Les propriétaires d’usines mandatées par Fruit of the Loom, Hanes et Levi’s ont travaillé en étroite collaboration avec l’ambassade des États-Unis, lorsqu’ils se sont agressivement positionnés pour bloquer une augmentation du salaire minimum pour les travailleurs haïtiens de la zone d’assemblage, les moins bien rémunérés de l’hémisphère, selon des câbles secrets du Département d’État.
Les propriétaires des usines ont refusé de payer 62 cents l’heure, ou 5 $ par jour de huit heures, tel que prescrit par une mesure adoptée à l’unanimité par le Parlement haïtien en juin 2009. Les câbles secrets de l’ambassade des États-Unis, mis à la disposition d’Haïti Liberté par le groupe de défense de la transparence WikiLeaks, révèlent que, dans les coulisses, les propriétaires des usines jouissaient du ferme soutien de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et de l’ambassade des États-Unis. Le salaire minimum par jour était de 70 gourdes ou 1,75 $ par jour.
Les propriétaires des usines ont refusé de payer 62 cents l’heure
Les propriétaires des usines ont dit au Parlement haïtien qu’ils étaient prêts à accorder aux travailleurs une augmentation de salaire d’à peine 9 cents, soit 31 cents l’heure au total – 100 gourdes par jour – pour confectionner des T-shirts, des soutiens-gorge et des sous-vêtements pour des géants du vêtement des É.-U comme Dockers et Nautica. Pour résoudre l’impasse entre les propriétaires des usines et le Parlement, le Département d’État a exhorté le Président haïtien René Préval à intervenir.
« Un engagement plus visible et plus actif de la part de Préval peut s’avérer crucial pour régler la question du salaire minimum et les protestations qui en ‘découleront’ –au risque de voir l’environnement politique échapper à tout contrôle »– mettait en garde l’ambassadrice des É.-U., Janet Sanderson, dans un câble envoyé à Washington le 10 juin 2009.
Deux mois plus tard, Préval négociait un accord avec le Parlement pour créer une augmentation du salaire minimum à deux niveaux : 3,13 $ (125 G) par jour pour l›industrie du textile et 5 $ (200 G) par jour pour tous les autres secteurs industriels et commerciaux.
Pourtant, l’ambassade des États-Unis n›était pas satisfaite. Le chef adjoint de la Mission, David E. Lindwall, a dit que le minimum de 5 $ par jour « ne tient pas compte de la réalité économique », et qu’il s’agit d’une mesure populiste pour plaire aux « masses de chômeurs et de travailleurs sous-payés ».
Les Haïtiens qui défendent le salaire minimum ont invoqué la nécessité de suivre le rythme de l’inflation et d’alléger la hausse du coût de la vie. Haïti est actuellement le pays le plus pauvre de l’hémisphère et le Programme alimentaire mondial estime que jusqu’à 3,3 millions de personnes en Haïti, un tiers de la population, vit en en état d’insécurité alimentaire. En avril 2008, Haïti a été secouée par les émeutes de la faim surnommées « klorox », allusion à la douleur causée par une faim si aiguë qu’elle donne l’impression d’avoir avalé de l’eau de Javel (Clorox [Ndt.]).
Selon une étude de 2008 du Worker Rights Consortium, une famille de la classe ouvrière composée d’un membre qui travaille et de deux dépendants avait besoin d’un salaire quotidien d’au moins 550 gourdes haïtiennes, ou 13,75 $, pour assurer les frais de subsistance ordinaires. La révélation des pressions des É.-U. en faveur des bas salaires se trouvait dans cette mine de 1.918 câbles mis à la disposition d’Haïti Liberté, par WikiLeaks.
“Question de politique, le Département d’État ne se prononce pas sur les documents qui sont censés contenir des informations confidentielles et condamne fermement toute divulgation illégale de ce genre d’informations,” c’est ce qu’a commenté Jon Piechowski, responsable de l’information à l’ambassade des États-Unis, à Haïti Liberté en réponse à une demande de déclaration à propos des révélations de WikiLeaks. “En Haïti, environ 80% de la population vit dans le chômage et 78% gagnent moins de 1 dollar U.S. par jour – le gouvernement américain travaille avec le gouvernement haïtien et les partenaires internationaux pour aider à la création d’emplois, supporter la croissance économique, et promouvoir l’investissement étranger direct selon les normes de l’Organisation Internationale du Travail dans le secteur de l’industrie du vêtement, et à investir dans le domaine de l’agriculture et autres.” (Selon l’ONU, 78% des Haïtiens vivent avec moins de 2 dollars, et non pas $ 1, par jour.)
