Je ne suis pas psychiatre, mais depuis quelque temps je me suis découvert des tendances psychiatrantes. N’ayant pas la formation académique, scientifique, méthodique nécessaire, je ne m’aventure pas de façon trop hardie sur un terrain qui n’est pas le mien, celui dans lequel Signund Freud fut un grand pionnier et un grand maître. Ma formation de pathologiste m’en empêche. Cependant, les approches empiriques des choses humaines ne sont pas interdites. Ainsi, elles peuvent, par exemple, servir à mieux comprendre la kyrielle de fusillades à répétition observées aux États-Unis, soit dans un environnement scolaire, soit ailleurs. Mon propos, ici, est de suggérer la pertinence d’un facteur ignoré, non pas pour cause d’ignorance proprement dite, mais parce que les analystes, les décrypteurs de motivation, n’en ont jamais fait cas, ou, sans doute, n’y ont jamais pensé.
En effet, dans les médias lorsqu’on parle des tueries de masse, les conversations abondent sur les armes à feu, surtout sur le fait qu’elles soient trop accessibles. Immanquablement, la santé mentale des tueurs vient sur le tapis, ainsi que son corollaire obligé: le besoin d’accès des gens à des services et à des traitements. Bien sûr, les “plus avisés” ne manquent pas de discourir sur le rôle de la violence au cinéma, dans les jeux vidéo et à la télévision. Mais un élément significatif, ignoré, échappe à tous les commentateurs.
D’abord, je commencerai par présenter quelques-unes de ces tueries tout en signalant en caractères gras ce “facteur ignoré”, permettant ainsi aux lecteurs de deviner ce à quoi je veux en venir.
20 juin 1984. Abdelkrim Belachheb âgé de 39 ans ouvre le feu dans une boîte de nuit haut de gamme à Dallas après qu’une femme ait rejeté ses avances sexuelles agressives. Le mec sort chercher son pistolet dans sa voiture et retourne au bar pour abattre cette femme. Ensuite il recharge son arme et tue six autres personnes. La peine capitale est alors rapidement devenue le centre du dialogue national. Il y a eu un crime. Qui l’a commis? Un homme.
18 juillet 1984. James Oliver Huberty, un type à l’«humeur volatile» et aux antécédents de violence conjugale bien documentés, ouvre le feu dans un restaurant McDonald’s à San Ysidro, en Californie, tuant 21 personnes avant qu’un policier ne l’abatte. À l’époque, cette fusillade était le « plus important massacre commis en une seule journée par un individu armé dans l’histoire des États-Unis». Indignés, des politiciens progressistes ont utilisé l’incident pour réclamer des lois plus strictes sur le contrôle des armes à feu. D’autres ont voulu savoir pourquoi Huberty n’avait pas été en mesure d’accéder aux soins de santé mentale dont il avait besoin. Il y a eu massacre. Le responsable? Un homme.
15 octobre 1992. John T. Miller, furieux de la saisie de son salaire par ordonnance judiciaire, affirme que «la pension alimentaire de ses enfants avait ruiné sa vie». Il entre dans un immeuble administratif du comté de Schuyler, dans l’État de New York, se dirige vers le service des pensions alimentaires pour enfants et abat quatre femmes préposées à leur perception. Miller esquivait ses obligations de pension pour enfants depuis 1967, depuis 25 ans. Ce sont donc quatre féminicides dont l’auteur est un homme.
20 avril 1999. Eric Harris et Dylan Klebold ont ouvert le feu à l’école Columbine, au Colorado, tuant douze de leurs camarades de classe et deux enseignantes. Depuis, beaucoup ont affirmé que les deux garçons étaient des psychopathes. Ainsi, en 2004, un article paru sur le site Web Slate a affirmé, sur la base du journal intime tenu par Harris : « Il s’agit des élucubrations d’une personne affligée d’un complexe de supériorité d’ordre messianique, décidé à punir la race humaine tout entière pour son infériorité épouvantable.» Aussi élucubrante qu’elle ait pu être, la tuerie est à mettre au compte de deux hommes.
