Durant près de trois mois – mars à mai – les port-au-princiens avaient assisté à un flot continu d’atterrissages et de décollages d’aéronefs militaires de l’Oncle Sam sur le tarmac de l’aéroport Toussaint Louverture transformé en base militaire provisoire. Entre début mars et fin avril 2024, pas moins d’une centaine de vols de l’armée américaine ont été signalés sur l’aéroport.
Un véritable pont aérien mis en place par le Commandement Sud de l’armée américaine (SOUTHCOM) placé sous l’autorité de la générale Laura Richardson qui justifiait ces rotations militaires par l’envie des Etats-Unis de trouver une solution à la crise haïtienne. Le mardi 8 mai 2024, un communiqué du Commandement Sud américain se veut être rassurant en informant le pays sur les multiples rotations d’avions dans le ciel de Port-au-Prince alors qu’officiellement l’aéroport est censé être fermé au trafic aérien.
Compte tenu que les autorités intérimaires n’étaient pas en mesure de le faire, n’ayant elles-mêmes aucune information de ce qui se passait à l’aéroport sur le plan militaire et sans doute n’étaient-elles peut-être pas autorisées à le faire, le gouvernement américain jugeait utile d’informer lui-même la population haïtienne.
Ainsi, un certain Steven McLoud du département de la communication du Commandement Sud de l’armée américaine avait communiqué ceci le 8 mai 2024 : « Alors que les efforts se poursuivent pour parvenir à un Haïti plus stable et prospère, le Commandement Sud des États-Unis a coordonné plusieurs vols d’avions militaires américains transportant du personnel civil sous contrat, des matériels et des fournitures à l’aéroport international Toussaint Louverture, à Port-au-Prince, en Haïti. Du 3 au 5 mai, les premiers contractants civils transportés par avion ont travaillé avec les responsables de l’aéroport haïtien pour sécuriser l’équipement et les fournitures qui sont arrivés en Haïti. Les contractants supplémentaires qui ont été récemment transportés sont là pour installer la zone de vie temporaire pour l’arrivée éventuelle de la Mission multinationale de Soutien à la Sécurité (MMSS). Cette mission est rendue possible grâce à la coordination et au soutien continus des parties prenantes haïtiennes qui s’efforcent de maintenir l’aéroport ouvert et de poursuivre les opérations. Les Etats-Unis continueront à fournir un soutien solide et multiforme à Haïti, alors que le pays se dirige vers un avenir plus sûr et plus prospère » conclus le communiqué.
Dans un souci de transparence sans doute, le vendredi 10 mai 2024, le Département américain de la Défense (Pentagone) à Washington jugeait nécessaire de faire un premier décompte des matériels et autres équipements déjà livrés en Haïti dans le cadre du déploiement militaire. Dans une infographie publiée sur le compte Facebook de l’institution, les autorités militaires avisent le public d’« Avoir effectué à date 21 vols cargo qui ont délivré en Haïti 577 tonnes de matériels, à savoir des équipements lourds, des outils de construction, des équipements médicaux, des produits d’hygiène et de sanitaire, de la nourriture. Ce support vise à rétablir la sécurité à l’aéroport international Toussaint Louverture, préparer l’arrivée de la mission multinationale de soutien à la sécurité. En février et mars 2024, le Secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a promis 300 millions de dollars pour supporter la Mission multinationale d’appui à la sécurité. La MMSS a été établie en réponse à la requête d’un support international pour faire face à l’insécurité et créer les conditions sécuritaires pour la stabilité et la croissance du pays ».
Cinq jours plus tard, soit le 15 mai 2024, ce sont 32 avions militaires qui avaient atterri à Port-au-Prince et 835 tonnes de matériels livrés aux entreprises américaines qui construisaient les bases. Toujours ce même 15 mai 2024, le très sérieux quotidien américain The New York Times venait confirmer que le déploiement était imminent, en tout cas, c’était prévu pour la fin du mois de mai dans la mesure où l’ambassadeur américain en Haïti, Dennis B. Hankins disait :
« Avec les efforts du gouvernement américain et la coopération du gouvernement haïtien, avant la fin du mois de mai, toutes les conditions pour accueillir les premiers contingents kényans seront réunies. Après le Kenya, ce sera au tour des troupes des autres pays de rejoindre la mission. L’ambassadeur américain Hankins, est convaincu que dès le premier mois du déploiement des troupes de la Mission d’appuie à la PNH, qui vise à faire échec aux gangs armés dans la capitale, il y aura un grand changement en terme de résultat palpable. Toutefois, il précise que c’est au gouvernement haïtien de fixer ses priorités. Quelque 400 hommes provenant de deux unités paramilitaires kényanes, formant le premier contingent, se regroupent actuellement en prévision de leur départ pour Haïti, accompagnés d’un personnel de soutien d’une centaine de personnes dont des médecins.
