La police nationale haïtienne en tant que force de maintien de l’ordre, en dépit de ses effectifs et de ses équipements, est à la limite de ses capacités d’opération. Elle n’en peut plus. Elle a même poussé à l’extrême ses limites en opération. Elle est à bout. Elle a déjà tout donné, tout tenté, aujourd’hui, elle s’essouffle. Le surplus de service que les pouvoirs publics lui demandent ne correspond nullement à ses prérogatives de force de sécurité publique. Cela ne relève pas de ses compétences. La police nationale est là pour faire respecter la paix publique non pour mener une guerre de haute intensité comme l’auraient demandé les différents gouvernements depuis sa création en 1995. Penser une minute que quelques milliers de policiers puissent garantir la sécurité de plus de onze millions d’habitants sur une superficie de près de 28 milles kilomètres carrés est une pure fiction. Cette fonction relève des forces armées.
La persistance des autorités politiques haïtiennes et surtout de la Communauté internationale à ne pas vouloir entendre parler des forces armées en Haïti, à vouloir demander plus à des policiers sous équipés et dont la formation est sujette à caution n’est rien d’autre qu’un suicide collectif. C’est ce qui est en train de se passer depuis quelques années avec la police nationale d’Haïti. La crise générale à laquelle l’opinion publique est en train d’assister au sein de la police depuis quelques semaines ne date pas d’aujourd’hui. Et elle n’est pas prête de trouver son épilogue tant que les autorités politiques et la Communauté internationale notamment ne comprennent pas que la police n’est pas une institution de défense nationale mais un simple corps de sécurité publique. Le peu de policiers qui existent en Haïti font déjà assez compte tenu de leur rôle et leur fonction, et cela, tous les responsables nationaux et internationaux le savent.
Or, les pays « amis » d’Haïti s’obstinent à priver cet unique corps de sécurité de l’essentiel dont il a besoin pour exécuter à bien sa mission qui est « Protéger et Servir ». Comment comprendre, en effet, que les dirigeants haïtiens n’arrivent pas à convaincre leurs tuteurs étrangers, particulièrement les Etats-Unis d’Amérique, qu’il est impossible, voire impensable que seuls quelques milliers de policiers ne possédant que quelques matériels rudimentaires puissent être le garant de la sécurité de la totalité du territoire ? Autre paradoxe de l’appui que ces tuteurs apportent aux autorités haïtiennes : comment expliquent-ils que même les commandes de matériels effectuées chez eux, donc ce qui leur permettra de suivre le cheminement de ces matériels de sécurité, ne sont jamais arrivés en Haïti, tout au moins très peu, alors même qu’ils ont été payés rubis sur ongle. L’exemple de véhicules blindés canadiens est l’illustration de ce paradoxe, sans oublier l’embargo américain sur les armes en Haïti.
Or, ces pays constatent que ces policiers qu’ils ont soi-disant entraînés et équipés sont totalement dépassés par la mission qu’on leur a confiée, justement, parce que ces missions dépassent largement le cadre de leurs compétences et même de leurs responsabilités. En faisant totalement allégeance à Washington, les autorités haïtiennes, depuis la dissolution de l’armée haïtienne et la création de la police nationale en 1995, livrent le pays pieds et poings liés à une sorte d’insécurité chronique qui, malheureusement, prend aujourd’hui une ampleur inattendue dépassant tout le monde y compris, d’ailleurs, les Etats-Unis qui ont favorisé en quelques sorte cette surenchère et se demandant s’ils doivent intervenir militairement ou non en Haïti pour rétablir la paix. Faisant face à un manque certain de leadership politique en Haïti et une défaillance d’autorité à la tête de l’unique corps de sécurité publique qui leur appartient d’ailleurs, Washington, Paris et Ottawa s’interrogent sur l’éventualité d’un éclatement de la police nationale.
En effet, il n’est un secret pour personne qu’au sein du commandement général de la police haïtienne, il y a un vrai problème de leadership et surtout de l’incompétence archi-connue des dirigeants de ce corps, ce qui complique davantage la problématique d’une prise en main de manière collective des policiers qui se sentent totalement abandonnés et qui tentent, depuis longtemps, de se faire entendre. Mais, outre l’incompétence caractérisée dont fait preuve la hiérarchie de la police nationale, il existe aussi un problème de la guerre des chefs au sein de la direction du PNH qui se déchire. Ce qui rend encore plus compliqué le rétablissement de la discipline au sein des troupes dont certains éléments qui se retrouvent là presque par hasard ne font qu’à leur tête quand ils ne bifurquent pas carrément vers les gangs armés qui pullulent le pays, tandis que certains abandonnent leur poste pour immigrer en Amérique latine. Alors que d’autres servent de chair à canon quand ils partent en opération avec des équipements beaucoup moins efficaces que ceux des groupes armés qu’ils sont censés combattre.
Enfin, il reste ceux qui se font kidnapper, tuer par des bandits sur l’ensemble du territoire par le seul fait qu’ils appartiennent à cette force de sécurité publique. Ainsi, sans défense et pratiquement sans le réel soutien d’une hiérarchie peu rassurante, il ne reste personne pour venir à leur secours. D’où la colère et la rébellion auxquelles on assiste ces derniers jours. Mais, en vérité, cela date de quelques années déjà. Rappelons-nous, les contestations des policiers sous la présidence de Jovenel Moïse en 2019 et 2020. A-t-on déjà oublié la série de manifestations organisées par le groupe de policiers qui s’étaient distingués par la violence dans leurs revendications en réclamant un meilleur traitement de salaire et plus de considération par leurs chefs hiérarchiques et les pouvoirs publics ?