16 Avril 20017. Seung-Hui Cho, 23 ans, ouvre le feu dans un établissement d’enseignement, Virginia Tech, dans l’État de Virginie, tuant 33 personnes avant de mettre fin à ses jours. Le comportement de Cho à Virginia Tech, avant la fusillade, a été qualifié de « troublant ». En effet, il avait harcelé des étudiantes et pris des photos de leurs jambes sous les bureaux. Un zig attiré par je ne sais quoi. Il avait également été accusé à trois reprises de harcèlement criminel à l’égard d’étudiantes. On aussi dit qu’il avait laissé un message final de « rage contre les femmes et les jeunes riches». Après le massacre de Virginia Tech, le dialogue national s’est, une fois de plus, tourné vers l’intimidation, la maladie mentale et les lois sur les armes à feu. Je ne vous le fais pas dire, vous le savez: c’est un homme qui s’en est pris à autant de vies humaines, après avoir été refusé une petite et tiède place entre-jambes.
3 avril 2009. La fusillade de Binghamton est une tuerie de masse qui a eu lieu dans cette ville de l’État de New York. Le tueur, Jiverly Antares Wong, un citoyen naturalisé américain venant du Vietnam, pénètre dans les locaux d’un centre d’aide aux immigrés de Binghamton, abat 13 personnes et en blesse 4 autres avant de se suicider. Le tireur avait récemment été licencié de son travail. N’allez surtout pas dire que je verse dans la tatillonnerie, dans la pointilleuserie, dans la scrupuleuserie, dans la répétitionnerie, mais c’est un fait: cette atroce connerie, ce crime odieux a été commis par un homme.
20 juillet 2012. James Holmes âgé de 24 ans, tire à bout portant sur l’auditoire d’une salle de cinéma à Aurora, Colorado, touchant 71 personnes, dont 12 sont mortes. Holmes recourait régulièrement à la prostitution. Wohhh ! L’une des femmes à qui il avait acheté des services sexuels a témoigné qu’il était agressif, et violent avec elle, lui tirant les cheveux, Wahhh ! lui agrippant les poignets et les mains si fort qu’elle en gardait des contusions. Woouhhh ! La tuerie d’Aurora a rallumé le débat sur le contrôle des armes. Certains ont ressorti l’explication de la violence dans les médias, alors que d’autres ont décrété Holmes malade mental. Quelles que soient les motivations invoquées pour expliquer le massacre, il n’en reste pas moins que le tueur était un homme, et en plus un homme avec des tendances prostitutionnelles.
14 décembre 2012. Newtown (Connecticut). Adam Lanza, âgé de 20 ans, est à l’origine d’une tuerie scolaire. Il a d’abord abattu sa mère, avant de se rendre en voiture à l’école primaire Sandy Hook, où il a systématiquement exécuté 28 personnes dont vingt enfants avant de se suicider. Certains ont spéculé que Lanza souffrait de maladie mentale. D’autres veulent savoir pourquoi il a eu accès à des armes à feu, pointant du doigt sa mère, Nancy Lanza, qui en était apparemment adepte. Celle-ci était une survivaliste qui se préparait à la fin du monde (vite arrivée pour elle, la pauvre). Elle possédait un arsenal d’armes, le cas échéant. Un texte intitulé “Selfish” (Égoïste) relatif à l’égoïsme des femmes (sic) avait été trouvé sur l’ordinateur de Lanza après sa mort. Qu’en savait-il, le p’tit mec, ce blanc-bec ? N’empêche, le truc a été rédigé par un homme, un sale égoïste qui s’ignorait.
17 au 18 juin 2015. Dylann Roof, âgé de 22 ans, pénètre dans le temple Emmanuel African Methodist Episcopal Church, une église méthodiste noire à Charleston, lieu de symbole de la lutte des Noirs contre l’esclavage. Il abat froidement au moins neuf personnes. «Mother Emanuel» est l’une des plus anciennes églises noires du pays, connue pour son engagement communautaire envers les droits civiques. Le jeune homme est rentré dans l’église avec un calme glaçant, prétextant participer à une séance d’étude de la Bible, avant d’ouvrir le feu sur les fidèles réunis. «Je dois le faire. Vous violez nos femmes et vous vous emparez de notre pays. Vous devez partir », avait-il lancé en rechargeant son calibre .45. La plus âgée des victimes, Susie Jackson, 87 ans, avait reçu à elle seule plus de dix balles. Dylan Roof: un autre homme avec des pulsions homicidaires.
