L’ouvrage de G. Brisson a été publié en 1968. Quel est son but? Voici ce que dit l’auteur:
“La présente brochure se propose d’établir les traits caractéristiques de la structure agraire dans l’Haïti d’aujourd’hui.” (page 1)
“… nous nous sommes efforcés de découvrir la nature semi-féodale et semi-coloniale des relations agraires dans la société haïtienne contemporaine.” (p. 2)
“Notre monographie s’est limitée à découvrir l’aspect des relations économiques déterminant l’infrastructure de notre régime foncier.” (p. 2)
Comment Brisson va-t-il arriver à cela? Tout d’abord, par un travail statistique, il va essayer de prouver la dominance de la grande propriété foncière dans nos campagnes. Ceci pour la bonne raison que toutes les sociétés féodales connues se sont toujours caractérisées par la concentration de la plus grande partie des terres cultivables entre les mains d’une poignée de grands propriétaires (et aussi par le servage, dont nous ne nous préoccuperons pas ici).
Il lui faut donc montrer que dans nos campagnes, une poignée de “grandons” monopolisent la plus grande partie des terres cultivables. Il va tenter de le faire par la statistique.
Qu’est-ce que la Statistique?
Statistique, n.f. (…) 1.– Ensemble de méthodes mathématiques qui, à partir du recueil et de l’analyse de données réelles, permettent l’élaboration de modèles probabilistes autorisant les prévisions. 2.– (souvent pl.) Ensemble de données d’observation relatives à un groupe d’individus ou d’unités.” (Petit Larousse Illustré, édition 2012, page 1036)
La Statistique est donc une science. Elle n’a rien à voir avec la révolution ou la réaction. Elle n’est ni communiste, ni capitaliste, ni féodale. Elle est tout simplement une application des mathématiques à des données concrètes, recueillies selon des méthodes précises.
Bien sûr, il en est tout autrement de son utilisation. Certains hommes ont bien utilisé la doctrine d’amour du prochain du Christ pour exterminer les populations Amérindiennes, mettre en esclavage des millions et des millions d’Africains, voler d’immenses étendues de terres, et autres vétilles. Pourquoi donc n’utiliseraient-ils pas la Science pour mentir – en lui tordant quelque peu le cou, naturellement?
Haïti serait donc un pays de petites propriétés… comme l’ont toujours affirmé arpenteurs, agronomes, ingénieurs des Travaux Publics, et autres “féodaux”…
Le premier tableau que donne Brisson (tableau No. 5, page 16 et Annexe) montre que:
69,275% des exploitations agricoles couvrent moins de 2 carreaux, et totalisent 30,69% des superficies cultivées.
29,55% des exploitations sont de 2 à 10 carreaux, et totalisent 58,23% des terres cultivées.
1,15% des exploitations couvrent plus de 10 carreaux, et totalisent 11,08% des terres cultivées.
Cela, d’après les données du recensement de 1950, le département du Sud étant excepté parce que les chiffres le concernant n’ont jamais été publiés.
Au prime abord, ce tableau semble montrer que chez nous, 98,825% des exploitations, de superficie de moins de 10 carreaux, couvrent 88,92% des terres cultivées. Haïti serait donc un pays de petites propriétés… comme l’ont toujours affirmé arpenteurs, agronomes, ingénieurs des Travaux Publics, et autres “féodaux” qui, pourtant, sembleraient avoir une connaissance de première main du “pays en-dehors”. Ça fait vraiment beaucoup de menteurs! Foutu pays…
Et le pire, c’est qu’ils sont rejoints par un étranger, le Français Paul Moral, savant d’excellente réputation, auteur d’un des meilleurs ouvrages sur nos campagnes, et qui, de surcroît, les connait comme sa poche. Féodal, lui aussi? Association de malfaiteurs, complot féodalo-impérialiste, ou quoi?
Je ne suis pas d’accord avec certaines choses que dit Moral, par exemple son concept de “procès d’haïtianisation”, pour définir la domination et l’exploitation impériales poussées à leur degré maximum: c’est ne pas dire les choses comme elles sont, et faire injure à notre Nation. Mais il faut savoir écouter un scientifique lorsqu’il parle de son domaine d’expertise.
Voici ce que nous trouvons à partir de Moral:
Il donne pour nombre total d’exploitations agricoles le chiffre de 430 000. Utilisant pour chaque catégorie des pourcentages qu’il donne, il arrive aux superficies suivantes:
Jusqu’à 2 carreaux, superficie totale 162 136,87 car.
De 2 à 10 car., superficie totale 1 063 390 car.
Plus de 10 car., superficie totale 91 375 car.
