(4ème partie)
Depuis le 22 septembre 1957, la République d’Haïti est plongée dans la « loufoquerie politique ». Après le décès de François le terrible, les Haïtiens vouèrent allégeance au prince badaud, lourdaud et écervelé. Jean-Claude Duvalier était plus préoccupé par l’achat de ses voitures de luxe que par l’avenir de la Nation. Au volant de sa BMW, à l’aube du 7 février 1986, il prit le chemin de l’aéroport avec son épouse et ses enfants, abandonnant le palais national à un militaire ordurier, disgracieux, malappris, Henri Namphy, qui transforma les lieux maudits en guildiverie. Ensuite, ce fut le tour du professeur baveux, Lesly François Manigat, qui a mal lu Machiavel sur les principes méthodologiques de la prise et de la conservation du pouvoir politique. Après Namphy II, le père du « zenglendoïsme », Prosper Avril, s’installa au palais national, flanqué du sergent illettré Joseph Hébreux. Le général Hérard Abraham, l’un des meneurs subalternes des opérations de kidnapping issues des événements du 29 février 2004, resta 72 heures dans le fauteuil de la présidence, avant de céder sa place à Ertha Pascal Trouillot, l’alliée du sanguinaire putschiste, Roger Lafontant. Et vint le prêtre de l’église Saint-Jean Bosco. Jean-Bertrand Aristide, lui-même, n’était pas préparé à l’exercice de la gouverne politique dans un pays comme Haïti, déchiré entre la dictature, la misère et l’analphabétisme. Le Front national pour le Changement et la Démocratie (FNCD) se servait du prédicateur de la Saline pour assouvir les ambitions politiques d’une petite clique d’opportunistes : Evans Paul, Turneb Delpé, Victor Benoît, etc. Le projet avorta dans la discorde et dans le sang. René Préval, l’obligé d’Aristide se fourvoya. Comme ses prédécesseurs. Échec et mat. Avec l’arrivée inimaginable du chanteur à la gueule sale, « les dieux sont tombés sur la tête », comme dans le film de Jamie Uys. Comble de bizarrerie, le Golgotha des Haïtiens s’appelle aujourd’hui Jovenel Moïse. Ce grossier paysan venu de nulle part, en quelques mois, a transporté la catastrophe nationale sur le pic de Macaya. L’État haïtien crie faillite. Pas d’argent pour payer les fonctionnaires et commander la gazoline, le diesel et le kérosène. Les moteurs arrêtent graduellement de tourner. Le pays entier est plongé dans les ténèbres du PHTK. Un malheur, dit-on, n’arrive jamais seul. Nous venons d’apprendre que le fils du défunt dictateur Jean-Claude Duvalier se présentera aux prochaines élections sous la bannière d’une autre « chose » que les néomacoutes ont baptisée « Patrayil » (Ne le trahissez pas). Selon les rumeurs, le blanc-bec serait déjà appuyé, financé par la communauté internationale, particulièrement les trois puissances étatiques qui ont pris le pays des masses populaires haïtiennes en otage. Et nous citons ouvertement les États-Unis, la France, le Canada. Décidément, il faut bien un jour prendre le temps de demander, – comme l’a fait l’acteur John Wayne dans « Le jour le plus long » –, ce que le peuple haïtien a fait au bon Dieu!
En attendant d’y revenir de manière plus abondante, plus considérable, nous vous proposons la quatrième partie de cette entrevue avec l’ancien ministre de Jean-Claude Duvalier, Me Théodore Achille, détenteur d’un diplôme de premier cycle en sciences politiques et d’une maîtrise en droit du travail.
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Robert lodimus :
– Me Théodore Achille, selon vous, à quelle école de pensée appartient François? Dans quel courant politique puise-t-il l’essence de sa doctrine, de son idéologie?
