La proposition du Kenya de diriger la force onusienne de soutien à la sécurité en Haïti, à partir de décembre 2023, n’est pas passée inaperçue et a suscité de nombreuses critiques, tant dans le pays qu’à l’étranger. L’opposition et la société civile kényanes s’interrogent notamment sur le bien-fondé de l’envoi d’une force de 1 000 hommes et femmes dans un pays lointain soumis au joug de divers gangs. Même le grand public s’interroge sur la logique qui sous-tend cette décision, sur son exécution et, plus important encore, sur les objectifs que le Kenya vise avec cette mission potentiellement dangereuse.
Le 2 octobre, le Conseil de sécurité des Nations unies a approuvé la mise en place d’une force de sécurité, la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS), dirigée par le Kenya, pour une durée d’un an, afin d’aider à rétablir l’ordre dans ce pays des Caraïbes en proie à des troubles depuis plusieurs années. La résolution autorise la mission à « prendre toutes les mesures nécessaires » pour endiguer la violence.
Le déploiement de cette force internationale bénéficie du soutien des États-Unis, de la France et du Canada, entre autres pays. Les Bahamas, la Jamaïque et Antigua-et-Barbuda, trois pays des Caraïbes, ont indiqué qu’ils participeraient à la mission, tout comme l’Espagne, le Sénégal et le Chili. Le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a déclaré qu’un « recours énergique à la force » était nécessaire pour désarmer les gangs et rétablir l’ordre.
Mais que vient faire le Kenya dans cette affaire, se demande-t-on au pays ? Alors que la coalition d’opposition Azimio La Umoja a ouvertement critiqué ce déploiement, arguant que le Kenya n’a aucune obligation internationale d’entreprendre une telle mission de maintien de l’ordre, des élus proches de l’Alliance Kwanza (Kenya Kwanza, KK), la mouvance au pouvoir, ont également remis en question, dans le cadre des commissions parlementaires, la logique de cet engagement. Malgré ces réticences, le Parlement a approuvé ce déploiement le 16 novembre.
Les menaces des gangs haïtiens
Parmi les partisans traditionnels du gouvernement du président William Ruto qui ont exprimé leurs inquiétudes quant à cette initiative annoncée en juillet 2023, certains y voient une manœuvre de diversion destinée à détourner l’attention alors que le Kenya traverse une grave crise économique. Le pays a connu ces derniers mois une hausse historique du coût de la vie, une forte dépréciation du shilling kényan et une chute vertigineuse des actions à la Bourse des valeurs mobilières (Nairobi Securities Exchange).
Les craintes sont d’autant plus importantes que la situation en Haïti, et notamment le rôle des gangs qui contrôlent la majeure partie de la capitale, Port-au-Prince, est désormais connue au Kenya. Certains chefs de ces gangs sont même apparus dans des vidéos diffusées en ligne, et on proféré des menaces, conseillant à la police kényane de se tenir à l’écart de leur pays. Nombre d’observateurs soulignent en outre que le problème de la barrière linguistique – le Kenya étant un pays anglophone, tandis qu’Haïti est francophone – pourrait fragiliser la force envoyée sur place.
Dernier écueil en date pour le gouvernement : le 10 octobre, la plus haute juridiction du pays, la Haute Cour, a décidé de suspendre ce déploiement. La bataille juridique pourrait être longue et sinueuse. L’affaire a été portée devant la Cour par trois pétitionnaires, dont Ekuru Aukot, un opposant et avocat constitutionnel, qui ont fait valoir que le déploiement proposé était à la fois inconstitutionnel et non conforme à la procédure. Les pétitionnaires soutiennent que seules les forces de défense du Kenya (Kenya Defense Forces, KDF) peuvent être déployées dans un autre pays et que le service de police nationale n’est légalement constitué que pour opérer à l’intérieur du Kenya.
Il y a cependant un passage dans les sections 107 et 108 de la loi sur le service de la police nationale, qui stipule qu’elle peut, de manière très discrétionnaire, être déployée à l’extérieur du pays à la demande d’un gouvernement, a reconnu Ekuru Aukot dans les médias locaux. C’est l’un des points essentiels de la question que nous soulevons : nous voulons que la Cour détermine quand et si le gouvernement d’Haïti a fait cette demande.
La position de l’avocat est soutenue par nombre de commentateurs politiques. L’un d’entre eux, Francis Khayundi, professeur adjoint de droit international à l’Université internationale des États-Unis, à Nairobi, a déclaré à VOA News qu’Haïti avait bien demandé de l’aide, mais pas spécifiquement au Kenya. De plus, « il n’existe pas d’accord réciproque entre les deux gouvernements », a-t-il ajouté.
« Un gadget politique »
Selon Soyinka Lempaa, un avocat des droits de l’homme basé à Nairobi interrogé par Afrique XXI, il n’existe pas de loi spécifique soutenant expressément le déploiement de la police kényane hors des frontières nationales. Il affirme que la police, en pratique et en droit, est totalement différente des KDF qui ont participé à de nombreuses missions de maintien de la paix à l’étranger. « La police ne fait pas partie des forces de défense nationale et, par conséquent, en vertu de la loi, ne peut pas être déployée en dehors du Kenya », soutient-il. En outre, « l’envoyer en Haïti reviendrait à négliger les besoins locaux en matière de sécurité au profit de la gloire internationale », ajoute-t-il.