En additionnant les superficies totales de jusqu’à 10 car., nous trouvons 1 225 526,8 car. Cela représente 92,54403% des superficies cultivées, que nous arrondissons à 92,54%. Ensuite, par simple soustraction, nous trouvons le pourcentage des superficies de plus de 10 carreaux:
100 – 92,54 = 7,46%.
Là encore, nous avons obtenu l’image statistique d’un pays de petites propriétés.
Mais c’est justement contre cela que s’insurge Brisson. Selon lui:
Il faut faire la différence, pour les exploitations agricoles, entre superficie cultivée et superficie possédée. Ce n’est pas pareil (p. 15).
En ce qui concerne les exploitations de jusqu’à 10 carreaux, elles sont cultivées à 100%, parce que le paysan, pour survivre, ne peut pas faire autrement (p. 16). Dans ce cas, la superficie cultivée est égale à la superficie possédée. Nous connaissons donc la superficie des terres paysannes.
Toutefois, en ce qui a trait à la grande propriété foncière (superficies de 10 carreaux et plus) le cas n’est pas pareil. Le grand propriétaire a plus de terres qu’il ne lui en faut pour vivre. Il peut donc en laisser une partie en jachère. Dans ce cas, par conséquent, la superficie cultivée est très inférieure à celle que possèdent réellement les grands propriétaires.
Partant de ce raisonnement, Brisson affirme que “la statistique féodale”, en prenant seulement en compte la superficie cultivée des exploitations de 10 carreaux et plus, occulte la véritable étendue des terres possédées par les grands propriétaires. Donc pour lui (tableau No. 6, Annexe) :
69,275% des exploitations, d’une superficie de jusqu’à 2 carreaux, ne possèdent que 10,2% des superficies cultivables.
29,55% d’entre elles, allant de 2 à 10 carreaux, en possèdent 23, 18%.
1,15%, de plus de 10 carreaux, en possèdent 66,62%.
Haïti est donc un pays où domine la grande propriété de la terre, “féodale” par définition. Et comme, cela est bien réel, nous sommes dominés par l’impérialisme depuis bien avant que le Diable ne sache s’il serait un jour caporal, “la double domination féodalo-impérialiste” est prouvée. Mathématiquement.
C.Q.F.D. Ce qu’il fallait démontrer.
Mais introduisons un peu un nez indiscret dans ces fameuses Math. Car enfin, il n’est pas trop normal que Brisson trouve que 66,62% de la superficie totale du fonds agraire national soit entre les mains des grands propriétaires, alors que Moral, lui, trouve que les propriétés paysannes en totalisent 93,06%.
Y a un problème…
Ce que j’ai trouvé, après avoir étudié aussi attentivement que je le pouvais le texte de Brisson, et refait plusieurs fois tous ses calculs en m’aidant d’une calculette électronique, c’est ce qui suit:
1.– Il a utilisé plusieurs sources: des données du recensement de 1950, des pourcentages tirés de Moral, et des données de l’IHS (Institut Haïtien de Statistique) dont je ne suis pas sûr qu’elles soient fiables, ni qu’elles datent de la même époque.
2.– Il a introduit, pour la superficie du fonds agraire du département du Sud, le chiffre de 354 000 hectares, qu’il n’a justifié nulle part. Il s’est ensuite servi de ce chiffre parachuté, pour ainsi dire, afin de calculer le fonds agraire des 4 départements dont les données du recensement de 1950 avaient été publiées. Il s’est ensuite basé sur la superficie ainsi trouvée – 1 246 000 hectares – qu’il a ensuite quelque peu incorrectement convertie en 965 892 carreaux (la conversion donne exactement 965 891,47 carreaux, qu’il aurait dû arrondir à 965 891, si les lois de l’arithmétique ont quelque validité).
3.– Il a, de plus, fait au moins deux sérieuses erreurs de calcul a) en calculant la superficie des exploitations de 0,5 à 0,75 carreau, il obtient 2800,77 car. J’ai trouvé, en faisant le même calcul, 20 593,87 car; et b) même chose pour la superficie des exploitations de 5 à 10 carreaux: je trouve 7 297 188,7 carreaux, au lieu de ses 72 971, 89.
Je rappelle encore que j’ai refait plusieurs fois tous ses calculs.
4.– Ensuite, il calcule, à partir de données de l’IHS, le nombre d’exploitations des 4 départements, et trouve 200 610. Je veux bien… Mais il applique ensuite ce chiffre aux pourcentages d’exploitations de Moral, qui les avait calculés à partir de son propre chiffre de 430 000 exploitations.
C’est un peu s’emmêler les pinceaux, dirait-on en Gaule…
5.– Enfin, il a estimé que pour les exploitations de jusqu’à 10 carreaux, terres cultivées = terres possédées. Cela, à mon avis, va de soi: le paysan ne peut faire autrement.
