« Conseil aux arrivistes : mangez du cirage, vous brillerez en société ! » Pierre Doris (Acteur, Artiste, Comique)
Avec tout ce raffut, ce chahut, cette cacophonie, ce charivari, cette confusion, ce bordel qu’est la scène politique depuis l’ère des tètkale savann boule, ère organisée, entretenue par la gent internationale et les fils de pute locaux de l’impérialisme, on a l’impression que les concernés, le pouvoir aussi bien que l’opposition, ne font que du surplace autour de leurs deux thèmes favoris : la démission de Jovenel versus un impossible sinon illusoire dialogue. Alors, fatigué de ces turpitudes, ennuyé à mourir par cette honte, cette déchéance en chute libre, je me suis refugié dans mon nirvana, non pas l’espace d’un cillement mais le temps de retrouver mon sens de l’équilibre, de me rafraîchir à la source du rationnel.
Dans mon nirvana, je me détends, je fuis la marche aberrante, dégringolante du pays, la tortuosité et l’abracadabrance des acteurs politiques, je recrée la vie au hasard de mon imagination. Tout peut émerger dans mon univers nirvanal : un grand poème engagé digne d’un Paul Laraque, un rêve hadrianique pour rejoindre la regrettée Marguerite Yourcenar sur ses voies lactées ; une audacieuse tentative de jouer à un grand écrivain qui serait l’auteur d’un « Mille ans de solitude » comme pour saluer la mémoire de Garcia Marquez ; un dialogue non pas de mes lampes, mais un tête-à-tête entre un fils du peuple et un ti boujwa arivis.
Les ti boujwa arivis pullulent dans le monde limoneux, trouble des PHTK. Ils ne sont pas analphabètes au sens strict du terme, mais… Professionnels ou non, ils respirent la bêtise, s’en alimentent, s’en délectent, en raffolent. Leur dénominateur commun c’est de s’assurer qu’ils peuvent passer pour des bourgeois. Se croyant dans la note juste, ils font assez de bruit pour se faire remarquer par le « chef » qui laissera tomber un os aux plus bruiteux d’entre eux. Ils sont minables à observer : aplatis, allongés dans les couloirs du palais ou des ministères, pattes en avant, attendant leur « récompense ».
L’usage de la radio, de la télé ou des deux combinées les arrangent, ils sont dans leur plat. Là, ils tonitruent, s’époumonent, braillent, aboient, déblatèrent, écument. L’essentiel c’est que l’écumance océane de leur voix arrive jusqu’aux oreilles du président ti zòrèy. C’est ainsi que l’imagination, la fiction et quelques réminiscences aidant, j’ai pu écouter, médusé, l’entrevue radiophonique qui suit, celle accordée par un fils du peuple, naïf jusqu’aux os, à un ti boujwa mal fagoté, Aristobule Kakapoul, essayant de coincer et de tourner en dérision le filius populi.
L’interviewé – Jorélus Labanière – est membre influent d’une certaine « Fòs pèp pwogresis », toutefois il est un fervent partisan du président Jovenel. À l’évidence, « pwogresis » et Jovenel sont comme lait et citron. Même dans mon nuageux nirvana, il m’a semblé plutôt étrange d’entendre un jeune, un fils du peuple, membre d’une organisation populaire progressiste par surcroît, s’afficher de façon aussi ouverte en faveur d’un chef d’État au passé politique aussi trouble, aussi boueux ; un « ingénieur » menteur bien connu pour ses accointances avec l’extrême-droite macouto-duvaliériste et la bourgeoisie, deux entités notoirement alignées sur la politique néolibérale des Etats-Unis.
