Haïti, quand l’oligarchie économique a pris le pouvoir politique

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L’oligarchie économique haïtienne a enfin bouclé la boucle. Maintenant, plus d’excuse pour cette classe qui a tant manigancé pour arriver là où elle est aujourd’hui.

Le jeudi 7 août 2025 marque un tournant dans la vie et l’histoire politique d’Haïti. Après la nomination et installation de Alix Didier Fils-Aimé au poste de Premier ministre le 11 novembre 2024, c’est au tour de Laurent Saint-Cyr d’accéder à la tête du pouvoir Exécutif haïtien dans le cadre de la présidence tournante suivant l’Accord politique du 3 avril 2024. Avec cette accession, l’oligarchie économique haïtienne a enfin bouclé la boucle. Maintenant, plus d’excuse pour cette classe qui a tant manigancé pour arriver là où elle est aujourd’hui.

La prise totale du pouvoir Exécutif du pays signe en même temps l’échec cuisant de la classe politique à gérer le pays depuis la chute de la famille Duvalier il y a bientôt quarante ans. En succédant à Fritz Alphonse Jean à la présidence d’Haïti, dans ce contexte plus qu’incertain, cet ancien membre du Haut Conseil de la Transition (HCT) sous l’Administration du Premier ministre Ariel Henry, continue de marquer l’histoire de la classe économique et des affaires en Haïti.

En effet, Laurent Saint-Cyr, le nouveau Coordonnateur de ce qu’on appelle le Conseil Présidentiel de Transition (CPT), instance politique mise en place par la CARICOM sous l’impulsion des Etats-Unis d’Amérique, est un oligarque discret, voire effacé.

les oligarques ont réalisé un « jackpot ». Un coup double bien avant l’heure.

Mais, sans savoir pourquoi, c’est sur lui que le Secteur d’affaires d’Haïti s’appuie et jette son dévolu depuis des années pour contrôler totalement le pays. Il a été, pour commencer, nommé Président de la Chambre du Commerce et de l’Industrie d’Haïti, (CCIH), la plus grande Chambre patronale haïtienne. Une mission qu’il a remplie avec loyauté et sans faille et dont aucun membre de cette oligarchie n’a trouvé quelque chose à redire. Certains disent qu’il est imperméable et ne dit jamais non à ses amis de ce Secteur. Par conséquent, il réussit toujours à s’en sortir par une pirouette.

L’homme de lige de Washington, pour avoir été aussi Président de la Chambre de Commerce américano-haïtienne, Laurent Saint-Cyr n’est pas pour autant un politique. Il sert davantage d’intermédiaire ou d’interface entre ce pays et ses congénères haïtiens afin de sauvegarder les intérêts des deux parties. Il a toujours été l’homme au service de l’ambition des autres ou du moins c’est celui que les membres du Secteur économique et d’affaires mettent en avant pour réussir leur coup.

Après son passage à la tête de la Chambre du Commerce américano-haïtienne où il a donné satisfaction et aux américains et à la partie haïtienne, Laurent Saint-Cyr gagne définitivement la confiance des membres les plus réticents de ce Secteur qui nourrissaient quelques doutes sur sa capacité à apporter de grandes négociations avec des partenaires fort souvent coriaces et avares. Surtout, Laurent Sant-Cyr, tout étant un homme d’affaires haïtien, est rarement en Haïti. Il passe, en effet, le plus clair de son temps sur des terres plus paisibles, précisément à Yale aux Etats-Unis, où il aime bien être au calme.

En 2021, après l’assassinat du Président Jovenel Moïse, le Secteur privé avec qui le pouvoir était en conflit revient en force sur la scène politique, surtout que les politiciens qu’il avait financés pour renverser le chef de l’Etat n’arrivaient pas à stabiliser le pays après le forfait criminel. Alors, il commençait à s’immiscer clairement dans la politique active. Il prenait des positions claires et montrait son impatience à prendre carrément les commandes des affaires de l’État. En 2022, Ariel Henry, chef de la Transition, est déjà dans l’impasse.

