Condamnation

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Dans un camp de réfugiés en Afrique : des enfants qui ont faim et qui tendent la main.

Dame Justice qu’on dit avoir les yeux bandés, de concert avec ses représentants qui regardent et voient pour elle, condamne avec la dernière rigueur le pauvre mec qui a chipé une banane, une seule grèn banane à l’étalage de la marchande parce qu’une faim chloroxante lui rachonnait les tripes depuis deux jours. Triste ! Pourtant, ses sekretè ne lui rapportent pas comment chaque jour, au vu et au su de tous, des hommes (parfois des femmes) faux-colés, cravatés, eau-de-colognés, tête cirée ou tèt kale, plongent allègrement leur groin dans la mangeoire de l’État. Leur âpreté au gain mal acquis, leur safreté est telle que, secrètement, ils doivent souhaiter un autre tremblement de terre qui leur apportera la manne dollarée internationale. Ah ! Les salopards.

On a l’impression qu’on est condamnés indéfiniment, impuissants, à regarder la Dame écarter son bandeau, tanzantan, seulement au gré des caprices de ses sekretè  de mèche avec les têtes argentées. C’est ce qui expliquerait que depuis dikdantan, c’est-à-dire depuis le dik de Boyer jusqu’au tan de Jovenel en passant par le dan d’un Domingue ou d’un Geffrard, on condamne toute une catégorie de citoyens à vivre en marge de la vie, en marge de la liberté.                  Liberté de s’instruire, de bien se nourrir, d’avoir des soins de santé adéquats, d’être logé de façon décente ; liberté d’avoir accès à l’eau courante, à l’eau potable ; liberté de pouvoir jouir de certains loisirs ; liberté d’exprimer ses opinions et de manifester  sans crainte, bref liberté de vivre comme des êtres humains, dans le respect des uns et des autres sans fòskote pour qui que ce soit.

Nous traînons une lourde condamnation depuis ce coup de tonnerre cosmique qui depuis Vertières entraîna une immense secousse sismique qui ébranla la pensée esclavagiste occidentale. Les monarchies européennes et la morgue de Bonaparte en prirent un sacré coup au cul. Ce beau monde tout blanc de racisme, de haine, de tout ce qui put lui rappeler son humiliante défaite, prit langue avec les esclavagistes transatlantiques. Ils décidèrent que la négraille « ex-Saint-Dominguoise » allait devoir payer pour son « forfait ». Dès la capitulation de Boyer, la paysannerie fut condamnée à payer le prix de « l’impertinence » dessalinienne et Haïti, la souveraine, à devenir « le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental » pour tous les siècles des siècles, amen, ainsi soit-il.

Mère Justice semble n’avoir même pas le temps de lever le bandeau et de prendre un p’tit jòf  pour se rendre compte de la maloukté de la situation mondiale. En effet, des populations entières sont condamnées à être décimées par la faim, la maladie, les souffrances, physiques ou mentales. Le squelettisme atroce d’enfants atteints de malnutrition grave n’émeut pas les souflantyou de Mèmère qui ne le lui rapportent pas. Il faut croire qu’il leur  été assigné le rôle de pratiquer le je wè bouch pe.

On est condamnés à regarder, tristement, à la télé ou à travers les pages de Paris Match ces petits corps décharnés qu’on est venu « sauver » de leur malheur. Ils sont parqués dans des camps dits « d’accueil » ou humanitaires ressemblant plutôt à des couloirs de la mort. On est condamnés à bat bravo, malgré nous, malgré eux (les ‘‘sauveurs’’) pour ces sauvetages humanitaires alors que ces petits corps décharnés sont le fait même de ces mains « bénévoles » qui sous couvert de soulager des tragédies humaines soulagent en fait les sentiments de culpabilité des riches donateurs d’« aide » aux populations en détresse.

En 1970, le Chili, à travers le Congrès, élit son président démocratiquement. Mais pour le malheur de l’élu et celui du peuple chilien, Salvador Allende prône un programme progressiste de changement en faveur des classes populaires. La vision d’Allende fut vite qualifiée de « rouge » par la haute hiérarchie catholique, caisse de résonnance du Département d’État. Elle fut (seulement) rouge puisqu’elle lui manquait le bleu, le blanc et les étoiles du drapeau états-unien, autant dire du drapeau de la flibuste que forment les grandes banques américaines.