Théodore Achille :
– Certainement, quand Duvalier existait, je ne pense pas qu’il avait accès aux concepts…
– Aux concepts politiques modernes…
– Bon, c’est exact. Il faut mettre toujours les hommes dans leur temps. Moi par exemple, quand j’étudie un gouvernement, je priorise personnellement la théorie systémique.
– Ludwig Von Bertalanffy …
– … David Easton et les autres. Ce que je crois, moi, c’est que Duvalier avait le sens de la stabilité d’un système. Et particulièrement, Duvalier connaissait assez bien l’idiosyncrasie haïtienne. Il croyait, – d’ailleurs, il l’a dit en quelque part, je crois que c’est dans « Les tendances d’une génération » –, que le problème haïtien n’est ni à Washington ni de l’autre côté de la frontière. Il a écrit que « le problème haïtien découlait du séparatisme à outrance et de l’esprit de dangereuses hostilités des groupes. »
– Mais qu’est-ce que lui, Duvalier, appelait le « problème haïtien »?
– Pour lui, c’était notre incapacité à trancher nos oppositions entre groupes et entre classes. Et en ce sens, à mon avis, Duvalier avait peut-être lu davantage Weber.
– Marx Weber…
– Marx Weber qui faisait bien la distinction entre classes et groupes. Mettant classes dans le processus économique, et retrouvant dans les groupes ce que j’appellerais le statut du prestige. Or dans notre communauté, on trouve les groupes dans les classes. Duvalier, lui, je pourrais dire un peu, en manipulateur…
– C’est-à-dire que les classes ne sont jamais homogènes chez nous.
– Mais c’est exact… L’imperméabilité des classes, elle est claire, elle est nette. S’il y avait une stratification stricte, il y aurait beaucoup de gens qui n’accèderaient pas à des fonctions politiques et à des grandes responsabilités en Haïti.
– Quand on parle de Benito Mussolini, d’Adolf Hitler, on y relève tous les traits féroces, je peux dire du machiavélisme. Chez François Duvalier, on y retrouve qui et quoi exactement?
– Vous avez parlé de Mussolini?
– Mussolini, Hitler…
– Mettons-nous d’accord sur un point.
– Lequel?
– Quand on parle de Mussolini, d’Hitler, c’est parce qu’on les rattache à des idéologies bien connues : le fascisme, entre autres. Ce que l’on sait, c’est que, – et ça il faut le noter, c’est l’occasion pour moi de le dire –, comme certains hommes politiques haïtiens, qu’ils s’appellent Louis Joseph Janvier, et même un homme aussi brillant que Lesly Manigat, François Duvalier nous dit de faire attention aux idéologies d’emprunt. « Attention à une défroque que nous portons et qui ne nous va pas », disait Jean Price Mars. Il faut faire attention, ont-ils dit. À la réflexion, ce que moi je note, c’est que l’Occident a le privilège de mettre en avant des idéologies à partir desquelles il réalise des conquêtes. Quand l’idéologie ne leur sert plus, il vous force à les jeter aux orties. Vous impose, à vous qui vivez dans leur périphérie, de ne plus suivre ce courant idéologique. Il faut que l’on se mette d’accord. Je ne suis pas en train de faire…
– Je ne saisis pas très bien…
– Je vous explique. Pendant longtemps, le nationalisme était un concept bien ancré dans les esprits des dirigeants de l’Europe. Il n’y aurait pas eu le bonapartisme sans le nationalisme. Mais quand le nationalisme a tourné dans cette forme de nazisme, l’Occident a dit : « Le nationalisme? Non! On le rejette. » Ils sont venus. Ils ont mis en avant, je pourrais dire, le fascisme. Ils ont moussé le communisme. On sait que fascisme et communisme ont légitimé des guerres et des révolutions tout au cours du vingtième siècle. Aujourd’hui, on a rejeté le communisme. On dit au pays de la périphérie que ce n’est pas la voie à suivre.