Certains oligarques du Secteur privé haïtien

Ne voulant pas lâcher le pouvoir et n’arrivant pas non plus à organiser les élections avec les contradictions des uns et des autres des protagonistes, pour brouiller les pistes et faire diversion, il montait un « Comité de Médiation » composé de Mgr Ogé Beauvoir, de Jean-Robert Charles et déjà… de Laurent Saint-Cyr en embuscade pour le Secteur privé. En 2023, après l’échec de plusieurs tentatives de pourparlers y compris ceux dudit Comité, sur les pressions de la Communauté internationale et les oppositions, le Premier ministre parvint, par un coup de maître à tromper tout le monde, y compris ses amis de l’Internationale, en créant une entité mort-née, dénommée « Haut Conseil de la Transition » (HCT).

Ce machin, comme l’aurait dit le général de Gaulle, était placé sous la présidence quasi-honorifique de Mme Mirlande H. Manigat et deux autres membres totalement inutiles : le Pasteur Calixte Fleuridor et un représentant du Secteur privé des affaires, un certain… Laurent Saint-Cyr. Durant le laps de temps de son existence, soit une année, le HCT n’a brillé que par son inefficacité et n’a posé aucun acte pouvant lui servir de bilan.

Entretemps, Laurent Saint-Cyr, comme à son habitude, se faisait rare et très avare de paroles. Surtout, il est muet. Ne donne jamais son avis sur quoi que ce soit. Personne ne peut dire un jour qu’il a entendu le nouveau Président du CPT dire quoique ce soit, approuver ou s’opposer à une décision des gouvernements passés ou donner son avis sur les vacarmes des opposants et des oppositions qui passent leur temps à renverser les régimes politiques et créer l’instabilité sociopolitique dans le pays. En clair, Laurent Saint-Cyr est un caméléon.

D’autres diraient un opportuniste s’adaptant à toute conjoncture. Et pour cause. On ne connaît pas dans le pays son opinion ni ce qu’il pense. Avec cette faculté de passer incognito dans l’opinion, Laurent Saint-Cyr qui évolue surtout dans les Assurances construisait silencieusement sa route vers le plus haut sommet de l’Etat sous l’ombre bienveillante d’un Secteur qui le considère comme apte à porter leurs revendications. Alors, il devient leur porte-parole et, en porte étendard, c’est lui qui est sous les projecteurs malgré lui tant que cela lui rapporte gloire, puissance et richesse. Propulsé membre du HCT sous Ariel Henry, Laurent Saint-Cyr avait pratiquement abandonné ses collègues.

Il ne prenait jamais ou presque pas du tout part aux délibérations du Haut Conseil de la Transition. Il y a une raison à cela. Il n’est jamais présent au moment des réunions. Il est à l’étranger à chaque rencontre importante où le HCT devait réclamer auprès d’Ariel Henry plus de pouvoir pour agir. Il n’est présent que pour rencontrer les émissaires de la Communauté internationale, notamment ceux de la CARICOM. Il se contente d’être le représentant de son Secteur et veille à ce que ses amis et ses collègues des affaires et de la finance ne manquent de rien et ne deviennent pas la bête noire des autorités politiques de la Transition comme ils l’ont été durant la présidence de Moïse.

D’ailleurs, certains reprochaient à Laurent Saint-Cyr, durant son passage à la HCT, d’être plus proche du Premier ministre Ariel Henry que de ses collègues car le temps qu’il était en Haïti, il passait toutes ses journées au Cabinet du locataire de la Primature pour être au fait et bien informé de ce qui se passe au cœur du pouvoir afin d’informer celles et ceux pour qui il travaille.