On a été alors condamnés à subir les rouges billevesées de la grande presse occidentale reprises en boucles sur toutes les chaines tout à coup déchaînées et qui en ont accouché des vertes et des pas mûres. Le président américain Richard Nixon s’en foutait éperdument du processus électoral chilien tout à fait démocratique. Le politicien voyou, communistophobe, le taureau aux « cornes sciées » vit rouge quand un candidat socialiste parvint à assumer le pouvoir malgré les magouilles de la réaction chilienne.

Nixon réclamait qu’on serrât purement et simplement les boulons économiques du Chili jusqu’à ce que le peuple chilien criât pitié : padon Kaporal, fè pa m, Kaporal ; men Kaporal ou genyen manman tou.   Á croire qu’au State Department » ils étaient tous des fans de Nemours Jean-Baptiste. Le Secrétaire d’État américain, le cynique Kissinger, pour sa part ne s’était pas privé de dire : «Je ne vois pas pourquoi nous devons rester les bras croisés à regarder un pays devenir communiste en raison de l’irresponsabilité de son propre peuple ». Triste con !

La condamnation du président Allende ne tarda pas à arriver : un coup d’État, sanglant, bien ficelé par le très catholique général Pinochet, fils de pute des Américains et de la Nonciature apostolique. Pour paraphraser Manno Charlemagne : Konplo Allende a te sòti Washington, li pase Vatikan, se Bondye k te voye l. Allende devait mourir, une mitrailleuse à la main, victime du déluge de feu et de la pluie de bombes tombées du Ciel pour sauver tout un pays de la tranchante faucille et du pilonnant marteau communiste. Quel succès ! Quel miracle ! 18 millions de Chiliens sans cervelle sauvés du « péril castro-communiste ». Enfin…

Nous surfons sur une vague condamnationnelle qui n’arrête pas de déferler sur le monde entier. Depuis 2016, toute la planète est condamnée à retenir son souffle parce que à Washington, un énergumène bien calé dans sa dodine à l’intérieur de sa Blanche Maison fait le pitre, peut à n’importe quel moment postillonner de noirs, lugubres et insolents propos contre les étrangers en général, les Noirs à la ronde badette, les je chire chinois qui lui font une concurrence économique « déloyale », les « terroristes » afghans, irakiens et palestiniens (les fous d’Allah) qui « menacent la sécurité » des États-Unis et la bonne santé morale judéo-chrétienne.

Ne dit-on pas que la planète est devenue un « village » branché sur Internet. Tout se sait, à la minute. Or, nous voilà condamnés à subir, main à la mâchoire, les querelles, les pitreries, les chamailleries, les chicaneries, les chirépiteries entre Républicains et Démocrates s’accusant mutuellement de paille et de poutre dans l’œil: des pailleries et des poutreries à vous étouffer de rire. Il paraît que zòt, en 2016, aurait fourré la main dans leur manger électoral, une vicieuseté qui est – ô ironie –  la spécialité même des ‘‘Répu’’ (les repus) et des ‘’Démo’’ (les démons).   Parlons alors d’Haïti, seulement d’Haïti pour ne pas faire long. Eh bien, le foure men électoral c’est leur marque de fabrique : de Sudre Dartiguenave, un fils de l’élite, à Jovenel, un fils de la paysannerie, ce lamayòt-m-pa pè-w au service de la bourgeoisie, Républicains et Démocrates n’ont jamais failli à leur tâche fourante. Le piment dans l’œil haïtien, c’est « légitime », mais dans l’œil américain, comme ça brûle !

Pendant combien de mois, nous les « villageois », les planétariens, n’avons-nous pas été condamnés à découvrir les anguilles sous la roche d’un funeste quid pro quo américano-ukrainien. L’anguillante transaction a, depuis, porté un président à des gesticulades, des gigotades, des trémoussades, des bavardages et des ruades ininterrompues. Le gigoteur a la mémoire bien courte. Il serait bien avisé de faire marche arrière et de remonter jusqu’à la capitulation du IIIe Reich, jusqu’au machiavélique Plan Marshall qui a permis aux Etats-Unis d’affirmer leur domination politique et économique et d’éviter que « se propage le communisme ».