Le ratio entre le nombre de policiers et celui des citoyens au Kenya est inférieur aux chiffres conseillés par les Nations unies : l’ONU recommande d’avoir 1 policier pour 450 citoyens, alors qu’au Kenya il y en avait 1 pour 1 150 en 2009. Les déployer dans un autre pays reviendrait à « supposer que le Kenya n’est pas confronté à ses propres défis en matière de sécurité », estime Soyinka Lempaa. Le déploiement prévu est mal conçu, ajoute-t-il, et constitue « un gadget politique pour rechercher une gloire qui ne sera peut-être pas au rendez-vous », alors que « la réalité est qu’il n’y a pas de gouvernement fonctionnel en Haïti ».
Les autorités kényanes souhaitaient initialement que la force ne surveille que les installations gouvernementales. Mais ce plan a évolué lorsque l’ONU a envoyé une mission d’enquête sur place. Celle-ci a proposé le déploiement d’une force d’intervention pour neutraliser les bandes armées, protéger les civils et ramener la paix, la sécurité et l’ordre.
Selon l’ancien ministre des Affaires étrangères du Kenya Alfred Mutua (en poste d’octobre 2022 à octobre 2023), le pays souhaiterait également aider Haïti à « reconstruire les infrastructures vitales et à établir un gouvernement démocratique stable ». En dirigeant cette force, ajoute-t-il, le Kenya cherche à acquérir une gloire et une réputation internationales, et ainsi à améliorer son image. Certains commentateurs affirment que Ruto serait surtout désireux de plaire aux États-Unis (qui se sont engagés à financer la mission), et n’hésitent pas à le qualifier de « marionnette » du gouvernement américain.
Objectif « réalisable » pour Nairobi
Une autre organisation qui a exprimé son opposition à ce déploiement est le Centre africain pour l’action corrective et préventive (African Center for Corrective and Preventive Action, ACCPA), dont le président, James Mwangi, estime que la mission pourrait être une erreur politique coûteuse pour le président Ruto. D’après lui, Haïti pourrait « être un Waterloo »1 pour le président, qui n’est en fonction que depuis un an – surtout si l’expédition tourne mal et fait des victimes parmi les policiers kényans. « Le président Ruto entraîne le Kenya dans une mission dangereuse à l’étranger en acceptant d’être utilisé par les États-Unis et la France pour pacifier Haïti », a-t-il déclaré à Afrique XXI. Autre comparaison avancée par James Mwangi : l’opération américaine « Restore Hope », en Somalie, en 1992-1994, au cours de laquelle des dizaines de soldats américains avaient perdu la vie dans le cadre d’une mission qui visait à rétablir l’ordre dans ce pays de la Corne de l’Afrique. Une débâcle qui, selon lui, a pesé dans la défaite électorale du président George Bush, en 1992.
L’ampleur de la violence, l’étendue et le niveau d’armement des gangs qui, en 2021, ont tué le président Jovenel Moïse à Port-au-Prince, pourraient dépasser les capacités de la police kényane, qui n’a pas réussi à réprimer les incursions terroristes d’Al-Chabab en provenance de la Somalie voisine, craint-il. « Le Kenya manque actuellement d’une orientation claire en matière de politique étrangère, ajoute-t-il. Dans le passé, le pays a mené une politique dynamique de non-alignement et de neutralité géopolitique dans les domaines où il n’a pas d’intérêt direct ». Pour lui, le déploiement en Haïti relève d’un « caprice ».
Le gouvernement a rétorqué, par la voix du ministre de l’Intérieur et de la sécurité nationale, Kithure Kindiki, que pour se préparer à cette tâche le Kenya avait envoyé une équipe de reconnaissance préalable en Haïti, et que celle-ci avait établi que l’objectif de la mission – affaiblir les gangs et les désarmer – serait « réalisable ». L’inspecteur général de la police, Japhet Koome, a pour sa part déclaré que la force comprendrait des officiers supérieurs et des représentants des ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères. Le chef de la police a précisé qu’un deuxième exercice d’évaluation serait entrepris pour s’assurer que les exigences diplomatiques et juridiques sont respectées avant le déploiement, prévu pour décembre 2023.
Lors des débats au Parlement, le député de la majorité Nelson Koech, président de la commission Défense, a rappelé l’expérience de la police kényane en matière de lutte contre les gangs urbains : « Honnêtement, je ne vois pas pourquoi nous ne serions pas capables d’aller en Haïti. Là-bas, le pays doit affronter environ 200 gangs. Je vous rappelle qu’au Kenya, en 2017 encore, on considérait qu’il y avait 325 gangs. Notre police les a tous affrontés. »
- Journaliste indépendant basé au Kenya, Maina Waruru travaille notamment pour The Pie News et University World News.
Afrique XXI 20 Novembre 2023
Article traduit de l’anglais par Rémi Carayol.
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