Aucune date précise n’a été rendue publique pour leur arrivée, mais cela devrait se produire ce mois-ci. Ces hommes ont reçu une formation physique et un entraînement au maniement des armes par des membres des personnels de sécurité kényan et américain, ainsi que des informations détaillées sur le fonctionnement des gangs haïtiens. Ils ont également suivi des cours de français et sur les droits de l’homme. Ils se disent impatient d’être en Haïti » rapportait The New York Times dans son édition du 15 mai 2024. Cette information devenait encore plus crédible après que le Secrétaire d’État adjoint chargé des Affaires Internationales, Todd D. Robinson, ait déclaré dans la presse kenyane « Qu’un premier contingent de 200 policiers kényans devrait débarquer à Port-au-Prince la semaine prochaine. Il s’agit d’officiers d’élite issus de l’Unité de reconnaissance de la police kenyane, de la force de déploiement rapide et du groupe d’opérations spéciales ayant combattu le groupe terroriste Al-Shabaab à la frontière entre le Kenya et la Somalie. Ce premier contingent de la mission en Haïti devrait quitter le Kenya pour Haïti entre le 18 et le 22 mai ».
Trois jours plus tard, à Nairobi, les opposants politiques au Président William Ruto, revenaient à la charge. Le 17 mai 2024, en effet, au moment où les nouvelles autorités haïtiennes, les 9 membres du Conseil Présidentiel de Transition (CPT), s’apprêtaient à commémorer à Port-au-Prince et au Cap-Haïtien le bicolore national, au Kenya, les avocats Ekuru Aukot et Miruru Warweru, chefs du parti Thirdway Alliance, tentaient de faire une nouvelle fois obstacle à la présidence kenyane en déposant une nouvelle requête devant un tribunal de Nairobi, avait rapporté l’Agence Reuters le vendredi 17 mai 2024. Les deux leaders politiques estimaient qu’en signant un accord de réciprocité avec Haïti sans l’approbation du Parlement, William Ruto voulait passer en force, en désobéissant de manière flagrante à l’ordonnance du juge de la Haute cour de Nairobi, Enock Chacha Mwita et dans ce cas, il deviendrait coupable d’outrage à la justice. Mais, cette requête n’eut pas de conséquence sur le processus de déploiement. Et pour cause.
Le Président Ruto n’avait même pas pris la peine de répondre à ses adversaires politiques dans la mesure où la justice n’avait point donné de suite. Par ailleurs, en Haïti, les autorités tentaient de revenir à une situation plus normale. Le lundi 20 mai, le premier vol commercial international était arrivé à l’aéroport Toussaint Louverture. Comme par hasard, il s’agissait d’un vol de la compagnie haïtienne, Sunrise Airways, ayant à son bord une forte délégation de hauts responsables de la police kenyane conduite par l’Inspecteur général, Noor, venue en éclaireur à Port-au-Prince, selon The Star.co.ke, un média en ligne du Kenya. La délégation a séjourné durant plus d’une semaine dans la capitale haïtienne et avait eu des rencontres avec tous les principaux responsables du dossier du déploiement en Haïti, entre autres l’ambassadeur américain à Port-au-Prince, Dennis B. Hankins. La veille, le 19 mai, les autorités policières haïtiennes, sur la page Facebook de l’institution, annonçaient que « Le Directeur Général de la PNH, M. Frantz Elbé, accompagné des membres du Haut Commandement de la PNH, a reçu, ce dimanche 19 mai 2024, à l’Aéroport International Toussaint Louverture, un lot de dix véhicules blindés offerts par le gouvernement américain, par le biais de l’International Narcotics And Law Enforcement (INL). La réception de ce lot de matériels s’est déroulée en présence de l’Ambassadeur des États-Unis en Haïti, M. Dennis Bruce Hankins. Ces (10) blindés visent à contribuer au renforcement des capacités opérationnelles de la Police Nationale d’Haïti afin de continuer à lutter contre le grand banditisme sous toutes ses formes ».
Par ailleurs, la semaine du 20 au 23 mai 2024 a été celle du Kenya aux Etats-Unis, notamment, à Washington où le Président américain, Joe Biden, devait recevoir en grande pompe son homologue du Kenya, William Ruto, dans le cadre du 60e anniversaire de partenariat et de bonnes relations entre les Etats-Unis et le Kenya. « Aujourd’hui, nous honorons 60 ans de relations entre nos deux pays.