Assurément on n’aurait rien à redire d’un militant d’organisation populaire (OP) qui entretiendrait des relations de proximité politique avec tel membre de la bourgeoisie pourvu que ce dernier fût un progressiste authentique. Un Antoine Izméry, par exemple, qui avait d’excellents rapports politiques de solidarité avec le secteur populaire. Izméry qui n’avait pas arrêté de dénoncer la répression, les exactions et les violences commises par la clique Cédras-Michel François. Izméry qui a payé de sa vie, de son courage, de sa franchise, de son honnêteté à dénoncer la collusion entre l’étranger et les forces antinationales, anti-peuple.
C’est à se demander ce que cet olibrius de Jorélus était allé chercher dans la galère impériale-bourgeoise. Ce mariage depaman, cette alliance dépamanne, contre nature, m’a rappelé étrangement les années 2003 et 2004 lorsque des étudiants faisant le jeu de la macouto-bourgeoisie pour déstabiliser le régime légitime en place pensaient, croyaient bêtement et béatement qu’un André Apaid Junior pouvait être un vrai allié social et politique, quelqu’un avec qui ils pouvaient franchement «fraterniser» de classe à classe. Hélas ! Longtemps après, ils se sont mordu les pouces jusqu’au coude pour avoir été les stupides dindons des tractations de l’infâme Groupe GNBiste des 184.
En fait, ce tête-à-tête entre Jorélus et Aristobule a été intéressant à plus d’un point. En effet, le représentant d’organisation populaire exprimait sa ferme confiance de voir le président Jovenel Moïse changer le cours des choses. Peu lui importait d’être au courant des menées entachées de corruption de sa laideur, pardon, de son leader. Le mec s’est bien laissé prendre, comme beaucoup de jeunes, au piège de la propagande savamment orchestrée présentant Jomo comme un «entrepreneur» (sic), un « ingénieur-agronome n’appartenant pas au «système» (resic), un outsider, un businessman haut de gamme capable d’impulser un changement social et économique réel en Haïti.
Durant l’interview avec Aristobule, Jorélus concentrait sa fureur verbale particulièrement sur un certain André Tikoukou, un «sociologue averti» qui avait bénéficié d’une bourse duvaliériste pour étudier en Europe, mais qui après avoir courtisé assidûment et étroitement des fils du peuple (progressistes, il ne faut pas l’oublier) pour obtenir leurs votes, leur avait tourné le dos prestement, pour mener vanmpanm son train non pas de sénateur mais de proche conseiller politique du président « entrepreneur » travesti en chef d’Etat présentable.
De toute évidence, Jorélus n’avait pas retenu de ses lectures l’adage «qui se ressemble s’assemble». Jomo ne pourrait assurément pas avoir autour de lui, proches de lui, ces trop remuants représentants populaciers qui au moindre akasan sont prêts à siroter n’importe quel gouvernement de leurs manifs et sulfureuses revendications anti-néolibérales. Jorélus était trop raz pour côtoyer les gras bourgeois, les maigres petits-bourgeois en voie de se faire du ventre, les peu fréquentables néo-bourgeois, les bourgeois grennsenk, les boujwa wòwòt, les bourgeois en perte de vitesse désireux de reprendre leurs activités en première vitesse, sans oublier les bourgeois déplumés en phase de replumage .
Il faut toutefois reconnaître que malgré ses nouvelles fréquentations contre nature, Jorélus faisait des «revandikasyon mas pèp la» son propos majeur durant l’entretien avec Aristobule. Il insistait que le président (bien intentionné ?) puisse réellement mettre fin au système paspouki, au favoritisme, au clanisme, au «classisme», au mounnpatisme, au ticouloutisme, au bacouloutisme, au paspoukisme en usage dans les cercles politichiens, depuis l’époque où Jadis était caporal.
Il faut reconnaître un élan de sincérité dans les propos de Jorélus conscient du Goliath impérial caché derrière ce vakabon d’« ingénieur » métamorphosé en chef d’État, après avoir été trop longtemps dans un si triste état. Il faut reconnaître l’honnêteté et l’innocence exprimées à travers les propos de Jorélus résolu à voir le pays avancer, entêté à faire confiance au Grand « Ingénieur », au Grand Timonier, au Guide, au Rénovateur, au Génie de la race.