– Il y a eu des guerres aussi au nom de la « démocratie ».
– La social-démocratie est venue avec l’État-providence. Ce qui n’était pas mal pensé. Mais aujourd’hui, on a sonné le glas de l’État-providence. Donc, un gouvernement qui ne soit pas un gouvernement de la périphérie, – par exemple en Haïti ou ailleurs –, on dit qu’il n’a pas la capacité de continuer à jouer le rôle de l’État-providence. Donc, on met de côté. Aujourd’hui, on parle de globalisation. C’est la voie à suivre. Vous voyez, on nous impose. Et ensuite, on nous dit : « Ne suivez pas. »
En ce qui concerne les idéologies, il faut faire attention. En fait, le duvaliérisme ne peut pas être vu comme une de ces grandes idéologies : le communisme, le socialisme, la social-démocratie… On ne trouve pas dans le duvaliérisme, dans l’idéologie duvaliériste, les composantes typées, comme celles dont nous venons de faire état. Et encore, le duvaliérisme n’a jamais été décliné au pluriel dans la Caraïbes. Par contre, on voit bien que le duvaliérisme est plus ou moins réinterprété gauchement au niveau des gouvernements qui ont suivi le postduvaliérisme.
– Peut-on dire que François Duvalier nourrissait secrètement un penchant pour le nazisme ou le mussolinisme?
– Moi, je ne peux pas être spéculatif. Vous serez d’accord avec moi. Il y a le type idéal du nazisme.
– Je parle de penchant chez lui.
– Quand vous le dites, c’est quoi exactement? Pourquoi Duvalier a eu un penchant pour le nazisme?
– Une attirance…
– Une attirance vers le nazisme? Y a-t-il eu des pogroms sous Duvalier à la manière du nazisme? S’il y en avait eu, nous dirions qu’il a imité effectivement Hitler. Ce n’est pas le cas. Je ne peux pas affirmer des choses, juste pour apporter… Moi, je ne suis pas là pour ternir ou éclaircir. C’est pour cela que je vous dis qu’à ces questions-là, il faut qu’il y ait un grand débat sur le duvaliérisme.
– Les régimes politiques de François et de Jean-Claude étaient caractérisés par un anticommunisme primaire. M. Théodore Achille, êtes-vous un anticommuniste?
– Je vous réponds. Je pense qu’un gouvernement pose des actes. Et ces actes doivent être interprétés. Si vous me posez la question : « Est-ce que François Duvalier était anticommuniste? » Je dirai oui.
– Et vous?
– Je dirai oui, en me référant à des prises de position politique de son gouvernement contre le communisme. Au moment où je vous parle, je n’ai pas la date exacte. Cependant dans les années 1963, vous auriez lu un décret présidentiel où Duvalier met le communisme hors-la-loi. Duvalier déclare que les communistes peuvent être n’importe quand déchus de la nationalité haïtienne, et voir leurs biens saisis. Un peu comme au Canada où l’on a vu un gouvernement québécois faire la chasse aux témoins de Jéhovah et que leurs biens pouvaient être saisis. On a constaté encore sous François Duvalier qu’on a fait la chasse dans les bibliothèques privées contre les livres traitant de la philosophie…
– … Du communisme, de gauche…
– De gauche, d’accord. Il est vrai à l’époque que moi, j’étais très jeune élève au lycée Pétion. Je regardais ceci avec beaucoup d’amertume. Tous mes amis de la gauche dénonçaient ce vandalisme contre les livres réalisé par Duvalier. À l’époque aussi, sans dire que Duvalier avait raison, c’est que mes camarades de la gauche ne m’apprenaient pas que Mao Tsé-toung faisait brûler les livres de Confucius. Voilà un penchant de brûler les livres du communisme, les livres de Confucius que je trouve chez Duvalier et Mao Tsé-toung. Je ne pense pas que l’un et l’autre avaient raison. Il y a des actes posés par Duvalier, des prises de position de son gouvernement qui indiquent clairement qu’ils ne partagent pas l’idéologie communiste, n’acceptent pas sur le territoire l’existence d’un parti communiste, et que les communistes doivent être pourchassés. Par contre, les actes sont là pour montrer comment le gouvernement de Jean-Claude Duvalier est différent de celui de son père. C’est sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier, et c’est moi qui ai l’initiative de la chose, on fait le retrait de la loi prise en 1963 par Duvalier, contre l’exercice du communisme en Haïti.