C’est clair que nos deux peuples sont les vraies forces de ce partenariat qui fonctionne bien » devait déclarer l’occupant de la Maison Blanche le 22 mai 2024 en accueillant William Ruto. Cette histoire de retrouvaille pour le 60e anniversaire des liens d’amitié, c’est pour l’affiche officielle. En réalité, la visite du leader kenyan à la Maison Blanche au cours de ce mois de mai coïncidait aux derniers préparatifs du débarquement militaire des deux pays en Haïti sous l’égide officiel des Nations-Unies suite à la Résolution 2699 du Conseil de sécurité. Le chef de l’État kenyan était à Pennsylvania Avenue ou America’s Main Street, entre autres, pour négocier la dote que devait verser Washington à Nairobi pour ce service hautement utile pour le gouvernement américain dans son Pré-carré antillais.
Certes, William Ruto avait en quelque sorte peu joué à la langue de bois quand il répondait le jeudi 23 mai aux questions du journaliste de Jeune Afrique qui l’interrogeait sur l’envoi des policiers kenyans en Haïti « Nous ne faisons pas cela pour les USA ni pour personne. Nous le faisons pour l’humanité et parce que les gens d’Haïti sont des Africains. Nous n’avons pas commencé avec Haïti. Le Kenya a participé à 47 missions de maintien de la paix dans différents pays. Nous avons une grande tradition d’efficacité. Nous allons en Haïti parce que nous croyons que les enfants d’Haïti ont besoin d’aide » avançait le Président kenyan.
Peu avant, criblé de questions des autres médias sur cette Mission Multinationale dans les Caraïbes, William Ruto avait expliqué qu’il s’agissait de la responsabilité de son pays de s’engager dans des missions de paix à travers le monde. « Le Kenya estime que la responsabilité de la paix et de la sécurité partout dans le monde, y compris en Haïti, est la responsabilité collective de toutes les nations et de tous les peuples qui croient en la liberté, l’autodétermination, la démocratie et la justice. C’est la raison pour laquelle le Kenya a pris cette responsabilité », disait-il. En outre, lors de cette conférence de presse commune, toujours à la Maison Blanche, le Kenyan qui répondait à une question sur la détermination des gangs qui disaient vouloir résister à la force multinationale avait déclaré « Le Kenya et d’autres pays qui se déploieront en Haïti ont pour objectif de sécuriser ce pays et de briser les gangs et des criminels qui ont infligé des souffrances indicibles à ce pays. Les gangs et les criminels n’ont pas de statut. Ils n’ont pas de religion. Cette mission internationale s’occuperait d’eux avec fermeté et détermination, dans le respect de la loi » rapporta Associated Press, du 23 mai 2024.
D’autre part, les journalistes s’adressant au Président américain, voulaient savoir pourquoi les Etats-Unis n’emploient pas officiellement leurs propres soldats dans la mission de l’ONU, « Joe l’endormi » comme l’appelle son ennemi intime, Donald Trump, avait répondu par une pirouette « Haïti se trouve dans une région des Caraïbes très instable. Il se passe beaucoup de choses dans cet hémisphère. Nous sommes donc dans une situation où nous voulons faire tout ce qui est en notre pouvoir sans donner l’impression que l’Amérique, une fois de plus, s’impose et décide ce qu’il faut faire » cité toujours par l’Associated Press du 23 mai 2024. Dans la foulée, une rumeur avait même saturé les réseaux sociaux haïtiens annonçant une visite probable du Président kenyan à Port-au-Prince au moment où une « forte délégation de reconnaissance de son pays était sur place pour examiner en détails les préparatifs nécessaires à l’arrivée des premiers contingents kenyans.
Et surtout coordonner les efforts entre les différentes parties prenantes et enfin d’évaluer la situation sur le terrain afin de déterminer les premières actions à entreprendre avant le déploiement » Miami Herald datant du 20 mai 2024. Naturellement, il n’a jamais été question que William Ruto vienne en Haïti au moment où le CPT, en plein tâtonnement et dans une guerre de leadership au sein de cette structure, ouvrait le processus de nomination d’un nouveau chef de gouvernement qui devait assurer la bonne marche de la transition sous l’œil perçant de ses tuteurs de la Communauté internationale, particulièrement, Washington. Par ailleurs, le mardi 21 mai, le CPT avait annoncé qu’il a tenu une séance de travail avec le haut État-major de la police nationale. Cette réunion portait sur le déploiement de la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité en Haïti qui, selon un communiqué, devait se réaliser à la fin du mois de mai 2024. Selon le terme du communiqué, c’est la police haïtienne qui devait avoir le contrôle global des opérations de la mission sur le terrain. « Le Conseil Présidentiel de Transition a eu, ce mardi 21 mai 2024, une séance de travail très fructueuse avec le haut État-major de la Police Nationale d’Haïti.
