Depuis dix ans, la première pierre de la construction d’un Centre national de radiothérapie attend le lancement effectif des travaux. Les fonds alloués au projet ont été engloutis par la machine de l’Etat. Dans un pays où tout est prioritaire, les nombreux malades du cancer susceptibles de bénéficier de la radiothérapie sont mis sur une liste d’attente par les gouvernements qui se sont succédé avant et après le séisme.
L’année 2018 ferait 10 ans depuis que le Centre National de Radiothérapie, Chimiothérapie et de Médecine Nucléaire (CNRCMN) serait opérationnel, s’il avait été réellement construit à Port-au-Prince.
Selon un document retrouvé par ENQUET’ACTION, le bâtiment comportera quatre grandes unités : une unité très fermée et sécurisée regroupant tous les locaux de traitement de radiothérapie, une unité ouverte au public abritant l’accueil – les services dont la clinique de consultation – pharmacie – counceling et chimio-ambulatoire, une unité d’hospitalisation pour les traitements de chimiothérapie (fonction de soin hospitalier) et une unité de bureaux administratifs (fonction de gestion du centre).
Actuellement, Haïti dispose de méthodes traditionnelles de traitement du cancer comme la chimiothérapie et la chirurgie, mais pas des méthodes modernes comme la radiothérapie et le nucléaire, importants surtout dans les cas de cancer en phase avancée. L’établissement de ce centre de santé spécialisé poserait donc les bases d’une modernisation du système de santé publique en satisfaisant aux exigences techniques et organisationnelles liées au traitement du cancer. « Le principe de la radiothérapie consiste à traiter notamment le cancer en soumettant les zones affectées à un bombardement de radiations ionisantes qui détruisent ou endommagent les cellules cancéreuses des organes concernés (tissus cibles) en attaquant et en détruisant le matériel génétique mettant ainsi les cellules dans l’impossibilité de se reproduire ou de continuer à se développer. Quoique ces radiations soient susceptibles de causer certains dommages aux cellules normales avoisinantes, celles-ci peuvent se reconstituer et recommencer à remplir leurs fonctions vitales », note ce même document retrouvé par ENQUET’ACTION.
Le coût total de ce projet serait de 40 millions de dollars américains, dont l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) fournirait 30 millions pour la formation du personnel du Centre, l’acquisition des équipements et les autres dépenses d’opérations. A date, il y a approximativement 5 personnes formées dont 2 radio-oncologues en France, 2 techniciens en radiothérapie en Belgique et 1 physicien médical au Canada, grâce au financement de l’AIEA – un des partenaires clés de ce projet crucial. Ces personnes vivent et travaillent en Haïti en attente de la construction du bâtiment qui doit coûter entre 10 et 15 millions de dollars américains.
Le Fonds pour la Reconstruction d’Haïti (FRH) a annoncé le 6 février 2013, de nouveaux financements « pour des projets à impact direct et durable sur les conditions de vie des citoyens », spécifiquement en vue de « réduire drastiquement le taux de mortalité liée au cancer en Haïti », ceci, sur requête du gouvernement haïtien.
« Le Comité de pilotage du FRH, sous la présidence de la ministre de l’Economie et des Finances, Mme Marie Carmelle Jean-Marie a décidé de réserver US$ 10 millions pour un projet de construction d’un centre national de radiothérapie, de chimiothérapie et de médecine nucléaire dans la commune de Port-au-Prince », lit-on dans la note de presse, mentionnant aussi que Jean-Marie avait eu un cancer traité en Haïti.
Le FRH permettait de financer des projets orphelins pour lesquels il n’y a aucune autre source de financement. « Avec un taux de 58/100 mille personnes qui meurent du cancer du col par manque d’assistance, ce centre, premier du genre en Haïti, devra révolutionner l’accès aux soins de chimiothérapie et de médecine nucléaire », poursuit la note.