– N’était-ce pas sous la pression de ce que vous avez appelé l’environnement extrasociétal?
– Non, c’était une décision prise au gouvernement au moment où on pensait à une révision constitutionnelle. Permettez que je vous dise, puisque j’étais non seulement un témoin, mais un acteur de la chose. Nous disions au président de la république, et il avait fini par l’accepter, qu’il ne pouvait pas valablement faire état d’une tendance personnelle vers la démocratie, quand il n’y a pas dans le pays un parti politique. Et à l’époque, il y a eu de grandes discussions au gouvernement pour ou contre le droit à l’existence des partis politiques que toutes les constitutions de la république reconnaissent, que les grands historiens de ce pays soutiennent. Reprenez l’ensemble des constitutions d’Haïti, dans chacune d’elles, il était clairement indiqué le droit à l’existence des partis politiques. La même tentative faite revient historiquement à Jean-Claude Duvalier et aux membres des dirigeants qui étaient à ses côtés, le fait pour nous d’avoir pris une loi permettant l’existence des partis politiques.
– Avait-il le choix en face d’un Sylvio Claude, par exemple?
– Mettons-nous d’accord…! Attendons! Permettez que je vous explique. Il y a un processus politique. Dans les discussions qui ont eu lieu, il y avait une tendance au sein du gouvernement. Nous disions que nous allons permettre l’existence des partis politiques, mais en tentant de les regrouper dans des tendances politiques : gauche, droite et centre. Donc on aurait, – quelque soit l’appellation de la gauche –, une représentation de celle-ci (la gauche) en tant que parti politique, de la droite et du centre. Alors, on serait donc éventuellement dans une campagne politique avec trois grandes tendances : gauche, droite et centre. Et pour y arriver, c’est moi, en tant que ministre de la Justice, qui ai fait rentrer la loi interdisant l’exercice de la pratique communiste en Haïti. Le décret est là. Vous le chercherez et vous le trouverez. C’est encore à l’initiative du gouvernement de Jean-Claude Duvalier que l’on crée les partis politiques. Personne ne s’imaginait à l’époque, qu’en faisant cette ouverture démocratique, parce que c’en est une, on aurait eu dans le pays 26 ou 28 partis politiques. Qui aurait imaginé qu’il y aurait eu ce débordement.
– L’existence des partis politiques, à quoi cela pouvait-il servir, quand on avait affaire à une présidence à vie?
– C’est justement cela que vous devez avoir à l’esprit. On était dans un gouvernement qui mettait en avant la présidence à vie.
– Et qui parlait en même de l’existence des partis politiques… De la nécessité qu’il y ait un climat de pluripartisme…
– Êtes-vous d’accord? Il a deux manières d’opérer des changements dans un pays. À moins que vous le fassiez de la manière révolutionnaire, comme certains le prétendent! Eh bien, qu’ils le fassent! Et on verra où cela mènera le pays. Et il y a une autre tendance au réformisme. Le changement doit se faire de manière incrémentaliste. Nous autres au gouvernement de Jean-Claude Duvalier, notre souci était de mener des réformes institutionnelles politiques. Face à un gouvernement de présidence à vie, il fallait emmener le président à rentrer dans la modernité politique, à lui faire comprendre qu’il faut créer la loi sr les partis politiques, pour que ceux-ci puissent normalement s’affirmer et prendre de ce pas la place qui leur revient. Nous avons créé la loi permettant l’existence des partis politiques. Et les partis politiques ont suivi. Au moment où l’on a promulgué les lois, qu’est-ce que l’on a vu? Grégoire Eugène avait toujours prôné le droit à l’existence des partis politiques. Grégoire Eugène a compris…
– À ses risques et périls, également. Il a été finalement arrêté et exilé le 28 novembre 1980.