Voyons, de façon pratique, le Plan Marshall pour l’Europe fut une proposition quidproquiste bien ficelée: Messieurs et dames les Européens, ou bien vous vous démerdez  sous le poids des destructions apocalyptiques de la guerre et de la menace (sic) soviétique, ou bien vous acceptez notre marshallerie qui vous ressuscitera de la honte hitléro-pétainiste, rebâtira l’Europe, mais vous laissera grandement amputés de votre souveraineté et de votre superbe vieux-continentale. Se sa l te ye, wi… un quid pro quo nètalkole.

Le président Harry Truman signant le Economic Cooperation Act of 1948, mieux connu sous le nom de Plan Marshall.

Fouyapòt, je me suis plongé dans les archives. Lisez ce que le brave Marshall, héros de guerre, a eu à débiter lors d’un discours à Harvard le 5 juin 1947 : « [la politique américaine n’est] dirigée contre aucun pays, aucune doctrine, mais contre la faim, la pauvreté, le désespoir et le chaos ». Peuples latinos, peuples africains, peuples antillais, peuples du Moyen-Orient, peuple palestinien, peuple vénézuélien, peuple haïtien, vous avez bien lu cette condamnation à aimer la politique américaine qui n’est dirigée contre aucun pays. Qu’elle est grande la clémence d’Auguste ! « Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie ».                                                     

Mais, ne nous éternisons pas avec les affaires de zòt, à l’étranger. Rentrons chez nous où c’est un déplotonnage de condamnations à la semaine. D’abord, c’est la gueule de Jovenel et celle de ses bouffons qu’il faut subir au petit écran et sur les ondes de la RadioTélé nationale. Ce sont les turpitudes et boulshitudes de la présidence qu’on est condamnés à avaler. On aurait pu tenir le coup avec quelques graines d’aspirine, mais hélas ! On est aussi condamnés à s’ajuster ou à s’habituer aux grimaceries, voltigeries, cabrioleries, gigoteries d’une opposition politiquement mal fagotée, fagotte,  gigotte, sotte, cruchotte et obtuse.

Ceux-là qui écrivent, analysent, opinent, bobinent et débobinent leurs pensées, castigant ridendo mores, châtient les mœurs vacabonnes tout en riant, eh bien tous sont logés à la même enseigne d’une condamnation hebdomadaire sous forme de tribunes, de rubriques, d’éditoriaux. Tous, y compris votre serviteur, doivent se démerder pour soulever la chape intellectuelle d’avoir à inventer des titres d’article, pondre des textes qui stigmatisent des dérives inadmissibles, intolérables, inacceptables, insupportables alors que l’oxygène d’une façon d’écrire se raréfie.

Musiciens condamnés  que nous sommes, nous jouons d’inlassable partitions avec pour titres : du chaos ambiant, de l’ingouvernabilité à l’invivabilité du pays, de la coqueluche du dialogue, du malmouton d’une illusion de table ronde nationale, de la fièvre de mouvements et organisations qui poussent comme des champignons, de la diarrhée verbale de tel leader,  de l’absence de l’État, de la présence de gangs présumés être au service du pouvoir à des fins de caponnage des masses revendicatrices, de la méfiance généralisée, des menaces, de la frayeur, de l’irrationnel, des jeûnes et des prières pour chasser les audaces de Satan, bref, des condamnations à bouleverser  n’importe quel esprit rationnel.

Jusqu’où ira la perversité des politiciens locaux, des décideurs à Washington, du pouvoir, des oppositionnels, du monde ensoutané tapi sous les lambris de la Nonciature ? Voilà une question jusqu’ici sans réponse. La bonne réponse à elle seule est un casse-tête auquel nous sommes malheureusement condamnés.

Et telefòn ne lâchez pas. Á la prochaine.

1er mars 2020

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