« Des fonds (10 millions dollars) sont sécurisés, à travers le Fonds de Reconstruction d’Haïti, pour la mise en oeuvre du projet de Centre de Radiothérapie, y compris l’établissement du Registre National de Cancers. A cet effet, 6 millions de dollars US restent à mobiliser », écrit le ministère haïtien de la Santé Publique (MSPP) à la page 55 du rapport de ses « grandes réalisations 2012-2013 ». Jusque vers septembre 2014, des documents officiels vantaient la présence de tels fonds.
Dans son rapport bilan 2011- 2014, le MSPP sous le label lutte contre les principaux cancers, en plus des « 14 sites de dépistage des lésions pré cancéreuses du col de l’utérus », a mentionné les « fonds sécurisés (10 millions US$) à travers le Fonds de Reconstruction d’Haïti, pour la mise en œuvre du projet de Centre de chimiothérapie et de Radiothérapie ».
Mais, où sont passés ces fonds ? « Les fonds ont été réalloués vers d’autres projets après le séisme. Le projet pourrait être construit et maintenu pour des années pour 10 à 15 millions de dollars américains. Je ne sais pas où est allé l’argent. Je pense à l’aide au tremblement de terre en 2010 », confie Dr Vincent DeGennaro, responsable de l’Innovating Health International, une institution travaillant dans la lutte contre le cancer en Haïti. « Le projet n’a plus de financement gouvernemental complet ».
L’ex-ministre de l’Economie et des Finances, Marie Carmelle Jean Marie (MCJM) reconnait que les fonds ont été bel et bien réservés au projet – mais ont été par la suite utilisés à d’autres fins. « Ça été une vraie bataille pour avoir ces 10 millions de dollars pour ce projet présenté par le MSPP. Ils ont accepté du bout des lèvres », se rappelle-t-elle.
« Mais entre réserver les 10 millions de dollars et les recevoir, il y a tout un parcours. Il faut présenter le projet et réclamer les fonds. J’avais démissionné et il n’y avait plus personne pour se battre pour avoir ce centre. Ces 10 millions n’ont pas été au projet de construction de ce dernier, mais ont été utilisés à titre de support budgétaire. Ça a payé des dépenses générales, de fonctionnement et même des salaires … Donc, fondu dans la trésorerie de l’Etat », se désole MCJM.
Elle déplore après sa démission du gouvernement en avril 2013 pour « manque de solidarité de ses pairs », l’absence de suivi.
« La procédure n’a pas été suivie. Après un certain temps, le ministère de l’Economie et des Finances a dû être un petit peu à l’étroit pour faire face à certaines dépenses et a réclamé l’argent à la fin de l’année 2013 », affirme l’ex-ministre. « Il aurait été élégant d’informer le MSPP que les fonds avaient été utilisés à d’autres fins…ne pas les laisser dans le doute et continuer à travailler avec l’AIEA », reconnait-elle.
Vidéo de l’entrevue avec MCJM autour de la question !
Plusieurs rencontres, depuis 1990, entre l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) et le MSPP ont finalement abouti à la pose de la première pierre du centre oncologique en 2007. Ce centre annoncé initialement en septembre 2004 devait être opérationnel en 2009. Le coût de la construction était à ce moment évalué à 10 millions de dollars américains.
Environ 100 mille dollars américains équivalant à l’époque à 7 millions de gourdes auraient été utilisés pour la pose de cette première pierre. Donc, celle-ci a eu lieu avec deux ans de retard. Depuis lors, la construction n’a pas bougé d’un pouce.
Le coordonnateur du Projet de retablissement de la Radiothérapie en Haïti, Dr Jean Ronald Cornely s’en lave les mains. « Je ne suis pour rien. J’ai décidé de ne pas toucher à l’argent. Donc, de faire toutes les tâches techniques de suivi. Sachant que l’argent est synonyme de piège », insiste celui qui travaille sur le projet depuis plus de 26 ans. « Se pa 2 moun kap mouri la non ».