2 décembre 2015: date de la fusillade de San Bernardino, près de Los Angeles, dans l’État de Californie. Cette tuerie débute lorsque deux tireurs, Syed Farook un homme de 28 ans, américain d’origine pakistanaise et son épouse pakistanaise Tashfeen Malik âgée de 27 ans, armés de fusils AR-15 font irruption dans un centre destiné à accueillir des personnes au chômage ou sans-abri. Le bilan s’élève à 14 personnes décédées et 21 blessés recensés. Les tireurs prennent la fuite mais sont abattus par la police. Il s’agirait, selon le FBI d’un “acte de terrorisme”. C’était encore un homme qui avait probablement entraîné son épouse, elle-même sans doute guidée par Allah… un homme. Une femme livrée au caprice de deux hommes. Miséricorde !
12 juin 2016. Omar Mateen, un citoyen américain de 29 ans, né de parents afghans, gare son véhicule dans le parking du Pulse, une boîte de nuit LGBT en Floride. Il pénètre dans l’enceinte du club armé d’un fusil d’assaut, d’un pistolet Glock 17 et de plusieurs munitions de rechange, déclare agir au nom de l’organisation terroriste État islamique et décharge son arme avec appétit, faisant quarante-neuf morts. Il est abattu par la police. Un attentat homophobe
à mettre au compte d’un homme. Point barre.
1er octobre 2017. Pendant un festival de musique country en plein-air, le Route 91 Harvest, à Las Vegas, un tireur isolé situé au 32e étage de l’hôtel-casino Mandalay Bay Resort and Casino, Stephen Craig Paddock, âgé de 64 ans, fait feu pendant plusieurs minutes avec des fusils d’assaut, tuant au moins 58 personnes et faisant au moins 527 blessés, avant de se donner la mort. Il s’agit de la fusillade la plus meurtrière de l’histoire des États-Unis, causée par les pulsions homicides d’un homme, oui, d’un homme.
14 févri1er 2018. Nikolas Cruz âgé de 19 ans ancien élève de Marjory Stoneman Douglas High School de Parkland, en Floride, pénètre dans l’enceinte du lycée. Il déclenche une alarme incendie alors qu’il porte un masque à gaz et des grenades fumigènes. Il est armé d’un fusil d’assaut AR-15 et de multiples chargeurs. Il se met à tirer, tuant dix-sept personnes et blessant quinze autres.
Le jeune homme identifié comme le tireur est arrêté rapidement. Il avoue ses crimes. Bien qu’aucune motivation n’ait encore été citée par les procureurs ou la police locale, ses camarades de classe qualifient Nikolas Cruz de « raciste » et de « psychopathe ». La haine présumée de Cruz envers les Juifs et les femmes a été citée comme motif de la fusillade. Un homme hominicide, féminicide, juificide, négricide ! Al on gason!
Ça en fait des hommes pour quinze massacres, un par fusillade. Les meurtriers des 31 fusillades commises dans les écoles depuis 1999 ont tous été des hommes. Sur les 62 meurtres de masse qui ont eu lieu au cours des 30 dernières années, un seul des tireurs était une femme. La très grande majorité de ces hommes étaient de race blanche. Il faut aller y voir un peu.
A chaque tuerie, on saisit la question du contrôle des armes à feu par le cou pour le lui tordre. Les amateurs, connaisseurs, collectionneurs, admirateurs, adorateurs, fabricateurs, distributeurs, vendeurs de flingue vous disent: « Plus de fusils, moins de tueries de masse ». Le président Trump suggère, sans rire, qu’on arme tous les professeurs. La pénurie critique de soins de santé mentale en Amérique est toujours à l’ordre du jour.
Mais pourquoi personne ne pipe mot du sexe des assassins? Ce facteur ignoré. Il est à parier que si 61 de ces 62 tueries de masse plus haut mentionnées avaient été commises par des femmes, ceci eût fait régulièrement les grands titres de la presse. Mais comme les médias et la société sont régis par des hommes, on peut parler de tout sauf de ce monde d’individus armés du glorieux, royal, souverain, précieux, illustre, conquérant, puissant, triomphal phallus. A ce stade, je m’efface un peu pour emprunter à Jackson Katz, auteur, réalisateur, sociologue et militant antisexiste, dont les travaux portent sur la virilité et la masculinité.