Alors que même dans son ingénuité Jorélus s’exprimait en termes de revendications de sa classe sociale réclamant un vrai changement, un abandon des pratiques sociales réac en cours, Aristobule, lui, s’ingéniait à tourner en dérision le fils du peuple et à douter de sa sincérité de classe. Les questions ou insinuations tendaient clairement à montrer que du côté de Jorélus il ne pouvait y avoir que l’intérêt matériel, seulement le terre à terre au sens le plus péjoratif du terme : « eske w gen yon bagay w ap chèche ?», demanda-t-il à Jorélus.
En face de lui, Aristobule s’imaginait avoir affaire à un vorace, un afannaaf pareil à ces bourgeois avadra grandan qui réclamaient des franchises douanières imméritées sous le gouvernement de l’ancien PM de facto Gérard Latortue. Toute démarche de Jorélus dénonçant le clanisme de Tikoukou ne pouvait relever que du plus bas opportunisme. Le petit-bourgeois arriviste n’avait manifestement aucun respect pour le fils du peuple, innocent, naïf, crédule qui avait cru pouvoir s’identifier à la paysanneté du président.
Ne pouvant porter Jorélus à avouer son terre-à-terrisme, Aristobule, plus avant, s’est fait plus perfide, avançant quelque chose qui se rapprochait d’un « si ce n’est pas toi, c’est donc quelqu’un de ta race : «ki sa egzakteman n ap chèche nan gouvènman an ?», le «n ap» se rapportant aux membres de l’organisation populaire. Pour Aristobule, subconsciemment, Jorélus et les siens ne pouvaient être qu’à la recherche de gras chèques du gouvernement qui les sortent de leur précarité sociale et économique.
Enfin, ils pourraient rouler dans de grosses cylindrées, déguster jambon, mortadelle de la Lombardie, saucisson d’Ardèche, poires d’Angers, raisins, oui, du bon muscat de Hambourg et pòm Frans ; s’asseoir «comme du monde» dans les restaurants chics de Pétion-Ville, comme des bourgeois, quoi ! Poukipa ? Et vive l’harmonie entre les classes sociales ! Ma grand-mère avait raison : oui, «on est risqué» avec les arrivistes, les nouveaux riches.
La perfidie d’Aristobule, arriviste cuit dans la sauce aux mendiants à faux-col, n’arrêta pas une seconde. En face de l’interviewer, Jorélus se sentait désemparé, car il devinait, flairait la mauvaiseté d’Aristobule, sa perversité, sa méchanceté, sa malignité, sa cruauté, sa hautaineté de classe. Il restait sur ses gardes d’autant qu’une demi-minute de silence, sans raison, avait interrompu l’interview ; ce qui devait lui avoir semblé une éternité.
Une autre question, abrupte, est venue préciser la pensée du méchant garnement quand il a demandé à Jorélus :« eske n ap mande ministè ?», le ravalant au même niveau que tel ou tel autre membre de l’opposition recherchant sa tranche de gâteau à travers de soi-disant tentatives de « dialogues ». N’ayant aucun sens d’humanité puisque son arrivisme l’a rendu fou, Aristobule ne s’imaginait pas une seconde que Jorélus, un fils du peuple pût s’intéresser au sort de sa classe sociale, même lorsqu’il se fut trompé en faisant confiance à Jovenel.
Quand Jorélus, agité, s’époumona à dénoncer le clanisme (et l’ingratitude en fait) de Tikoukou et de certains membres de l’entourage du président ki pa annafè ak pèp, notre « amical » interviewer devint menaçant : «ou sanble ou kòm ap batay kont prezidan an, kont l’autorité établie… eske estrateji w la pa p destabilize prezidan Moïse ?». Ah !