– On ne fait pas de politique sans prendre des risques. * Et Sylvio Claude a été maintes fois incarcéré pour avoir pris la liberté de fonder son parti politique en face d’un régime de parti unique. * Ce n’est pas vrai…! Vous avancez une fausseté! Et je m’explique, sans vouloir faire la leçon à qui que ce soit. Il faut étudier les choses dans leur réalité. Sylvio Claude a été arrêté. Il a été emprisonné. Jugé. Emprisonné. Et libéré par la grâce présidentielle.
– Arrêté avant les élections législatives de février 1979.
– Je vais vous rappeler un fait que bien souvent les gens oublient. Allez chercher la déclaration de Sylvio Claude, candidat à la députation dans la zone de Mirebalais.
– En face de madame Marx Adolphe.
– Vous verrez que Sylvio Claude fait campagne sous la bannière du jean-claudisme. Allez voir la fiche élective de Sylvio Claude à l’époque. Il fait campagne lui-même au nom du jean-claudisme. Grégoire Eugène, lui-même candidat à la même époque, fait campagne au nom et sous la bannière du jean-claudisme. Il faut le savoir, il faut le souligner. Il y a eu à un certain moment de la part de Grégoire Eugène ou de Sylvio Claude la tentative de….
– De se démarquer…
– Non, non, non! De rentrer au gouvernement…
– Vous dites bien de rentrer?
– De rentrer au gouvernement comme membre de la législature en tant que jean-claudistes.
– Parce qu’il n’y avait que la Chambre unique…
– Non, non, non! Ne confondons pas les choses! Parallèlement, un type comme Lerouge, qui faisait également la même démarche, agissait au nom de l’antijean-claudisme. Il ne faut pas toujours prendre les gens pour des héros. Ce n’est pas un carnaval. La politique est une science. Elle a ses normes; Il faut les respecter. Sylvio Claude fait campagne comme Grégoire Eugène au nom du jean-claudisme. Les individus l’oublient. Il faut le leur rappeler.
– Mais pourquoi a-t-il été arrêté avant les élections?
– Attendez, j’arrive. Quand donc Sylvio Claude, qui est mort dans les conditions malheureuses, – heureusement qu’il n’est pas mort sous Jean-Claude Duvalier–, revient des élections et qu’il est défait, il va entrer dans l’opposition. Il y a donc un deuxième niveau dans la pratique politique de Sylvio Claude qui, n’ayant pas été reçu membre du parlement, va maintenant intégrer le rang de l’opposition.
– Je vous parle de son arrestation avant les élections.
– Les choses ne me sont pas totalement fraîches à l’esprit. Il faut aller dans les archives du tribunal voir si Sylvio Claude a été emmené devant les tribunaux parce qu’il avait tout simplement créé un parti politique de fait, sans encadrement légal? Ou bien, est-ce que Sylvio Claude avait été traduit devant les tribunaux pour d’autres motifs?
– Que répondez-vous à cela, vous-même?
– Si je veux discuter de cette question de Sylvio Claude avec vous, je vais aller faire une quête documentaire avant de pouvoir affirmer des choses qui sont indéniables.
– Je reviens à la question à laquelle vous n’avez pas encore répondu. Êtes-vous un anticommuniste?
– Je suis certainement un anticommuniste. Je l’ai toujours été. Je n’ai jamais fait partie ni du PPLN, ni du PEP, ni du Parti communiste haïtien, pour une raison bien simple. Si vous me la demandez…
– J’allais vous la demander…
– Je sais que dans certains secteurs, on m’a pris pour un homme de gauche.
