Tant par sa forme que par son contenu, Les Jacobins noirs constitue un marqueur. À l’instar de L’Histoire de la Commune de 1871 de Lissagaray, le livre de C. L. R. James invente une narration qui correspond à l’événement, à son caractère inédit : la seule révolte d’esclaves qui ait réussi, en menant à l’indépendance d’Haïti.
Marxiste atypique, né à Trinité-et-Tobago, alors colonie britannique, C. L. R. James (1901-1989), lui-même descendant d’esclaves, écrit Les Jacobins noirs en 1938, avec une double focale historique et politique. Il s’agit de donner au soulèvement d’esclaves dans la colonie française de Saint-Domingue la place qui lui revient, à savoir celle d’un événement mondial qui exige de repenser la Révolution française et de décentrer le récit historique fixé sur l’Occident. Dans le même temps, ce livre, écrit au regard du mouvement anticolonialiste africain qui émerge alors, entend montrer la filiation avec le précédent haïtien et renforcer les luttes anti-impérialistes des années 1930 en invitant les combattants à méditer l’exemple de la révolution haïtienne.
Dès les premières pages, le ton et le sens général de l’ouvrage sont donnés : « les propagandistes du temps arguaient que, malgré la cruauté de la traite, l’esclave africain était moins malheureux en Amérique qu’au sein de la civilisation africaine. Aujourd’hui encore, nous vivons une époque de propagande. Nous ne surpassons nos ancêtres que pour la méthode et l’organisation, mais nous mentons aussi facilement et impunément qu’eux. Au XVIe siècle, l’Afrique centrale était un territoire paisible et une civilisation heureuse » (page 37).
`La colonie française de Saint-Domingue était considérée au 18e siècle comme « la perle des Antilles » en raison de sa production de cannes à sucre. Or, cette richesse dépendait de la surexploitation de centaines de milliers de Noirs, arrachés à l’Afrique et mis en esclavage. La violence et la férocité étaient consubstantielles à cette économie. Les propriétaires appliquaient « un régime de brutalité et de terreur calculée » afin de soumettre les esclaves. L’indocilité, la révolte, « l’intelligence indomptée » et « le rêve de liberté » des Noirs se lisaient au creux de cette violence coloniale.
Haïs et méprisés, les esclaves réalisèrent l’impensable en se soulevant en août 1791. Ils « détruisaient infatigablement. Comme les paysans de la jacquerie ou les briseurs luddites, ils cherchaient leur salut dans l’activité la plus évidente, c’est-à-dire dans la destruction de ce qui avait été la cause de leurs souffrances. Et comme ils avaient beaucoup souffert, ils détruisaient beaucoup. Ils savaient qu’ils devraient travailler jusqu’à la mort dans ces plantations tant qu’elles seraient debout ; il fallait donc les détruire » (page 126).
La force du récit des Jacobins noirs tient largement à l’analyse des dynamiques à l’œuvre, qui identifie les points de jonction et de tension avec la Révolution française. Ainsi, dans la colonie, les alliances changent et évoluent en fonction des rapports de force et de l’intérêt qui prime tous les autres : la conservation du modèle des plantations. « Mulâtres et grands Blancs [principaux propriétaires] avaient un lien commun, la propriété. Quand la Révolution serait lancée, les grands Blancs devraient choisir entre leurs alliés de race et leurs alliés de propriété. Ils n’hésiteraient pas longtemps » (page 79). De même, les relations entre mulâtres libres et esclaves noirs passaient de la collaboration à l’opposition et inversement. Les couleurs se confondaient largement avec les classes sociales, mais au fur et à mesure que s’étendait et se radicalisait le soulèvement, le mouvement révolutionnaire se compliquait de nuances, de divisions, de dissensions. À ceci près que demeurait l’ennemi commun : les anciens propriétaires d’esclaves – et leurs alliés en métropole – qui n’avaient pas (entièrement) renoncé à revenir au régime antérieur.
L’esclavage avait en effet été aboli. Sous la pression des événements, comme il l’écrira, le commissaire révolutionnaire envoyé à Saint-Domingue, Sonthonax, « débordé de tous côtés, cherchant de l’aide contre l’ennemi intérieur et extérieur » – Anglais et Espagnols qui combattaient la France sur le territoire de Saint-Domingue –, « avait dû se résoudre à proclamer l’abolition de l’esclavage, le 29 août 1793. C’était sa dernière carte » (page 169).
Les Noirs étaient donc libres, mais ils savaient que cette liberté avait été gagnée par les armes et que leurs droits dépendaient avant tout de leur force. Qui plus est leur liberté s’arrêtait en grande partie à l’entrée des plantations auxquelles le nouveau gouvernement, à la tête duquel se tenait le général noir, Toussaint-Louverture, entendait les attacher : la République, affirmait ce dernier, « n’a pas de place pour les paresseux ou les incapables ». Cela revenait à imposer le travail forcé.
En 1802, ayant signé la paix avec la Grande-Bretagne, Napoléon avait les mains libres pour reconquérir la colonie qui, de fait, se gouvernait seule, et pour rétablir l’esclavage. Ce furent à nouveau des combats et des trahisons, des retournements et des négociations, qui se poursuivirent en guerre d’extermination. Les troupes napoléoniennes recoururent à des mesures atroces. C’était cela ou renoncer à la colonie. Elles n’en furent pas moins battues, et le 1er janvier 1804, l’ancienne colonie devînt indépendante sous le nom d’Haïti.
Loin de tout simplisme, C. L. R. James raconte l’histoire par en bas, montrant que Toussaint-Louverture, qu’il admire cependant, en cherchant à rassurer les propriétaires, à relancer le système des plantations et à offrir des gages à la métropole, s’était de plus en plus aliéné les masses qui s’étaient révoltées et pour lesquelles, « les mots d’ordre de liberté et d’égalité, les mots d’ordre de la Révolution, avaient (…) plus de portée que pour n’importe quel Français » (page 245). Et de conclure son analyse en affirmant : « c’est une erreur de négliger le facteur racial, de le traiter comme une question purement accessoire – une erreur seulement moins grave que d’en faire le facteur fondamental » (page 344).
Écrire la révolution haïtienne revenait pour C. L. R. James à révolutionner l’écriture. Se mettre à la hauteur de ce bouleversement, en lui empruntant une part de sa fièvre et de son souffle. L’enjeu était de donner à voir « la capacité créatrice du peuple » et de rompre avec l’ensilencement et la falsification de la révolution en Haïti. C’est à l’aune de celle-ci – et du récit qu’en fait James – que l’histoire de la Révolution française, de l’anticolonialisme et de la modernité, mais aussi le narratif décolonial, doivent être repensés et réécrits.
CETRI – Centre tricontinental 30 décembre 2024