Selon des statistiques de la Directory of Radiotherapy Centres, les Etats-Unis comptent pas moins de 2 112 centres de radiothérapie, Cuba en a 9, et la République Dominique comporte 12.
Radiothérapie : chronique des difficultés …
Il s’agit dans la réalité d’un projet de rétablissement de la radiothérapie en Haïti parce que le système a existé dans le passé. Dans les années 50 et 80, il existait l’Institut Oncologique National (ION) qui faisait un travail important sous l’égide du Dr Charles Chevalier, avec l’aide de Dr Verginiaud Péan et Dr Léon Colon. Environ 5 mille patients ont bénéficié d’un traitement intégral incluant, chirurgie, chimiothérapie et radiothérapie (cobaltothérapie), appuyé par la Howard University de Washington D.C.
La cobaltothérapie est le traitement du cancer qui utilise les rayonnements émis par le cobalt 60. Cette forme de radiothérapie est utilisée dans le traitement entre autres, des cancers de la tête, du cou, du sein, et des cancers de l’utérus. « Nous avions déjà eu un centre de cancérologie. Nous avions eu un appareil très ancien à l’hôpital St François de Sales. Un appareil qui n’existait qu’en Haïti. Il nous a été offert depuis des années. Les autres pays ont cessé de l’utiliser, pourtant on a continué de l’utiliser en Haïti », se rappelle Dr. Jean Ronald Cornely, directeur exécutif du Centre National de Radiothérapie, Chimiothérapie et de Médecine Nucléaire (CNRMN).
Toutefois, au début, cet appareil Janus servait beaucoup, mais devenu obsolète a par la suite été relégué au rang de déchet nucléaire. Il a été à la base de nombreuses complications « responsables de la mort de bon nombre de malades. Ce n’était pas vraiment un appareil qui était contrôlé pour savoir la quantité de rayons qu’on donne au malade. De nos jours, les appareils qui existent sont connectés à un ordinateur permettant de voir la quantité de rayons donnés au malade. Mais aussi, la simulation avant le traitement (planification) », ajoute-t-il.
L’ION a été remis au Ministère de la Santé Publique et de la Population (MSPP) en 1986 et a été malheureusement fermé au début des années 90, rappelle Dr Jean Cantave, dans un article titré « Situation du cancer en Haïti » paru dans le no1 d’Info-Chir, revue haïtienne de chirurgie, sorti en juin 2011.
Il appert que jusque vers septembre 2004, les appareils qu’utilisait l’ION étaient encore au pays.
Car, lors de la 48e conférence générale de l’AIEA à Vienne en Autriche, la ministre de la Santé publique et de la Population, Dr Josette Bijou a déclaré : « (…) nous voulons rappeler à l’attention du Directeur Général le dossier de la gestion des déchets de l’Institut oncologique national. En dépit de l’appui financier de l’AIEA pour le conditionnement, l’enlèvement et le transport des deux sources de cobalt radioactif, depuis le mois de juin dernier les conteneurs sont toujours sur place et constituent l’une des préoccupations majeures de ceux-là qui fréquentent leur environnement immédiat. Nous aurions souhaité que le nécessaire soit fait dans le meilleur des délais ».
L’appareil JANUS dé-commissionné et comportant encore des activités radioactive a été récupéré par l’AIEA pour son transport technique vers le stockage international de Norvège. « Nous avions été contraint de l’éliminer pour le remplacer par des appareils modernes plus sécuritaires dans une structure adéquate protégeant l’environnement, le personnel soignant et la population en général », ajoute Dr Cornelly qui assure que pour l’instant, les autorités veulent faire un centre moderne et reconnu à travers le monde. « C’est pourquoi, on dit rétablissement de la radiothérapie en Haïti. Il était là. Nous l’avions éliminé. On veut retourner avec, mais sous une forme beaucoup plus moderne ».