– Bizarre!
– Dans certains secteurs, on m’a pris pour un homme de droite, dans d’autres pour un homme avec une tendance de gauche. Je sais ce que cela m’a valu après. Je vous dis pourquoi je n’ai jamais partagé le marxisme, la philosophie politique…
– … Marxienne…
– … Marxienne. Je vais vous dire pourquoi. J’ai toujours des amis de la gauche. D’abord, quand j’étais au gouvernement, je les ai longtemps protégés. Ils sont venus travailler avec moi comme observateur social. Ils étaient nombreux. Pourquoi je ne suis pas marxiste? Très jeune, à 18 ans, j’ai des amis qui viennent à Port-de-Paix pour mettre en place des cellules communistes. Je les connais tous. Nous discutons de tout. Je vais à la bibliothèque de mon père, je prends « Le dix-huit brumaire de Louis Napoléon Bonaparte » écrit par Marx. Je m’empresse de le lire pour aller faire une discussion intelligente avec mes camarades de promotion. Quand je note chez l’auteur une réflexion qui me déplaît. Faisant la critique du gouvernement de Bonaparte…
– Il a dit quoi?
– Il compare Bonaparte, pour montrer le côté ubuesque de ce dernier, à l’empire de Faustin Soulouque en Haïti. Ce qui est l’expression de l’Ubu. Je pense que Marx aurait pu trouver lui-même dans l’Europe qu’il étudiait un exemple pour mieux dire. Mais comme il fallait ridiculiser Napoléon, c’était par le biais de l’empereur Faustin Soulouque. Et à ce moment-là, ça m’a beaucoup déplu. Et j’ai dit à l’époque à mes camarades, je ne vois pas comment je partagerais les vues de Marx, qui en fin de compte, sans bien étudier la réalité haïtienne, avait dit ce que je viens de vous expliquer. C’est à partir de ce moment-là, que…
– Il en a fallu vraiment de peu pour faire de vous un anticommuniste…
– Ah, vous le dites! Vous savez, le choix dans la vie dépend de beaucoup ou de très peu.
– Fidel Castro est décrit par les États-Unis comme un autocrate, un dictateur qui brime la liberté de son peuple : un antidémocrate. Et vous, M. Achille, que dites-vous de lui?
– Fidel Castro?
– Vous le connaissez, quand même?
– Fidel Castro, je ne le connais pas à titre personnel. (Sourire) J’aurais bien aimé. J’ai beaucoup d’admiration pour Fidel Castro.
– Ce n’est pas connaître pour l’avoir rencontré, mais au moins pour l’avoir écouté, pour l’avoir lu…
– J’ai beaucoup de respect pour Fidel Castro qui tout au début de son règne avait tendance à chercher le mieux-être de son peuple. Ayant conquis le pouvoir par les armes, il était donc normal que Fidel Castro ait une vie révolutionnaire. Et ait tenté les changements structurels de son pays de manière très radicale. Si Fidel Castro a cru bon d’aller chercher tout l’appui logistique dans les pays de l’Est pour maintenir son gouvernement, c’est parce que, ou bien, il n’a pas été compris par l’Administration américaine de l’époque, ou bien que lui, il n’avait pas fait la démarche intelligente pour rester dans le giron du grand leader. Toujours est-il, les contradictions du moment ont fait qu’il a eu à faire un choix bien déterminé. Je ne suis pas juge du choix politique de Fidel Castro. Il a certainement échoué à bien des égards. Il y a des réussites et de grandes performances qu’il a réalisées. Mais une chose est certaine : ce que j’admire chez Castro, c’est qu’en dépit de tout ce que l’on a dit de lui, jamais je n’ai entendu que c’était un homme qui avait pillé les deniers de l’État pour s’enrichir, pour mener une vie luxueuse. À ce compte-là, il est digne d’exemple.