«Beaucoup de gens manquent d’un accès adéquat à des services de santé mentale, particulièrement les minorités raciales et ethniques, plus généralement les pauvres et les sans-emploi. Si le problème était d’abord une question de manque d’accès à des services de santé mentale, il serait logique de penser que beaucoup plus de fusillades de masse seraient le fait de gens de minorités pauvres, en particulier les femmes de couleur. Or, il n’en est rien. Nous parlons ici d’hommes blancs de situation aisée – ceux qui possèdent le plus de privilège et de puissance en ce bas monde. Cela n’équivaut pas à dire que les mâles sont en quelque sorte naturellement enclins à la violence. Il n’est pas raisonnable de prétendre que les hommes naissent agressifs ou fous. La masculinité, par contre, est une question qui mérite réflexion.»
« Le problème est caché mais juste sous nos yeux, dit Katz. C’est la masculinité, la virilité. » D’autres facteurs sont également importants, par exemple, le mode d’intersection de la masculinité avec la maladie mentale ou des problèmes émotionnels ou l’accès aux armes à feu. « Mais nous devons d’abord et avant tout aborder la question de l’identité sexuelle. » Pour Katz, même le débat sur les armes à feu appelle une lecture sexuée : « La culture des armes aux États-Unis est on ne peut plus étroitement liée à la masculinité, mais cela demeure non dit. » J’oserais même dire que dans l’inconscient des possesseurs masculins d’armes à feu, leur flingue doit être une extension voire une affirmation de leur virilité. Que les phallus trop sansub ne m’en veuillent pas trop.
Selon les attentes et les normes sociales, les hommes ne sont autorisés à vivre que certaines émotions – dont la colère. La violence et la colère sont des formes acceptées et attendues d’expression émotionnelle des hommes. Katz rappelle que « les hommes tirent des bénéfices du fait d’atteindre certains objectifs et d’établir leur domination en recourant à la violence ». Ainsi, les États-Unis qui sont un État militarisé, établissent leur domination par l’usage de la violence, et c’est un domaine nettement masculin.
Et que dire de la vengeance ? On en parle souvent comme une motivation de ces attaques de masse. Selon Katz, « La violence est une forme de vengeance. Très souvent, les hommes exercent la violence comme façon de se réapproprier quelque chose qu’ils considèrent qu’on leur a enlevé […] La compassion et l’empathie ne sont pas des caractéristiques féminines innées. Ce sont des caractéristiques humaines. Pourtant, les hommes apprennent le contraire. Ils apprennent à se taire et à subir les revers “comme un homme”. Ils apprennent également qu’ils ont droit à certaines choses en ce monde : la réussite financière, l’accès aux femmes, le pouvoir. Et quand ils ne peuvent les acquérir, qu’arrive-t-il ? Eh bien, parfois, apparemment, ils bouillonnent. Et n’ayant pas d’autres outils pour résoudre leur colère et leur ressentiment, certains hommes recourent à la violence.»
Au terme de cet exposé, il me reste à dire que dans l’approche des raisons sous-jacentes aux violences de masse, il serait souhaitable que l’accent soit mis sur l’identité sexuelle, la perception subconsciente ou inconsciente que les hommes ont de leur virilité en rapport avec la violence, nonobstant le mode d’intersection de la masculinité avec la santé mentale, les problèmes émotionnels ou l’accès aux armes à feu.
En attendant, un fait est certain: les meurtriers des 31 fusillades commises dans les écoles depuis 1999 ont tous été des hommes. De l’impact de la virilité sur la problématique des tueries de masse, nos sociétés n’en parlent pas, ne veulent pas en parler.
Dès lors que c’est un homme, c’est une affaire de phallus, c’est donc une grosse affaire. Kenbe do m, mezanmi…
Sources consultées :
http://mylifeofcrime.wordpress.com/2006/02/07/update-jennifer-san-marco-shooting-spree/
http://thinkprogress.org/justice/2012/12/14/1337221/a-timeline-of-mas-shootings-in-the-us-since-columbine/
Meghan Murphy, Et les hommes, eux ? Propos sur la masculinité et les tueries de masse. Sisyphe, 21 décembre 2012.
Jackson Katz. Pourquoi ne parlerions nous pas de violence et de masculinité ? Hypathie. Blog féministe et Anti-Spéciste 27 Décembre 2012 25 février 2018