L’exil involontaire d’Ariel Henry n’a rien changé. Haïti continue de patauger dans l’insécurité et la population d’être démuni. Les nouvelles autorités ont beaucoup de mal à s’installer efficacement dans les fauteuils des ministères. Le Président du CPT, Edgard Leblanc Fils, constamment encadré par ses mousquetaires de Conseillers Présidentiels, tourne en rond. Il sait qu’il est épié et est sous la vigilance des autres parties prenantes qui ont une élection à gagner.
La formation du gouvernement a été un casse-tête pour le successeur d’Ariel Henry. Si Dr Garry Conille, certes placé par la Communauté internationale, particulièrement les Etats-Unis, avait la latitude pour former son Cabinet ministériel, n’empêche qu’il n’avait pas tous les champs libres comme il en fut pour son lointain prédécesseur, le feu Gérard Latortue. Le feu Président provisoire de la République, Me Boniface Alexandre, n’était qu’un simple Président de la Cour de cassation, il n’avait pas la carrure politique de ces 9 Conseillers présidentiels.
De ce fait, entre ces deux chefs de gouvernement intérimaire – Latortue et Conille – la marge politique est assez spacieuse même si les deux avaient été des créatures de la Communauté internationale qui savait qu’elle avait en face d’elle des politiciens retors, des vieux routiers de la politique haïtienne, des vieux briscards qui n’ont peur de rien et sont capables de tout faire foirer, quitte à tout perdre. De cette réalité, le Premier ministre Garry Conille avait mis du temps, beaucoup de temps, avant de prendre sa marque et a fini par constituer le gouvernement avec un accord minima du CPT après d’âpres négociations sur chacun des récipiendaires.
Une manœuvre qui a beaucoup retardé, en fin de compte, l’arrivée des troupes étrangères, car la stabilité gouvernementale a toujours été la condition sine quoi non de tous les participants à la mission avant que la Maison Blanche ne donne le « GO » pour le déparquement. Même les ONGs (Organisations Non Gouvernementales) qui soutenaient depuis le début l’envoi d’une Force multinationale en Haïti, étaient assez prudentes.
Elles pensaient aussi qu’il faut de la stabilité politique afin de permettre aux autorités haïtiennes de gérer la problématique sécuritaire dans le pays. Une ONG comme International Crisis Group l’avait souligné dès le départ. Mais, avec le processus qui était sur le point de s’achever, ses responsables reviennent à la charge pour mettre en garde les deux principales parties prenantes de toute cette affaire : la Communauté internationale et bien évidemment, le gouvernement haïtien. L’un des dirigeants de l’International Crisis Group, Diego Da Rin, était l’invité d’un média haïtien le mardi 21 mai 2024. Celui-ci n’avait pas employé la langue de bois pour définir en quelque sorte le rôle de la mission qui s’apprêtait à être déployée sur le sol haïtien.
Lors de son intervention sur radio Magik9 à Port-au-Prince ce 21 mai, Diego Da Rin s’employait à dire que « Le mandat de la mission (MMAS) est ponctuel : soutenir la police pour l’aider à planifier et à conduire des opérations contre les gangs, ainsi qu’à protéger des infrastructures critiques afin de rétablir la sécurité et de créer un environnement propice à la tenue des élections. La mission de sécurité ne vient pas résoudre les problèmes d’Haïti ; elle vient aider la police à restaurer la sécurité. Il est crucial qu’en même temps les autorités haïtiennes, avec le soutien de la Communauté internationale, s’attaquent aux autres crises qui se superposent à la crise d’insécurité (…) La MMAS va permettre un certain répit au niveau de la sécurité en Haïti. Mais en parallèle avec les efforts pour rétablir la sécurité, il faudra énormément d’efforts et de collaboration de la Communauté internationale pour permettre au gouvernement de transition et ensuite aux autorités élues de traiter les différents problèmes qui s’ajoutent à la crise de sécurité. Nous avons toutes les raisons de croire que la mission va, cette fois-ci, commencer à être déployée. Un groupe restreint d’une dizaine de responsables importants du Kenya, dont le commandant de la force, est arrivé à Port-au-Prince pour évaluer l’état des lieux et la préparation de cette base en construction destinée à héberger le personnel de la mission. Ce premier groupe prépare le commencement du déploiement des forces kényanes. Un contingent caribéen, entraîné par les forces armées canadiennes à la Jamaïque, est prêt à être déployé, soit un peu plus de 300 officiers (…) Nous recommandons fortement avec ce changement de situation, que la menace d’opération soit utilisée comme un moyen de dissuasion. Il s’agit de présenter les effectifs, les engins et les équipements, supérieurs à ceux des gangs, non pas pour provoquer des confrontations, mais pour encourager les gangs à adopter une position non conflictuelle face à une force beaucoup plus puissante. Bien sûr, on ne peut parler d’amnistie. Les gangs ont commis, pendant des années, des crimes d’une telle atrocité contre la population. Les Haïtiens sont catégoriques, ils sont opposés à toute velléité d’amnistie en faveur des gangs et de leurs parrains.