C’était l’occasion pour le CPT d’échanger avec le DG et les membres de la hiérarchie de l’institution policière autour de l’opérationnalisation de la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité. Haïti, à travers la Police Nationale d’Haïti, aura le contrôle global en ce qui concerne les opérations de ladite mission sur le terrain. Qu’il s’agisse de la composition, des objectifs, des règles d’engagement et du contrôle sanitaire des troupes, tout sera coordonné et supervisé par les autorités policières haïtiennes. À noter que la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité, créée par la Résolution 2699 du Conseil de sécurité, devrait être déployée en Haïti avant la fin du mois de mai en cours » indiquait le communiqué du Conseil Présidentiel de la Transition.
Comme l’on peut le constater, pratiquement tous les concernés parlaient d’un déploiement au mois de mai 2024 alors qu’on était déjà à la mi-mai.
A part la délégation de haut rang du Kenya et la visite de William Ruto à Washington démontrant que les préparatifs avançaient, aucune date n’était réellement arrêtée pour mettre l’expédition à l’exécution. D’ailleurs, les Républicains au Congrès américain étaient toujours vent débout, non pas contre l’intervention, mais de la manière dont la Maison Blanche avait essayé de contourner les élus du Congrès pour détourner au profit de l’Ukraine des fonds qui auraient dû venir à Haïti dans le cadre de cette mission. Selon ces élus Républicains très influents dans les deux Chambres du Congrès, ce sont des dizaines de millions de dollars d’équipements militaires destinés aux troupes kenyanes qui devaient être envoyés en Haïti qui auraient été détournés par l’Administration de Joe Biden et expédiés en secret à Kiev. C’est un média américain, Politico, très actif sur le dossier du débarquement, qui avait rapporté ces informations selon lesquelles les Républicains de la Chambre des représentants avaient l’œil sur le parcours des fonds tirés de diverses institutions publiques américaines.
Le mardi 21 mai 2024, Politico révélait la teneur d’un courrier qui était adressé à Antony Blinken, le Secrétaire d’État américain, par le Président de la Commission des Affaires Étrangères de la Chambre des représentants, Michael McCaul, un élu du Texas, associé à Jim Risch, un membre de la Commission des relations Extérieures du Sénat, élu de l’Idaho, missive dans laquelle les deux élus s’en prenaient ouvertement à Antony Blinken sur la façon dont il a autorisé le retrait des millions de dollars pour l’achat des armes et autres matériels de guerre pour aller combattre les gangs à Port-au-Prince. Par ailleurs, ce qui attiraient l’attention des haïtiens à la fin du mois de mai 2024 dans le processus du déploiement des kenyans, c’est l’absence remarquée des autorités canadiennes qui, rappelons-le, étaient au départ le porte-étendard de cette mission en Haïti. Ottawa paraissait même comme une sorte de sous-traitant de Washington qui déléguait au Premier ministre, Justin Trudeau, la mission d’aller vendre le projet du déploiement un peu partout, notamment, auprès des États de la Communauté caribéenne et ceux du continent africain.
Dès la demande officielle du Premier ministre Ariel Henry, en octobre 2022, le Canada avait pris le dossier en main que ce soit à New York, à l’ONU, à Washington auprès de l’OEA (Organisation des États Américains) et dans la CARICOM. On ne parlait que du Canada qui parcourait les capitales des Grandes et Petites Antilles afin de pousser ces anciens condominiums Britanniques aujourd’hui regroupés comme Ottawa au sein de l’organisation appelée The Commonwealth, l’équivalent de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) regroupant elle toutes les anciennes colonies françaises de collaborer à la mission.
Bref, depuis l’exil involontaire en Californie de l’ancien chef du gouvernement de la transition, Ariel Henry, le Canada se faisait discret, trop discret même pour certains, comme si le gouvernement canadien ne satisfait pas ou avait des réserves sur la tournure que prend l’Exécutif provisoire avec sa Pléiade de neuf (9) Conseillers présidentiels pour diriger la Transition. Selon des rumeurs circulant à Port-au-Prince et même au sein du Core Group, Ottawa ne souhaitait pas afficher un soutien sans borne au Conseil Présidentiel de Transition (CPT) comme il le faisait avec le Premier ministre de la première transition post-Jovenel Moïse entre 2021 et 2024 au vu du résultat et du bilan catastrophiques laissé par celui-ci.
(A suivre)