– Dans son livre « Mémoires d’un leader du tiers-monde », François Duvalier parle constamment de l’ordre révolutionnaire du 22 septembre 1957. Il dit ceci : « Doctrinalement, la révolution qui me porta au pouvoir le 22 septembre 1957 a eu comme fondement de rendre la nation haïtienne trop divisée contre elle-même à l’unité. » L’ordre révolutionnaire du 22 septembre 1957, cela veut dire quoi dans l’optique duvaliérienne? * Je crois avoir répondu préalablement à cette question lorsque je disais que dans l’idéologie duvaliériste, Duvalier mettait en avant le terme de l’unité nationale. Et quand il parle de révolution, il s’agit de révolution sociale. Et pas d’autre chose. Ce dirigeant a mis beaucoup l’accent sur le politique plutôt que sur l’économique, à bien des égards. Pour Duvalier, comme je le crois, pour qu’il y ait stabilité gouvernementale, il faut ou bien arriver à un consensus entre les membres de la société, ou bien je pourrais dire, atomiser les gens de manière telle qu’ils se soumettent à un ordre social que lui, il mettra en avant.
– Et cela, par la force…
– Oui, mais écoutez-moi. Ce n’est pas moi qui le dirai, je ne suis pas là pour dire que les gouvernements doivent toujours avoir recours à la force. Ce qui est dit dans tous les livres de sciences politiques, c’est qu’il faut toujours, quand on est un responsable politique, chercher le compromis. Arbitrer les désaccords. Mais lorsque l’on a épuisé ces ressources, on sait que l’on fait appel à la force. On le fait soit de manière interne, soit dans l’ordre international aussi. On a vu, et combien de fois, le recours à la force, lorsque les compromis n’ont pas marché. Rappelez-vous Bush au Panama.
– Mais pas d’en abuser quand même!
– Ce n’est pas le rôle d’un leader politique d’abuser de la force.
– Mais on dit que Duvalier en a fait l’abus! L’avez-vous constaté vous-même?
– C’est l’un des thèmes qui devraient être largement discutés pour que l’on puisse voir le niveau de l’abus de la force utilisée par Duvalier. Ça se mesure. Qui encore disait : « Pour bien connaître cela, il faut pouvoir le mesurer. » Je crois que c’est Auguste Comte. Pour bien connaître ce paramètre, il faut pouvoir le mesurer. Cela peut bien se faire. Il y a des techniques de mesure qui permettrait de le faire.
– Tous les ouvrages de Duvalier sont donc truffés du concept de révolution. On dirait une obsession dans cette famille. Jean-Claude Duvalier a lui-même répété : « Mon père a gagné la révolution politique, moi, je gagnerai la révolution économique. » Finalement, M. Duvalier est parti, laissant Haïti dans une situation socioéconomique affligeante, désastreuse, pouvons-nous dire. Entretenez-vous encore des relations étroites avec Jean-Claude Duvalier?
– Bon, je n’entretiens pas des relations étroites avec Jean-Claude Duvalier,
Nous sommes séparés par la géographie, d’une part et de l’autre, nous ne sommes pas, lui et moi, dans un processus politique devant aboutir à quoi que ce soit.
– Aujourd’hui, la technique fait des merveilles. Il y a le téléphone.
– Non, je ne suis pas en train de dire que, entre Jean-Claude Duvalier et moi, il y a une inimitié quelconque. Non, pas du tout. On se parle, on est des amis. On reste des amis.
– Vous arrive-t-il de faire votre autocritique, de la façon dont vous avez gouverné ce pays, Haïti. Je parle du gouvernement auquel vous avez appartenu.
– Je n’ai pas dirigé la république.
– C’est ce que j’ai dit.
– Si j’avais dirigé, ma marque serait bien différente. J’étais ministre à un gouvernement. J’ai eu la responsabilité de certains secteurs. J’ai donné le meilleur de moi-même au niveau de mes connaissances et de mon dévouement à la république.