Jorélus s’en sortit avec intelligence, sans surenchère, sans faux-fuyant, mais Aristo ne le lâchait pas d’une maille : «si prezidan an ap tande w la a, se pou l ta revoke Tikoukou». Jorélus fit alors remarquer que lors de certaines virées et dévirées du président, Tikoukou n’est pas autour du chef. Par contre dans des situations politiques de pouvoir pur et dur, la visibilité de Tikoukou est presque aveuglante.
Ce à quoi Aristo répondit que «prezidan an gen [diferan] moun pou pale ak diferan sektè». Au demeurant, lorsque Jorélus voulut faire passer l’idée qu’il défend le secteur populaire (progressiste), Aristobule lui rétorqua, mi-sérieux mi-sarcastique: «pa gen [on] mounn ki rele sektè popilè». Humour noir et sinistre d’un névropathe.
Aristobule ne s’est même pas embarrassé d’avancer que le président est en quelque sorte redevable auprès de supporters qui ont déboursé pour sa campagne électorale alors que les militants d’OP ont peu ou pas du tout contribué du point de vue financier. Jorélus répliqua que le problème n’était pas à ce niveau, que les militants d’OP s’étaient dépensés, « recrutant» des jeunes pour voter Jovenel et qu’à ce titre la présidence devait leur donner aujourd’hui pleine considération, les mettre à bord pour la pleine participation de tous les secteurs (sic) au «changement» (resic) annoncé.
Aristobule revint à la charge : eske ou pap poze pwoblèm moun ki gen kapasite ak moun ki pa gen kapasite ?» Mais Jorélus ne se laissa pas désarçonner encore moins intimider par le souflantyou de la bourgeoisie. Alors, voyant l’acharnement de Jorélus à dénoncer le mounpatisme de la bande à Tikoukou, Aritobule lui infligea la gifle suprême, lui demandant à brûle-pourpoint :« ou frustre ?».
En dernière analyse, et à court de petites et grosses ruses psychologiques pour impressionner ou caponer Jorélus, notre fielleux intervieweur s’aventura sur un terrain dangereux, anachronique. En effet malgré les assertions répétées du militant OP à dire, clairement, qu’il défendait et entendait faire passer les «revandikasyon mas pèp la», Aristobule anbreye an bak : «eske w ap poze on pwoblèm koulè ?» et sitôt après : «eske w ap poze kesyon moun ki genyen pa opozisyon ak moun ki pa genyen ?»
Pourtant Jorélus s’était clairement exprimé dans le même esprit qu’Acaau et Jacques Roumain. Mais le petit-bourgeois arriviste n’avait pas pu retenir ses réflexes de classe voyant en Jorélus un bolchevique cachant sous sa chemise de prolétaire-de-tous-les-pays-unissez-vous la faucille, le marteau et des cocktails Molotov, l’image parfaite du dangereux chimè prêt à en découdre avec les heureux bourgeois. Ma grand-mère paternelle dirait : « peyi ki gen koze, madanm…» Aristobule prit congé de Jorélus en le remerciant du bout des lèvres.
L’entretien à peine terminé, alors que peut-être Jorélus n’avait même pas encore quitté les studios de la radio, le poseur de questions traîtresses, condescendant, sans complaisance, satisfait, et qui s’était pris pour un psy (sic), se félicitait d’avoir offert à son interlocuteur «frustré» une psychothérapie « salutaire » (resic), gratuite par surcroît, qui le porterait à réfléchir sur quelques aspects dialectiques d’une certaine convivialité (dernier sic) du secteur petit-bourgeois arriviste.
Je suis revenu de mon nirvana persuadé qu’il ne prendrait pas trop longtemps à Jorélus – à moins de se laisser coopter et pervertir – pour faire l’expérience d’un proverbe haïtien fort à propos : nan batèm frize, nèg rive manje kaka chwal.
Et telefòn ne lâchez pas. À la revoyure !
2 février 2020