Mars 2024, Ariel Henry est déchu de son pouvoir depuis les Etats-Unis où il était en transit. Incapable de rentrer à Port-au-Prince, le pouvoir était donc à la dérive vu que le HCT était déjà l’ombre de lui-même. Mirlande H. Manigat et ses deux collègues ont disparu du radar de la Transition. Du coup, les grandes manœuvres entre les protagonistes et la Communauté internationale ont accouché le 3 avril 2024 d’un exécutif ayant à sa tête un Collège présidentiel de neuf membres qui représente soi-disant les 9 grands secteurs de la société. Pendant que divers courants, partis et organisations politiques se chamaillaient pour avoir chacun son représentant dans ce fameux Conseil Présidentiel de Transition (CPT), le Secteur privé était le premier à désigner, sans aucune discussion et palabre son « interface ». Il se nomme Laurent Saint-Cyr. Celui-là même qui était en avant-poste au HCT et veillait déjà sur ses intérêts au sein de l’appareil d’Etat. Et là, avec l’un d’entre eux comme membre du pouvoir Exécutif, il ne s’agit plus de faire de la figuration.

la population fait face à un dilemme : attendre un miracle ou se révolter afin de prendre en main son avenir.

Les membres du Secteur privé étaient en passe de combler leur rêve. Immédiatement après la formation du CPT, ils se sont mis à chercher et à faire la promotion d’un chef de Gouvernement pour le nouvel Exécutif quitte à indisposer une bonne partie de l’opinion nationale et internationale. Sans se soucier du qu’en dira-t-on, ils mettaient sur le marché le nom de l’un des leurs pour briguer la Primature.

Il s’appelle Alix Didier Fils-Aimé. Beaucoup d’argent ont été dépensés et un lobbying a été répandu partout en Haïti et à l’Internationale, notamment à Washington et Paris, deux capitales tenant d’une seule main le pouvoir haïtien et l’avenir de tout un peuple. Sauf que, à Washington, bien avant la série de rencontres ayant eu lieu en Jamaïque d’où est sortie la fameuse « Déclaration conjointe de la Jamaïque », un nom, un seul avait déjà fait consensus auprès de l’ONU, l’OEA et la CARICOM s’agissant du Dr. Garry Conille, un haut fonctionnaire international travaillant depuis des années pour eux et qui a déjà été chef de gouvernement en Haïti. Face à la préférence du patron, à Port-au-Prince, les voix se taisent officiellement par peur de représailles. Le nom de Alix Didier Fils-Aimé est mis en veilleuse en attendant que le travail de sape contre Garry Conille s’opère dans la discrétion. Arrivé tout feu tout flamme, celui-ci pense qu’avec son « Oncle Sam » derrière lui, il avait déjà la présidence d’Haïti en poche, tout au moins, qu’il pouvait réaliser le coup de Gérard Latortue, c’est-à-dire, avoir la totalité des pouvoirs tout en étant seulement Premier ministre.

Mal lui en a pris. Le Secteur privé haïtien, quand on dit que c’est lui qui détient le véritable pouvoir en Haïti, ce n’est pas un vain mot ni un fantasme. C’est une réalité ! Le pauvre Conille va servir de cobaye. Il va en faire l’amer constat. Très vite, on va le pousser à la faute en lui faisant croire que c’était lui le véritable patron de l’Exécutif et qu’il pouvait agir et faire à sa guise quitte à humilier les membres du Conseil Présidentiel de Transition (CPT) en public ou sur la scène internationale. Et le coup de la manipulation a marché. Après seulement quelques mois, soit exactement six, le temps du mandat de Edgard Leblanc Fils, le malheureux a été vite « viré » de la Primature dès l’arrivée à la présidence du CPT d’un proche du Secteur d’affaires, Leslie Voltaire. Au profit de qui ? Nous vous le demandons ? …Alix Didier Fils-Aimé bien sûr. Celui-là même qui a toujours été le choix du Secteur privé. Un membre de ce Secteur. Ce choix est loin d’être anodin. Alix Didier Fils-Aimé, tout en étant un entrepreneur, est également un homme politique comme son père Alix Fils-Aimé.