La pierre d’achoppement du projet demeure inconnue
Bien avant la pose de la première pierre, l’AIEA a envoyé au moins trois délégations en Haïti pour inspecter l’espace et travailler sur le projet. Elles ont foré la propriété et tiré des spécimens du sol pour analyse et ont par la suite donné leur accord pour l’établissement d’une construction devant abriter des appareils de radiothérapie.
Trois éléments importants font office de prérequis imposés par l’AIEA pour l’érection du centre. Le premier, c’est le registre national qui existe depuis 2011, mais qui jusqu’à présent ne donne pas de statistiques nationales. Haïti fonctionne avec des statistiques internationales. Le deuxième est l’Unité de dosimétrie et de radioprotection – un organisme qui s’attèle à contrôler le centre, s’assurer que les machines libèrent des doses règlementaires et du contrôle environnemental. Celle-ci existe déjà et a un staff de physiciens comportant environ 7 personnes formées aux frais de l’AIEA.
Et le troisième qui est le plus important, c’est l’Autorité Nationale de Sureté Radiologique (ANSR) prévue par la loi régissant la matière – votée et promulguée sous le gouvernement de Me Boniface Alexandre au journal Le Moniteur du 28 avril 2005.
L’ANSR est une institution multisectorielle devant avoir les ministères concernés, notamment le MSPP, le Ministère du Commerce et de l’Industrie – MCI, le Ministère de l’Environnement, le Ministère du Plan- MPCE). Il revient à cette autorité de sureté nucléaire le rôle non seulement de garantir la sécurité radiologique, mais aussi de prévenir et de réprimer toute menace que représente le terrorisme nucléaire et radiologique, mais aussi le trafic illicite des matières nucléaires.
Cette entité n’existe que sur papier.
AUDIO – Dr Christophe Milien qui parle de ce qu’il connait du projet
Et les difficultés ne datent pas d’hier.
Le 20 septembre 2011 à Vienne lors de la 55e session de la conférence générale de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Azad Belfort – chef de la délégation haïtienne- lors de son discours a souligné que la solution à bien des problèmes de développement auxquels Haïti est confronté peut être trouvée dans le cadre d’une coopération de plus en plus stratégique avec l’AIEA dans les secteurs de l’agriculture, de l’environnement, de la planification énergétique et de la santé publique. « Nous éprouvons pour le moment beaucoup de difficultés dans le cadre de la mise en œuvre de notre projet de centre de radiothérapie, mais nous estimons que le problème sera très bientôt résolu », dit-il.
Pour lui, avec près de 10 mille cas de cancer par année, si l’on se réfère aux statistiques internationales, ce projet est plus qu’impératif pour le bien-être et la santé du peuple haïtien. « Il importe de noter qu’avec le nouveau gouvernement qui sera mis en place bientôt ce projet pourra, sans aucun doute possible, être mis en œuvre », prévoyait-il.
Ce qui n’a pas été fait. Et on ignore toujours la nature de ces difficultés. Dans le plan directeur de Santé 2012-2022 du ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP) publié en octobre 2013, les autorités misent grandement sur le centre de radiothérapie – qui n’existe pas encore et qui est peut être loin d’exister- en vue de lutter contre les principaux cancers (sein, col utérus, prostate), donc « réduire la morbi-mortalité liée aux principaux cancers ». Qui pis est, comme indicateurs on avance « le nombre et pourcentage de centres de radiothérapie fonctionnels par département ».
Et, le ministère de la santé parle même de renforcement des services d’appui au diagnostic et au traitement en citant en exemple : laboratoire, imagerie et radiothérapie, avec comme l’une des entités responsables, le CNCRMN. Pourtant, aujourd’hui, il n’y a aucun financement pour le projet et la construction du centre semble n’être pas pour demain.
Entre temps, le cancer continue de faire des ravages, lentement et sûrement. Si les décisions et actions majeures qui s’imposent ne sont pas prises, peut-être que vers 2030, le chiffre de 10 mille nouveaux cas annuels aura à doubler et que les populations surtout les plus pauvres continueront à être décimées par ce fléau dévastateur qu’est le Cancer.
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