La justice haïtienne et les entraves à la lutte contre la corruption !

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Que dire du rapport d’enquête sénatoriale sur l’affaire Petro Caribe ? D’aucuns prédisent que si, d’aventure, ce rapport arrive à résister à l’épreuve du vote au Sénat de la République, il finira par moisir dans les tiroirs du Commissaire du Gouvernement près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince Me Ocnam-Clamé Daméus.

L’enquête diligentée par la Commission d’Ethique et d’Anticorruption du Sénat de la République sur l’utilisation du Fonds Petro Caribe offre le prétexte d’opiner sur les faiblesses de la justice pénale haïtienne, l’une des institutions de contrôle et de répression de la corruption. La justice, pour être la structure appelée à se pencher sur le rapport de ladite commission, au cas où l’assemblée sénatoriale l’entérinerait, est sous les feux des projecteurs. La magistrature haïtienne est pointée du doigt pour n’être pas, à l’instar des autres institutions de contrôle, telles la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, l’Unité de Lutte Contre la Corruption, l’Unité Centrale de Renseignements Financiers, en mesure de combattre la corruption qui gangrène l’administration publique. La justice haïtienne est, pour plus d’un, défaillante. Sa dépendance vis-à-vis du pouvoir politique, son état d’indigence sautent aux yeux. Si avec l’institution du CSPJ, l’Exécutif ne peut pas renvoyer un juge avant l’expiration de son mandat, il peut toutefois se garder de reconduire un magistrat du siège, le CSPJ n’ayant quant à cette reconduction que la prérogative d’émettre un avis favorable qui ne lie pas, en principe, le Palais National.

Sur le plan financier, le système judiciaire ne jouit pas d’une réelle autonomie et a toujours été traité en parent pauvre dans la répartition des crédits budgétaires, pour ne pas dire qu’il est simplement tenu dans un état d’indigence.

L’Exécutif dispose du pouvoir discrétionnaire de choisir quel juge maintenir dans le système ou renvoyer, dépendamment du comportement affiché dans le cours de son mandat vis-à-vis du pouvoir politique qui considère cette prérogative comme une faveur faite au magistrat, lequel, en contrepartie, lui devrait allégeance et soumission. Le cas du juge Gustave PHARAON, ancien Doyen du Tribunal de Première Instance des Gonaïves, est révélateur. Ses percutantes et pertinentes interventions publiques, alors qu’il était membre du CSPJ, pour défendre le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire, devant les velléités de l’administration du Président Michel Joseph MARTELLY de le violer, lui ont coûté son exclusion du système. Le cas du Juge André SAINT-ISERT du Tribunal de Première Instance de la Croix des Bouquets, en est un autre exemple. Son mandat de Juge d’Instruction n’a pas été renouvelé pour être resté sourd aux incessantes sollicitations des politiques dans le cadre du traitement des dossiers dont il avait la charge.

Sur le plan financier, le système judiciaire ne jouit pas d’une réelle autonomie et a toujours été traité en parent pauvre dans la répartition des crédits budgétaires, pour ne pas dire qu’il est simplement tenu dans un état d’indigence. On se souvient du tollé soulevé par l’adoption du projet de loi de finance pour l’exercice fiscal 2017-2018. Alors qu’une enveloppe de 7.2 milliards de gourdes a été allouée au pouvoir législatif, seulement la modique tranche de 1 122 648 803 gourdes a été attribuée au pouvoir judiciaire. Ce qui ne peut nullement lui permettre de couvrir ses frais de fonctionnement, d’assurer l’entretien des tribunaux et cours de la République et d’exercer  sur les magistrats son droit de contrôle, de surveillance et de discipline à lui confié par la Constitution. La commission de certification prévue par la loi sur le statut de la magistrature est dans un état embryonnaire, faute de crédits budgétaires. Il en est de même du service d’inspection institué par le même texte. Par voie de conséquence, le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire se trouve dans l’impossibilité matérielle d’épurer la structure judiciaire, de la débarrasser des magistrats incompétents et corrompus.