Mais il faut tout au moins que les autorités haïtiennes considèrent le fait que l’élimination ou l’arrestation des principaux chefs de gangs n’assurera pas que ces groupes, n’émergeront pas à l’avenir, d’autant que le système judiciaire est assez dysfonctionnel. Donc, il ne sera pas en mesure de traiter des centaines, voire des milliers de dossiers une fois que la PNH, avec l’aide de la MMAS, commencera à arrêter les membres de gangs (…) ».
Le 25 mai 2024, au moment où il devait quitter le territoire américain, le Président Ruto qui était très sollicité sur le dossier kenyan en Haïti avait livré certaines informations qui laissaient croire que l’intervention était bel et bien retardée pour diverses raisons. Mais celui-ci se faisait plus précis dans son interview avec la télévision anglaise, la très renommée The BBC World. Afin d’enlever tout le doute et les spéculations sur la date du déploiement, l’invité du Président Joe Biden tenait à dire ceci « Une équipe de planification de haut niveau était déjà en Haïti et elle avait rencontré la police pour prendre des dispositions avant le déploiement des troupes kényanes. Cela nous donnera une idée de la situation sur le terrain, des capacités disponibles et de l’infrastructure qui a été mise en place.
Une fois que tout soit réglé sur le terrain pour démarrer la mission, les forces kényanes pourront se déployer. Pour le moment, nous constatons quelques manquements en terme de logistique américaine : manque de véhicules blindés pour déplacer les troupes, retard dans les livraisons, manque de radios et d’équipements de communication, d’armes et d’autres choses dont la mission a besoin dès le début. De plus, la mission doit également disposer d’hélicoptères pour évacuer les blessés potentiels du pays, la plupart des hôpitaux étant dysfonctionnels ou fermés en Haïti, enfin, les bâtiments devant héberger la Mission et ses effectifs, selon les informations, seraient toujours en cours de construction par les États-Unis et seraient achevés à environ 70 % ».
C’est à ne rien comprendre! Au moment même où le chef de l’État fait cette déclaration, il savait que les Etats-Unis lui avaient promis un certain nombre d’équipements militaires pour l’armée kenyane. En effet, tout juste après la conférence de presse commune tenue à Washington, un communiqué émanant de la Maison Blanche datant du 25 mai 2024 avait annoncé que les Etats-Unis, en soutien au gouvernement kenyan, ont fait don à la République du Kenya de 150 véhicules blindés et de 16 hélicoptères de différents types. 8 MD-500 polyvalents pour manœuvre, attaque et assaut et 8 autres Huey modèle léger et rapide pour surveillance. Tous ces matériels militaires devraient être acheminés fin septembre début octobre de cette année.
Les mauvaises langues disent que pendant que Washington faisait des cadeaux à Nairobi en matière d’armement, Port-au-Prince, elle, se demandait à quel saint se vouer tant la police de la ville, faute d’équipements adéquats, prenait la fuite devant l’avancée des groupes armés qui sont mieux équipés en armes et en munitions que les forces de l’ordre dont le seul espoir qu’ils ont de la part des autorités gouvernementales demeure : attendre l’arrivée des premiers contingents militaires de la Mission Multinationale.