Toutefois, il estime aussi, de plus, que pour les exploitations de plus de 10 carreaux, les terres cultivées ne représentent qu’une partie des terres possédées. C’est raisonnable, mais il n’avait, à mon humble avis, aucun moyen scientifique, avec les données dont il disposait, de calculer la superficie de toutes les exploitations de plus de 10 carreaux. Il aurait fallu aller voir, faire des collctes de données réelles. La façon dont il a calculé cette superficie, en soustrayant purement et simplement du fonds agraire national la superficie des exploitations de jusqu’à 10 carreaux, pour ensuite décider que cette différence représente “la possession terrienne des propriétaires fonciers”, n’est qu’un expédient.
En conséquence, j’estime, en ce qui me concerne, que Brisson n’a pas, contrairement à ce qu’a affirmé pendant des décennies tout un courant universitaire et politique, “prouvé par A + B”, c’est-à-dire mathématiquement, la dominance de la grande propriété foncière dans les campagnes Haïtiennes.
Seuls ont pu y croire ceux qui n’ont pas pris la peine de refaire ses calculs.
Gérald Brisson est l’un de nos héros nationaux.
Je conclus en ajoutant que je n’ai aucun plaisir à critiquer le travail de Gérald. C’était un ami cher, et c’est lui qui m’a conseillé d’étudier l’économie politique. Si je connais assez de Math et de Stat pour comprendre ses calculs, c’est en grande partie grâce à lui, et à Jacqueline.
Mais la science n’a d’autre but que la recherche de la vérité. Et celle-ci seule est révolutionnaire (Fidel).
Gérald Brisson est l’un de nos héros nationaux. Il ne craignait ni Dieu, ni Diable, ni surtout la macoutaillerie alors au pouvoir. Il nous faut des hommes et des femmes de cette trempe, car le monde ne change que par eux. Certains courent se fourrer dans quelque trou au premier sifflement d’une balle. D’autres s’en moquent, et la liste en est longue, de Mackandal à Salnave en passant par Dessalines et ses troupes en haillons, qui allaient au feu en chantant.
Gérald a donné sa vie pour que nous puissions vivre. Et il n’est pas le seul. Qu’ils soient de gauche ou de droite, croyants ou athées, il ne nous a pas manqué de braves. Et jeter sa vie dans la balance, l’on ne saurait faire mieux.
1er Octobre 2019
Post-Scriptum qui a tout à voir:
Les choses ont bien changé depuis les exactions de la SHADA en 1942. L’agriculture de notre pays a été détruite. Les paysans, pour survivre, ont dû s’enfuir vers les villes et l’étranger. La population urbaine a explosé. Nos villes se sont bidonvillisées. Des pans entiers de notre population ont pris le chemin de l’exil. Il y a eu, et il y a toujours, un exode massif de nos cerveaux. Notre système éducatif a été déstructuré, sur base de privatisation sauvage, au point que nombre d’observateurs prétendent qu’il n’y a plus, pour instruire nos enfants, que des professeurs qui n’en savent guère plus que leurs élèves. Toutes nos institutions ont été détruites. Le gouvernement et la fonction publique sont devenus le système de Sécurité Sociale des amis du pouvoir. Ce dernier ne s’occupe plus de rien, sinon de remplir ses poches, au point que l’on peut dire carrément que nous sommes, en octobre 2019, un pays sans gouvernement. Notre population ne survit plus que grâce aux transferts d’argent et de nourriture (!!!) de la Diaspora. Economiquement, nous ne sommes plus qu’un appendice de la Dominicanie voisine (qui, de son côté, exporte ses citoyens par piles et par macornes, signe que tout n’y est pas rose non plus…). L’invasion des sectes dites évangélique répand partout chez nous un “christianisme” simpliste, obscurantiste, intolérant, qui n’est, à mon sens, qu’un wete nanm, une agression de plus. Les soap operas bourrent le crâne du peuple en lui proposant un style de vie que le plus progressiste de tous les gouvernements concevables ne pourra jamais lui assurer, dans un avenir prévisible. Le recours immédiat à la violence au moindre conflit, fruit empoisonné du macoutisme, est de nos jours la norme. La commercialisation du corps humain aussi.
Elatriye…
Heureusement, notre peuple, et les jeunes en particulier, n’acceptent plus tout et n’importe quoi. Sa violence en est la preuve. Et il n’a plus que ce recours-là. Certains la qualifient d’aveugle. Pour moi, c’est pour la simple et bonne raison qu’ils ne sont que des aloufas qui se goinfrent tandis que tout le monde crève. Brûler une station de gazoline appartenant à ce fatras de Sweet Micky n’a rien d’aveugle. De même que ratiboiser les plantations et les usines à sucre, en août 1791, montrait simplement que nos ancêtres savaient qui étaient leurs ennemis.
Les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Pas besoin du Petit Albert pour le savoir.