Il est membre du parti politique du feu Président René Préval, INITE, et a été plusieurs fois candidat au Sénat, à la différence de son collègue Laurent Saint-Cyr préférant rester un électron libre, donc moins partisan. En plaçant Fils-Aimé à la Primature, les oligarques du Secteur privé pensaient prendre la gestion de l’Etat. C’est plus payant et plus sûr pour leurs affaires. Mais aussi avec Laurent Saint-Cyr parmi les 9 Conseillers Présidents, ils pensaient seulement influencer et peser sur la politique de l’Etat en faveur du patronat en attendant de poursuivre la course vers l’occupation complète de l’ensemble des rouages de l’Etat. En vérité, ils ne s’attendaient pas à arriver sitôt à la tête de l’Etat haïtien ce d’autant plus que leur poulain, Laurent Saint-Cyr, n’était pas parmi les quatre Coordonnateurs du CPT jusqu’à la passation du pouvoir en février 2026 par un Exécutif qui serait élu fin 2025.

Mais voilà, un coup de chance ! Certains parlent même d’un miracle qui s’est produit au sein du Conseil Présidentiel de Transition. En effet, deux des quatre présidentiables en lice : Smith Augustin et Louis Gérard Gilles et un non présidentiable, Emmanuel Vertilaire, vont être mêlés à un terrible scandale de corruption de cent millions de gourdes avec la Banque Nationale de Crédit (BNC). Les trois sont accusés de corruption et de trafic d’influence et finalement sont inculpés par un juge en attendant qu’ils soient jugés et sans doute condamnés. Dès lors, les deux inculpés, Smith Augustin et Louis Gérald Gilles, ont dû, sous la pression de l’opinion publique et de la plupart de leurs collègues, renoncer à prendre la présidence du Conseil Présidentiel de Transition. Et pour ne pas handicaper le fonctionnement du CPT, ils laissent leur place à Fritz Alphonse Jean et un certain… Laurent Saint-Cyr.

Au départ, ces deux hommes n’étaient nullement prévus à s’asseoir dans le fauteuil présidentiel d’Haïti. Voilà comment le représentant du Secteur privé et du patronat haïtien s’est retrouvé en même temps que son ami et collègue Alix Didier Fils-Aimé à la tête du pouvoir Exécutif haïtien par une circonstance incroyable. Avec ces deux hommes, les oligarques ont réalisé un « jackpot ». Un coup double bien avant l’heure.

Donc, ils n’ont pas droit à l’erreur. Puisqu’après tout, c’était là leur souhait: prendre le sommet de l’État entre les mains d’une classe politique totalement discréditée, incapable d’inventer le moindre projet de société pour définir les rôles de chaque entité dans la collectivité nationale et donner une directive au pays. Par ailleurs, leurs deux représentants seront les comptables de l’échec de cette seconde Transition post-Jovenel Moïse. Ainsi, depuis le jeudi 7 août 2025, l’oligarchie haïtienne, à travers Laurent Saint-Cyr et Alix Didier Fils-Aimé, contrôle l’ensemble de ce qui représente l’État haïtien dans la mesure où depuis plus six années consécutives, il n’y a plus de Parlement donc de pouvoir Législatif. D’autre part, avec un pouvoir Judiciaire en pleine déliquescence et sans directive claire, ce CPT demeure ce seul pouvoir Exécutif hybride faisant office de représentant légal mais non légitime de la République d’Haïti.

Maintenant que l’avenir de la Nation ne dépend que de ce groupe de femmes et d’hommes venus de la Société civile et que la classe politique proprement dite a échoué et est totale mise sur la touche, la population fait face à un dilemme : attendre un miracle ou se révolter afin de prendre en main son avenir. Pour le moment, le destin de 12 millions d’haïtiens est réduit à cette seule équation.

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