Une mission d’appui à la sécurité commandée justement par le Kenya qui a déjà glané beaucoup de choses auprès de Washington depuis que ses dirigeants ont accepté de conduire la coalition internationale. Aux derniers jours du mois de mai, rien n’était fait. Les kenyans et les autres d’ailleurs, mêmes s’ils étaient aux avant-postes en Jamaïque, patientaient. Ils attendaient fusils aux pieds le « GO » de l’Oncle Sam pour que le Kenya lance l’armada du débarquement. Les deux premières semaines du mois de juin 2024 ont été comme le mois précédent. Chacun avançait une date d’arrivée. Mais, en vérité, personne ne savait rien. Personne n’était dans la confidence. Seule la Maison Blanche, le Département d’État et le Pentagone détenaient la clé du déploiement. Entre-temps, les nouvelles autorités haïtiennes, le CPT et le nouveau chef du gouvernement intérimaire, Garry Conille, s’impatientaient eux aussi en mangeant leurs ongles. Faute de moyens, ils ne pouvaient rien entreprendre en matière de rétablissement de l’ordre public non seulement dans la capitale et ses périphéries : Croix-des-Bouquets, Carrefour, Mariani, la Plaine, Torcelle, etc. complètement sous le contrôle des gangs, mais aussi dans le département de l’Artibonite où les gangs avaient chassé tous les policiers de la commune de Petite-Rivière-de-l’Artibonite et mis le feu au Commissariat de la ville.
Les deux premières semaines du mois de juin 2024 ont été, comme on dit dans le jargon ou le langage diplomatique, deux semaines blanches, c’est-à-dire, deux semaines durant lesquelles il ne se passait pas grand chose. Certes, le samedi 1er juin 2024, le chef de l’État kenyan, William Ruto, avait révélé qu’il a reçu la veille le Rapport de la dernière mission d’évaluation qui s’était rendue en Haïti au cours du mois de mai en vue du déploiement de la mission. Mais, sur son compte X où il faisait l’annonce, il ne donnait pas d’autres informations pouvant laisser croire que le départ des troupes était imminent.
William Ruto s’était contenté d’écrire : « Compte tenu du rôle de leader qui sera assuré par le Kenya dans la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité en Haïti (MMAS) mandatée par le Conseil de sécurité des Nations-Unies, j’ai reçu une évaluation complète de l’équipe qui a entrepris une mission d’évaluation pour vérifier l’état de préparation au déploiement de nos officiers. Je suis convaincu que le mandat de la Résolution 2699 (2023) du Conseil de sécurité des Nations-Unies sera réalisé ». Le Président kenyan avait néanmoins indiqué qu’au moment de prendre connaissance du Rapport, il était en compagnie de son ministre de la Défense, monsieur Aden Duale, qui supervise l’opération depuis Nairobi. Par ailleurs, William Ruto avait laissé entendre que les deux Républiques – Haïti et le Kenya – devraient s’accorder sur les règlements d’engagement et sur le statut de la mission avant l’arrivée des premières troupes kenyanes à Port-au-Prince.
Dans la même semaine, les autorités dominicaines qui, peut-être, étaient mieux informées que leurs homologues haïtiens sur le déroulement de la mission, avaient décidé, d’après Santo Domingo, la capitale de la République dominicaine, de renforcer les effectifs militaires à la frontière entre les deux pays en perspective du déploiement imminent des militaires étrangers sur le territoire haïtien. 1100 soldats dominicains supplémentaires avaient été déployés sur diverses sections de la frontière. Jimani, Dajabon, Pedernales et Elias Pinas ont vu leurs effectifs augmenter durant la première semaine du mois de juin, selon le général Carlos Antonio Fernandez Onofre, chef d’État-major général des forces armées dominicaines. Par ailleurs, dans le cadre du renforcement du rôle de leadership du Kenya dans la mission, Washington a favorisé l’intégration de cet État de l’Est africain dans l’Organisation des États Américains (OEA). Officiellement, c’est Nairobi qui avait sollicité un siège d’observateur au sein de cette organisation hémisphérique, loin, très loin du continent africain, afin, selon les dirigeants kenyans, de mieux travailler et collaborer avec les autres États du continent américain dans la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité en Haïti. Une demande qui a été acceptée sans trop de souci le mercredi 5 juin 2024 lors d’une Session spéciale du Conseil permanent de l’OEA à la demande du Kenya.
