Un temps pour chaque chose

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Un temps pour chaque chose, et plus que jamais le temps de la solidarité entre humains, en cette période presque apocalyptique de pandémie virale.

C’est ce que ma grand-mère paternelle avait l’habitude de dire: « Un temps pour chaque chose ». Était-ce par pure sagesse? Sagesse d’une vieille. L’avait-elle entendu une fois de la bouche d’un de ces adeptes des récits bibliques qui sont toujours prêts à vous assommer d’un verset de l’Écclésiaste ou de l’Apocalypse, comme d’une massue divine? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’à l’occasion elle savait dire: un temps pour chaque chose.

Ainsi, le temps d’aller à l’école, disons chez les Frères de l’Instruction chrétienne, soit au Cap-Haïtien, soit à Port-au-Prince soit encore à Petit-Goâve. Le temps de se faire à l’idée que “la vie est un combat dont la palme est aux Cieux”. Le temps de s’en remettre à ce grand “Autrui” sans avoir jamais eu le droit de savoir ce que le mot combat recèle de pikan kwenna, d’aspérités, de calvaires qu’il faut gravir, souvent dans la douleur, à moins d’avoir été, dès la naissance, un heureux élu des Cieux sur la terre, ou encore d’avoir été servi par une décisive audace individuelle  dans la vie.

Le temps de n’avoir jamais pris conscience du fait que malgré que tu fusses haïtien, natif natal, tu n’avais pas le droit de parler créole sur la cour de récréation, autrement le bon Frère qui en classe te prêchait la charité chrétienne, devenait soudain incharitable, se faisait pèlas dans ton fiftiwann, dans ton dengon et te collait une “mauvaise note de créole” qui automatiquement te mettait en mauvaise posture lors de la distribution des “cartes de bonne conduite”, le dimanche après la messe, et qui surtout mettait tes fesses d’adolescents en péril devant le tribunal paternel.

Le temps pour un système qui fait eau de tous côtés et qui pour survivre est en train de montrer son plus hideux visage meurtrier car il sait que ses jours sont comptés.

Un temps où après la philo, après avoir échoué aux examens d’admission à telle Faculté d’État, on tuait le temps avec l’espoir (vain) de devenir un chanteur dans un ensemble cubain à La Havane (c’était avant Fidel) et de satisfaire des folies, des lubies d’adolescent en transition vers l’âge adulte. Un temps où après avoir traîné ses ailes on continuerait sur la route menant à un avenir vag et incertain.

Un temps où l’on frôle la vie sans se rendre compte de ses aspérités, de ses rigueurs, de ses malheurs jusqu’au jour où juste avant  de franchir le parvis d’une Faculté chère à Hippocrate, un air d’un ensemble musical bien collé à la réalité sociale du pays apporte un message tout neuf à tes oreilles de jeune homme ingénu: “ mwen santi feblès paske m pa nouri, lafen vle touye m… m ale lopital, m al chèche lavi; doktè refize m kòm paralezi… ». Percutant, troublant pour un futur toubib, n’est-ce pas ?

Un temps pour chaque chose. Oui, le temps de réaliser que cette vie a des dents de requin qui peuvent faire de vous un paralytique alors que jusque-là tu n’avais seulement connu que les piroulis d’une vie sans tête chargée. Le temps de rencontrer à la Fac des camarades que tu voyais « différents » de toi ; l’un en particulier, plus « évolué » que toi, qui, au hasard d’une conversation, t’initiait aux vraies réalités de la vie. Il t’a passé un bouquin. Après l’avoir lu, tu n’es sans doute pas devenu un général, encore moins tu n’aurais pu être un soleil, mais tu es devenu un compère comme ce paralezi san sekou, ala traka. Compère et camarade. Dès lors, ta vie avait basculé.

Un temps pour chaque chose. Le temps de commencer à comprendre bien au-delà du vernis de la « bonne société », du bien parler son français, des codes non-écrits mais bien en vigueur, la réalité crue, toutouni, de deux mondes : l’un dit de « l’arrière-pays », refoulé, celui qui fournit à « l’avant-pays » tout ce qui assure son bien-être, son confort et jusqu’à sa tilolitude, jusqu’à sa superbe de garder à tout coup, au prix même de la plus cruelle barbarie, ses avantages, sa position « supérieure ». Et entre ces deux mondes, une zone d’ombre, une tranche d’indécis, car hier arrière-paysans, ils sont ballotés aujourd’hui par leurs incertitudes à bien se tenir dans leur progressive ascension au sein de l’avant-paysance. Ou kwè !