Ce groupe de policiers connu sous le nom de : « Fantom 509 » avait déjà failli causer une explosion de l’institution au moment où un grand nombre d’entre eux, ayant à leur tête la policière Yannick Joseph, Agent II, voulait mettre en place le premier syndicat de la police nationale d’Haïti (SPNH). Il avait fallu toute l’intelligence des autorités politiques à ce moment-là pour que cette rébellion ne se transforme en guerre civile. Il a failli de peu pour que n’éclate la police haïtienne. C’était déjà le spectre de l’implosion.
Ces policiers contestataires du Groupe Fantom 509 manifestaient surtout après le massacre de plusieurs policiers par le chef de gang Izo 5 de Village-de-Dieu, tandis que, ni le commandement général de la police ni le gouvernement n’arrivaient à récupérer les cadavres de leurs frères d’armes. A quoi assistons-nous aujourd’hui si ce n’est à une répétition des faits des années 2019 et 2020? C’est la même revendication : des policiers au nombre de 6 ou 7 qui se sont fait massacrer à Liancourt, dans l’Artibonite par le gang de Savien, un gang de campagne dont le chef, un dénommé Lucson, reclus dans son fief au bord du fleuve met au défi les autorités politiques et policières de venir récupérer les corps mutilés de ces serviteurs de l’Etat tombés en opération. La honte absolue !
Les manifestations des policiers enregistrées à travers le pays pendant plusieurs jours allant du jeudi 26 au lundi 30 janvier 2023 ne peuvent être que la réponse de ces gardiens de la paix qui assistent quasi impuissants à la déchéance de leur institution croulée par la mauvaise gouvernance de leurs responsables. Depuis le début de l’année 2023, au moins 14 policiers de tout grade ont été tués dans des circonstances qui auraient pu être évitées et 2 ont disparu, là encore de manière incompréhensible pour les policiers rescapés qui se demandent à qui le tour et jusqu’à quand ils finiront de payer les pots cassés. Les manifestations violentes des policiers auxquelles on avait assisté le jeudi 26 janvier sont les signes d’un grave malaise au sein de l’institution policière qui mérite forcément un grand toilettage. Mais, compte tenu de la conjoncture politique et de la crise, il demeure dangereux et ce serait même inefficace de se lancer dans des réformes de grande envergure avec des autorités politiques sans aucune légitimité, voire inconstitutionnelle. D’où quelques rafistolages qui ont été effectués au sein des commandements de la police par son Directeur général, Frantz Albé, lui-même acculé par les policiers contestataires, la presse et l’opinion publique en général.
La sortie brillante, voire violente, des policiers le jeudi 26 janvier dans la capitale, ce qui aurait pu causer de pertes en vie humaine s’il y avait eu la moindre provocation de la part des policiers non grévistes, surtout ceux qui protégeaient les bâtiments publics et même le Premier ministre de facto, Ariel Henry, ne doit pas faire oublier les conditions dans lesquelles travaillent, évoluent sur le terrain et dans la vie de tous les jours ces policiers qui ne demandent qu’à faire leur travail. Certes, les actions causées à l’aéroport Toussaint Louverture le jeudi 26 janvier par ces policiers venus accueillir à leur manière Ariel Henry qui rentrait du Sommet des chefs d’Etat et de gouvernement de la Communauté des Etats de l’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) qui s’est organisé en Argentine ne sont pas faites pour améliorer l’image du pays à l’étranger, d’autant que le Premier ministre de facto avait sans doute paniqué à l’annonce que des policiers voulaient s’en prendre à lui.
Mais, il n’en demeure pas moins qu’il faut comprendre le ras-le-bol de ces agents de la fonction publique dont il faut mettre les actes et le comportement sur le compte du désespoir. Bien sûr, il y a eu quelques casses et des dégâts collatéraux ; néanmoins, ces contestataires ne cherchaient pas à s’en prendre systématiquement à tout un chacun, ce d’autant plus qu’ils étaient soutenus par une partie de la population qui les accompagnaient tout le long de leur parcours. On l’avait remarqué, ils avaient des cibles précises, telles que la Direction générale de la police, à Clercine, la Résidence privée du chef du gouvernement de Transition, à Vivi-Michel à Pétion-Ville, la Résidence officielle du Premier ministre, à Musseau, l’aéroport Toussaint Louverture, etc. En tout cas, ces mouvements de contestation d’une partie du corps de la police à quelques années d’intervalle, sont à prendre très au sérieux par les pouvoirs publics.
Personne n’a intérêt de voir que l’unique corps de sécurité publique du pays se délite de manière continue et par la même occasion laisse la population sans aucun recours à la merci de groupes armés qui ne demandent et qui ne cherchent que ce cas extrême. Mais, d’une façon ou une autre, si l’on ne met pas d’ordre au sein de la hiérarchie de la police nationale, si rien n’est fait de sérieux afin de prendre en compte les revendications de base de la police, qu’on ne s’étonne pas que ce spectre d’implosion au sein de cette institution ne devienne une réalité. Ce n’est le souhait de personne, en tout cas, pas le nôtre, car il n’est jamais bon que l’Etat se retrouve en conflit avec ses serviteurs, donc à lui-même. Cela pourrait se transformer en une véritable bombe d’autodestruction, surtout en cette conjoncture où plane la probabilité d’une intervention militaire étrangère sur le pays.