En clair, depuis le 5 juin 2024, le pays de William Ruto est devenu membre observateur de l’Organisation des États Américains. Avec ce statut de membre de cette organisation Panaméricaine, le Kenya pourra bénéficier de tous les soutiens juridiques, diplomatiques, militaires et financiers pour exercer sa mission dans les Caraïbes et en Amérique latine. Face à l’évidence du débarquement, c’est l’ONG Amnesty International qui a alerté, le mardi 4 juin 2024, sur le manque de transparence et de garanties en matière de droits humains de la MMAS. D’après les responsables de cette ONG mondialement connue pour sa lutte en faveur des droits humains, les promoteurs de la mission ne donnent pas assez d’informations sur cet aspect.
Or, selon la Directrice pour les Amériques de l’Amnesty International, Ana Piquer, « Il est impératif de veiller à ce que toute mesure prise par cette mission multinationale, dirigée par le Kenya et soutenue par les États-Unis et d’autres pays, soit strictement conforme au droit international relatif aux droits humains, ainsi que le demande le Conseil de sécurité des Nations-Unies (…)
En plus des procédures d’évaluation auxquelles il doit se soumettre, le personnel de la mission devrait recevoir une formation complète, avant le déploiement et sur le terrain, concernant les principes fondamentaux des Nations-Unies, le droit relatif aux droits humains, la prévention de l’exploitation et des abus sexuels, la protection des civil·e·s et la protection des enfants. Il est également essentiel qu’un mécanisme indépendant soit en place pour recevoir les plaintes, enquêter sur toutes les allégations de violations des droits humains, statuer sur les réparations et renvoyer certains cas individuels devant un tribunal civil haïtien, ou toute juridiction d’un pays fournissant du personnel, à des fins d’enquêtes et, le cas échéant, pour l’ouverture de poursuites. »
Pendant que la Directrice de la Section des Amériques, Ana Piquer, jouait le rôle de lanceuse d’alerte des droits humains avant l’arrivée des policiers et militaires kenyans et des autres nationalités de la mission, le dossier de la crise haïtienne, notamment, le déploiement des troupes étrangères en Haïti, s’était invité en Italie où se tenait la réunion du G7, Groupe des sept pays les plus riches du monde.
Lors de ce Sommet du G7 tenu du 13 au 15 juin 2024 où le chef d’État kenyan, William Ruto, était aussi invité parmi les « Grands », celui-ci n’avait pas oublié de remercier la France pour son apport et son soutien à la mission y compris d’ailleurs l’Algérie qui promet sa contribution financière. Sur son compte X, le Président kenyan disait « Je suis heureux que la France soutienne le Kenya dans la mission des Nations-Unies dirigée par le Kenya en Haïti. Nous remercions également l’Algérie pour son soutien financier à la mission de sécurité des Nations-Unies en Haïti dirigée par le Kenya. » D’autre part, en Suisse où la Communauté internationale, se donnait rendez-vous pour discuter sur la paix en Ukraine, Haïti aussi était de la partie. Le dimanche 16 juin 2024, en effet, les principaux pays qui soutiennent le gouvernement ukrainien dans la guerre contre celui de la Fédération de Russie tenaient un Sommet dans la petite ville de Lucerne en vue de trouver les meilleurs moyens de mettre fin à ce conflit tout en rêvant d’une victoire de Kiev sur Moscou.
En marge de cette rencontre au sommet, selon un communiqué émis par le Cabinet du Premier ministre canadien, Justin Trudeau, la situation d’Haïti et particulièrement la mission multinationale avaient été au centre d’importants débats avec celui qui est devenu, depuis la Résolution 2699 de l’ONU, le chouchou des occidentaux : le Président William Ruto qui était invité à Lucerne pour l’occasion. Pour le Premier ministre canadien, « le leadership du Kenya ne fait aucun doute pour diriger la mission multinationale en Haïti et Ottawa réitère sa volonté de soutenir tout en témoignant son enthousiasme de poursuivre sa coopération avec Nairobi. » Au cours de la même semaine, les bruits courraient dans tous les sens dans la capitale haïtienne quand le public a appris qu’une délégation de la police nationale haïtienne était partie pour le Kenya en vue du renforcement des liens entre les deux institutions policières.
(A suivre)