Tu te vois un jour diplômé  sans avoir reçu physiquement ton « plôme », parce que tu avais fait un dezòd, tu avais fait la grève contre ton « bienfaiteur », le dictateur. C’est alors un temps pour autre chose, celui de vivre dans la peur de la violence meurtrière d’un pouvoir fou, de n’avoir en tête que la hantise de partir, de fuir ; le temps de voguer vers les rives de l’exil. Le temps d’aller fortifier tes connaissances professionnelles, le temps de n’être plus seulement un humaniste, mais de meubler ton savoir, de laisser couler les différents affluents irrigant tes connaissances et d’en arriver à une solide conscience politique, socialiste, internationaliste.

Un temps pour chaque chose. Le temps de te faire à l’idée d’un exil permanent, assumé. Le temps de changer de lieu géographique, de lieu d’exil ; le temps de participer à ce que l’on appelle « la lutte », pour défendre les opprimés, les refoulés, les marginalisés, les oubliés de ton propre pays et ceux d’ailleurs ; le temps de le faire à travers l’écriture, car comme Jacques Roumain te l’a enseigné, tu sais que tu n’es pas un ancien, tu es surtout « un contemporain, la conscience réfléchie de ton époque ».

Un temps pour chaque chose. Le temps de faire un bout de chemin avec un courant politique qui assurément n’était pas révolutionnaire mais qui était quand même prometteur. Hélas ! Oui, Grand-mère, il y a un temps pour chaque chose. Le temps de continuer ton chemin, fidèle à tes convictions, à prendre position pour ce peuple dont l’exploitation, les sacrifices ont permis que tu fusses devenu un professionnel, sans même payer un « cuivre ».

Un temps pour chaque chose. Le temps du réalignement, sans surprise, de ceux-là qui furent, à une époque, des militants progressistes, nationalistes, et qui ont glissé dans le pragmatisme décousu, dévoyé, intéressé, un pragmatisme de militon, un pragmatisme d’abandon d’idées fortes au profit d’un faufilisme facile, mesquin, souvent aplaventriste dans les couloirs d’interminables dialogues qui au fond se ramènent à des états d’âme de fripons, partisans doctrinaires de l’ « ôte-toi-que-je-m’y-mette-je-peux-mieux-faire-que-toi ». Tèt chaje, cul léger.

C’est le temps pour les salopards de la papadocratie et leurs héritiers de renaître à la vie, parce que du 7 février 1986, les filous voudraient en effacer jusqu’au souvenir. C’est aussi, paradoxalement, le temps des hommes de « petite conscience »  politique de prendre langue avec les voyous du pouvoir. On les dit « modérés » ou « radicaux », mais ils ont trop longtemps abusé de l’enthousiasme vigilant des masses, elles-mêmes au diapason d’une démarche revendicatrice, lucide, authentique de jugement des auteurs de malversations, de crimes financiers odieux contre la nation, contre l’avenir de la nation.

Un temps pour chaque chose. Le temps pour un système qui fait eau de tous côtés et qui pour survivre est en train de montrer son plus hideux visage meurtrier car il sait que ses jours sont comptés. Le temps, plus que jamais de prendre le taureau par les cornes et de lui enfoncer la dague d’une vraie justice dans le mitan de sa moelle épinière. Car, « On peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps ».

Un temps pour chaque chose. Et la chose d’aujourd’hui, c’est d’être partie prenante de la bonne cause, chacun dans les limites de ses possibilités. Le champ d’action de chacun doit être pour lui « une arme de première ligne au service de son peuple », de façon à écarteler les ténèbres de la haine, de la violence des plus forts exercée contre les plus faibles, ce dans la perspective de l’aménagement de jours meilleurs. Car un autre monde, meilleur, authentiquement humain, est possible et n’est pas une utopie. Mettons-nous-y.

Un temps pour chaque chose, et plus que jamais le temps de la solidarité entre humains, en cette période presque apocalyptique de pandémie virale. Le temps d’une solidarité sans faille comme ne cesse de nous le montrer la Révolution cubaine qui se porte sur les terres de cinq continents pour pallier un immense malheur sanitaire qui menace l’espèce humaine.

Et telefòn ne lâchez pas.

6 avril 2020

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