyrannie ne sont pas morts pour du vent et ne seront pas oubliés, car il y aura une sculpture immortalisant la mémoire des  Héros et Martyrs haïtiens inconnus.

                                             13 septembre 2017

 

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