La situation de la magistrature debout est encore pire. Le décret du 22  aout 1995 fait du commissaire du gouvernement un agent de l’Exécutif dans le Judiciaire. Ce fonctionnaire n’a pas de mandat. Son maintien en poste dépend de sa soumission aveugle au Ministre de la  Justice ou au Président de la République. Chef de la poursuite en principe, en réalité, Il ne peut librement décider de poursuivre. Les crimes graves commis par des individus proches du pouvoir politique restent généralement impunis. A titre d’exemple, la décision de l’ancien Chef du Parquet de la Croix-des-Bouquets, Me. Mario BEAUVOIR d’engager des poursuites judiciaires contre le nommé Calixte VALENTIN, alors Conseiller du Président Joseph Michel MARTELLY, dénoncé par la clameur publique d’avoir, en plein jour, assassiné Octanol Dérissaint, lui a valu sa révocation. Le cas de Me. Jean Marie Salomon, alors Commissaire du Gouvernement près le Tribunal de Première Instance des Cayes, qui entendait poursuivre Evinx Daniel, un proche du Président MARTELLY, pour trafic de stupéfiant, n’est pas différent. Le Commissaire Jean Danton LEGER, lui, a été limogé du Parquet du Tribunal de Première Instance de Jacmel pour avoir tenté, sous la première administration du Président René Garcia PREVAL, d’arrêter Jacques KHAWLY, proche du Chef de l’Etat, pour des faits présumés de trafic illicite de stupéfiant.

On présume qu’en dépit du scandale causé par le dossier des kits scolaires, le Commissaire du Gouvernement près le Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince ne pourra engager des poursuites au risque de se faire renvoyer, vu que les présumés auteurs de ce forfait seraient des proches du Chef de l’Etat. Que dire du rapport d’enquête sénatoriale sur l’affaire Petro Caribe ? D’aucuns prédisent que si, d’aventure, ce rapport arrive à résister  à l’épreuve du vote au Sénat de la République, il finira par moisir dans les tiroirs du Commissaire du Gouvernement, de gros bonnets du régime ayant été épinglés. On admettra donc que des parquets soumis, comme les nôtres, ne font que garantir l’impunité et renforcer la corruption.

A tout cela s’ajoutent des entraves liées à la constitution et aux lois. Citons le code pénal haïtien, en son article 90, qui fait interdiction au magistrat de poursuivre un haut fonctionnaire de l’Etat sans l’autorisation du Président de la République. Point n’est besoin de dire que cette autorisation ne s’obtient jamais quand ce fonctionnaire  est bien cramponné au Palais National. N’est-ce pas là une forme d’impunité dans la légalité ? Que dire aussi de ce privilège de juridiction reconnu par la loi-mère aux Grands Commis de l’Etat, tels le premier ministre, les ministres, les secrétaires d’Etat, les conseillers électoraux, les conseillers des comptes, lesquels sont justiciables de la Haute Cour de Justice pour les crimes et délits commis dans l’exercice de leurs fonctions ? Cette construction juridique n’est-elle pas sciemment conçue pour octroyer un brevet d’immunité  à ces intouchables de notre beau monde politique ? Quand on se rend compte que depuis l’adoption de la Constitution de 1987, ce tribunal extraordinaire n’a jamais été constitué, n’a jamais siégé pour connaitre d’un quelconque crime reproché à un Grand Commis de l’Etat.

L’excessive immunité reconnue aux parlementaires  est également une forme d’impunité. Car, si le parlementaire suspecté d’un crime fait partie du groupe majoritaire, ses pairs ne vont  sûrement  pas lever son immunité pour le livrer à la justice. Le cas des députés Rodriguez SEJOUR et Nzounaya Jean Baptiste BELLANGE, inculpés d’assassinat sur la personne du policier Walky CALIXTE, dont la levée de l’immunité avait été, en l’année 2012, vainement sollicitée par le Juge d’Instruction Jean Wilner MORIN, est un exemple vivant.

Il est clair qu’on ne peut rien attendre d’un système judiciaire aussi indigent et soumis. Cette structure, pour être à la solde du pouvoir politique, ne peut engager aucune lutte efficace contre la corruption et la grande criminalité. Pris en otage par les politiques et le pouvoir économique dont l’objectif est de s’enrichir en toute impunité au détriment du trésor public, la justice haïtienne ne peut que se contenter de sévir contre la petite délinquance.