– Vous ne pouvez quand même pas vous démarquer du reste! Vous faisiez partie d’un « tout ».
– Et alors, quel est le sens de la question?
– Avec les années, avez-vous pu prendre un certain recul pour faire l’autocritique du jean-claudisme, de la façon dont le jean-claudisme a gouverné Haïti?
– Je ferais ma propre autocritique. Comme Jean-Claude Duvalier se doit de faire la sienne. En ce qui me concerne, avec le recul du temps, l’expérience, si je devais aujourd’hui être responsable d’un ministère, j’aurais certainement travaillé avec des individus qui auraient partagé avec moi, avec la plus grande honnêteté, mes idéaux.
– Je vais être plus précis, plus direct. Avez-vous servi dans le bon gouvernement?
– Je n’ai jamais lu ce que l’on appelle le bon gouvernement et le mauvais gouvernement.
– Le gouvernement idéal…
– Le gouvernement idéal?
– Au moins en théorie, cela existe.
– Vous savez, je vais vous dire très franchement. La politique, c’est un processus d’actions en quête de rationalité. Je suis un homme très rationnel dans ce que je fais. J’ai toujours cherché cette rationalité dans l’ensemble de mes actions politiques. Voilà ce que je dirais de moi-même.
– Vous évitez toujours de parler de l’ensemble du gouvernement.
– Je n’ai pas à prendre une responsabilité collégiale. Chacun, dans la sphère de sa responsabilité, est responsable devant le parlement et la nation.
– Vous, vous avez la conscience tranquille d’avoir bien fait.
– Totalement. Par contre, j’aimerais bien que vous m’indiquiez quels sont les reproches les plus sensés et les plus justes que l’on m’aurait faits en tant que ministre sous Jean-Claude Duvalier? Ce serait l’occasion d’engager une discussion qui vous plairait.
– Ce n’est pas mon rôle exactement. Par contre j’aimerais bien continuer à vous poser des questions. D’ailleurs, je suis ici pour cela.
– Je suis là pour répondre aussi aux questions.
– Exactement…
– Qu’ai-je à me reprocher? Je vous dirais : rien… Je ne veux pas qu’on fasse avec moi un amalgame. Je ne peux pas être responsable de ce qui aurait été fait de répréhensible dans un autre secteur du gouvernement. Comme aussi, je n’ai pas à m’approprier de ce qui aurait été fait de valable dans un autre secteur. Un gouvernement s’étudie d’un point de vue social, d’un point de vue économique, d’un point de vue politique. Et au niveau de la gestion, en ce qui me concerne, politique, membre d’un gouvernement, il convient que l’on fasse un bilan de ma gestion. Elle est positive; elle ne l’est pas. Elle est bonne; elle n’est pas bonne. Vous avez prévariqué, vous n’avez pas prévariqué. Vous en faites la preuve; vous n’enfaites pas la preuve. Vous avez eu des responsabilités d’un point de vue institutionnel, qu’est-ce que vous avez fait? Comment vous avez dirigé votre ministère? Quelles sont les grandes enquêtes que vous avez menées? Quelles sont les nouvelles orientations que vous avez prises dans votre ministère? Moi, je crois que c’est là que s’arrête ma responsabilité au gouvernement.
– Quand on a fait partie d’un régime politique corrompu, peut-on s’en sortir sans être éclaboussé?
– Vous savez, la corruption est partout. Euh! Je mets en défi… les uns et les autres… de faire la preuve que Théodore Achille, ministre des Affaires sociales, ministre de la justice, ministre de la Jeunesse et des Sports, aurait pratiqué la corruption et en aurait tiré lui-même avantage. Je ne me sens nullement éclaboussé. Je me présente devant vous dans ma nudité.
Robert Lodimus
(À suivre)