Pendant une période de 20 mois, entre le début février 2008 et octobre 2009, des responsables de l’ambassade des É.-U. ont surveillé de près la question du salaire minimum et rédigé des rapports. Les câbles montrent que l’ambassade avait parfaitement compris la popularité de la mesure.
Les câbles ont montré que le nouveau salaire avait même le soutien d’une majorité de représentants du secteur privé haïtien « en fonction de rapports selon lesquels les salaires en République dominicaine et au Nicaragua (concurrents dans l›industrie du vêtement) augmenteront également ». La proposition a tout de même engendré une farouche opposition de la petite élite de la zone d’assemblage d’Haïti, que Washington soutient depuis longtemps avec des aides financières directes et des ententes de libre échange.
En 2006, le Congrès américain a adopté le projet de loi HOPE [Haitian Hemispheric Opportunity Through Partnership Encouragement], qui accordait aux manufactures de la zone d’assemblage d’Haïti des incitatifs commerciaux préférentiels. Deux ans plus tard, le Congrès a adopté une version encore plus généreuse du projet de loi sur la franchise de droits commerciaux appelé HOPE II, et l’USAID a fourni une assistance technique et des programmes de formation pour aider les usines à s’étendre et à tirer parti de la nouvelle législation. Les câbles de l’ambassade des États-Unis prétendaient que ces efforts ont été mis en péril par les parlementaires réclamant une hausse des salaires pour suivre le rythme de la hausse de l’inflation et le prix élevé des aliments. « Des représentants de l’industrie [textile], menés par l’Association haïtienne de l’Industrie (ADIH), se sont opposés à une augmentation salariale immédiate de 130 gourdes haïtiennes (3,25 US) par jour dans le secteur de la confection, disant qu’elle anéantirait l’industrie et aurait des effets négatifs sur les avantages de la Loi HOPE II », dit un câble confidentiel du 17 juillet 2009 du chargé d’Affaires de Washington, Thomas C. Tighe.
Les câbles d’Haïti dévoilent également l’intensité de la surveillance à laquelle l’ambassade des États-Unis a soumis les manifestations en défense du salaire minimum
Tighe affirme que « des études financées par l’ADIH et l’USAID, visant l’impact de la multiplication par un facteur de près de trois du salaire minimum dans le secteur du textile, démontrent qu’un salaire minimum de 22 gourdes haïtiennes rendrait le secteur non viable économiquement et, par conséquent, forcerait les usines à fermer ». Confortés par l’étude de l’USAID, les propriétaires d›usine ont exercé de fortes pressions contre l›augmentation, rencontrant le président d’alors, René Préval, à plusieurs occasions, en plus de rencontrer plus de 40 membres du Parlement et de partis politiques, selon les câbles.
Les câbles d’Haïti dévoilent également l’intensité de la surveillance à laquelle l’ambassade des États-Unis a soumis les manifestations en défense du salaire minimum et s’est ouvertement inquiétée de l›impact politique de la bataille pour le salaire minimum. Les troupes de l’ONU ont été appelées pour réprimer les manifestations étudiantes, provoquant de nouveaux appels au départ d’Haïti des quelques 9 000 soldats d’occupation de l’ONU.
En raison de féroces manifestations des travailleurs et des étudiants, les propriétaires des ateliers de misère et Washington ont remporté seulement une victoire partielle dans la bataille du salaire minimum, en retardant d’un an le salaire minimum de 5 $ / jour et en maintenant le salaire minimum du secteur d’assemblage à un niveau en dessous de tous les autres secteurs. En Octobre 2010, le salaire minimum des travailleurs d’assemblage est passé à 200 gourdes par jour, alors que dans tous les autres secteurs il est passé à 250 gourdes (6,25 $).
« Chaque fois que la question du salaire minimum a été abordée, [la bourgeoisie de la zone d’assemblage d’Haïti en] ADIH a tenté d’effrayer le gouvernement, disant que l’augmentation du salaire minimum signifierait la fermeture certaine et immédiate de l’industrie en Haïti et causerait une perte soudaine d’emplois », écrit la Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif dans un communiqué de presse de juin 2009. « Dans un cas comme dans l’autre, c’était un mensonge ».
(Traduit de l’anglais par Guy et Camilo Roumer)