A l’instar des administrations antérieures, celle du Président Jovenel MOISE a inscrit dans son agenda la lutte contre la corruption. Mais tout cela restera un slogan si des réformes en profondeur ne sont pas engagées dans le système judiciaire. La lutte contre la corruption ne se conçoit pas sans une magistrature insoumise, disciplinée, compétente, respectueuse des règles d’éthique et des lois républicaines. La magistrature assise doit être effectivement indépendante. Pour y parvenir, il faudra par un texte de loi revoir la composition de l’organe de direction du Pouvoir Judiciaire. Il est inconcevable que le gouvernement soit représenté au sein du CSPJ via le Chef du Parquet de la Cour de Cassation et un Chef de Parquet d’un Tribunal de Première Instance, ces cadres relevant du Ministère de la Justice. Cela constitue une interférence de l’Exécutif dans le Judiciaire et viole le principe de la séparation des pouvoirs.

Par ailleurs, pour une indépendance effective du Pouvoir Judiciaire, il serait de bon ton que les membres du CSPJ soient désignés par les magistrats du siège, les organisations de la société civile et les organismes de droits humains. Ce Conseil aura, lui, la mission de nommer les juges, à tous les degrés, en tenant compte des critères de compétence, de probité, d’honnêteté et après certification. Cette entité, à côté de sa mission d’assurer la carrière des juges et de les former, tachera aussi de les discipliner à travers une bonne structure d’inspection judiciaire. Et pour lui permettre de remplir pleinement sa mission et pourvoir efficacement à la gestion et à l’administration des cours et tribunaux, l’Etat mettra à la disposition du CSPJ une enveloppe budgétaire adéquate.

Pour ce qui est de la magistrature debout, compte tenu de son importante mission consistant à engager des poursuites, il faudrait revoir son statut. Les commissaires du gouvernement ne doivent plus être utilisés à des fins politiques et considérés comme de simples agents du ministère de la justice, bourreaux des citoyens et défenseurs du gouvernement, mais comme de vrais Représentants de la société. Des juristes haïtiens sont d’avis que l’appellation de commissaire du gouvernement ne rime pas avec le titre d’avocat de la société attribué par la loi au parquetier, ni avec l’esprit d’indépendance qui devrait animer un magistrat. Ils optent, comme c’est le cas en France, pour celle de procureur.

Cependant, l’appellation de procureur de la République ou procureur général n’aura aucun sens si on ne revoit pas le statut de ce magistrat, si on ne le place pas dans les conditions qui l’habilitent à engager des poursuites envers et contre tous, qu’on soit proche du Régime en place ou pas, ami du Chef de l’Etat ou pas, grand fonctionnaire ou petit cadre. Si l’on veut réussir le combat contre la corruption et lutter contre la dilapidation des maigres ressources de l’Etat par nos dirigeants, il est indispensable d’instituer une instance de poursuite forte dont les membres, une fois nommés sur la base du mérite et certifiés, puissent jouir de l’inamovibilité, avec un mandat sur une durée ; d’où la nécessité d’adopter un texte consacrant l’autonomie des parquets de la République et abrogeant les dispositions du décret du 22 aout 1995 relatif à l’organisation judiciaire.

Parallèlement, il faudra penser à :

  • Abroger l’article 90 du code pénal (code pénal annoté par Jean VANDAL) qui oblige les autorités judiciaires à obtenir l’autorisation du Président de la République pour sévir contre un grand fonctionnaire reproché d’un crime ou d’un délit ;
  • Restreindre, dans le cadre d’une réforme constitutionnelle, l’immunité parlementaire aux actes posés par le député ou le sénateur dans l’exercice de ses fonctions, et non aux comportements concernant sa vie privée ;
  • Enlever aux Grands Commis de l’Etat le privilège de juridiction (Haute Cour de Justice) qui leur garantit une impunité certaine, pour les soumettre à la juridiction de droit commun.

Ce qui permettra à la magistrature, techniquement outillée via  des séances de formation en lutte contre la criminalité financière organisée, de sévir contre qui que ce soit et de limiter, en synergie avec les autres structures de contrôle, cette corruption dans laquelle patauge l’administration publique.

Sonel JEAN-FRANCOIS
Magistrat

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