Patrice Lumumba: le deuil que porte encore l’Afrique 2 juillet 1925 – 17 janvier 1961

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Patrice Lumumba, symbole de la lutte anti-colonialiste, héros et martyr congolais

« Avec sa mort, Patrice Lumumba a cessé d’être une personne, il est devenu l’Afrique»

                                                                                                Jean Paul  Sartre

           

            L’Afrique des révolutions trahies ou dévoyées, l’Afrique des masses urbaines et paysannes piétinées par les puissances ex-coloniales et leurs relais indigènes, n’oubliera pas de sitôt Patrice Lumumba, comme elle n’est pas prête d’oublier non plus l’héritier politique de ce dernier, Thomas Sankara. Elle n’oubliera pas que durant une courte carrière politique – six ans de militantisme, six mois au pouvoir – Patrice Lumumba aura tout synthétisé.

Patrice Lumumba aura articulé et exprimé: la prise de conscience de l’oppression coloniale dans toute sa brutale violence; une volonté d’indépendance véhiculée à travers un défi sans concession; le refus de tous les régionalismes ou tribalismes; la méfiance à l’égard d’une «bourgeoisie nationale» portée à se substituer au colonisateur et à se glisser dans sa peau d’exploiteur; le rêve d’une Afrique unie et solidaire des mouvements de libération du Tiers Monde. Il portait tous ces idéaux face à une coalition de petits traîtres locaux, de grands intérêts internationaux, d’une administration onusienne complice de l’Occident et d’une ténébreuse et efficace CIA, tous ligués pour l’«éliminer» comme le réclamait le président Eisenhower lui-même.

Né le 2 juillet 1925 à Onalua, petit village du nord du Kasaï, cadet d’une famille de quatre enfants vivant pauvrement de revenus agricoles amputés par les impôts coloniaux, Lumumba va entendre parler, très tôt, des violences inouïes de la colonisation belge durant laquelle, entre 1885 et 1908, de cinq à huit millions de personnes moururent victimes du règne personnel du roi Léopold de Belgique sur le Congo, sa «propriété privée», sous un système barbare de travaux forcés et de terreur systématique.

La cruelle réalité du racisme dans l’administration des postes où il travaille, un voyage en Belgique en 1956, la prise de conscience de la sauvage exploitation sans merci des richesses minières de son pays (uranium, cuivre, or, étain, cobalt, diamants, manganèse, zinc) pour le compte du roi belge, et le discours à Brazzaville du général de Gaulle en 1958 offrant au Congo sur la rive droite du fleuve un référendum sur l’indépendance éveillent en Lumumba l’idée d’indépendance. En octobre 1959, il forme le Mouvement national congolais (MNC), le premier mouvement politique formé sur une base nationale et non ethnique. Dirigeant charismatique, il s’impose vite par son talent, son militantisme, sa volonté et son rêve d’un Congo libre et uni.

            Suite à l’étendue des émeutes et des grèves des mineurs en 1959, le pouvoir colonial surprend tous les leaders nationalistes en prévoyant des élections pour le mois de mai 1960. Dans une hâte chaotique pour profiter des fruits de l’indépendance, 120 partis politiques sont constitués, ayant pour la plupart des bases ethniques ou régionales. Un seul de ces partis, le Mouvement National Congolais, dirigé par Lumumba, est en faveur d’un gouvernement centralisé ainsi que d’un Congo uni par delà les différences ethniques et régionales.

Il ne sort des prisons où l’administration belge l’a jeté que pour participer, à Bruxelles, à la table ronde qui en janvier 1960, enclenche le processus d’indépendance.  Son parti remporte les premières élections du Congo indépendant. Il devient Premier ministre. Mais déjà, sa vision intransigeante de l’indépendance et du destin africain gêne tout le monde : politiciens congolais, avides de pouvoir personnel, les Belges pour qui l’indépendance n’est qu’un mot et qui ne doit surtout rien changer, enfin les puissances occidentales, grandes ou petites, occupées aux calculs de la guerre froide et au partage des richesses naturelles du Congo.

 Le 30 juin, au beau milieu d’une cérémonie au cours de laquelle le roi Baudouin des Belges s’auto-félicite d’avoir apporté avec succès la civilisation aux congolais et de les avoir préparés à l’indépendance, Lumumba, faisant bravement fi du protocole, ignore complètement la présence du souverain et de son entourage pour s’adresser directement au peuple congolais. Il explique clairement et sans mâcher ses mots la réalité de l’oppression coloniale, décrivant celle-ci comme 80 années «d’esclavage humiliant qui nous ont été imposées par la force».

«Nous avons connu le travail harassant, extorqué en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger assez pour éloigner la faim, ni de nous vêtir, ni de nous loger décemment ni d’élever nos enfants comme des êtres qui nous sont chers. Nous avons connu des railleries, des insultes, des coups que nous avons endurés matin, midi et soir parce que nous sommes des noirs. Nous avons vu nos terres confisquées au nom de lois prétendument légitimes, qui en fait ne reconnaissaient que la raison du plus fort. Nous n’oublierons jamais les massacres où tant d’entre nous ont péri, les cellules où étaient jetés ceux qui refusaient de se soumettre à un régime d’oppression et d’exploitation».

La franchise brutale du discours du jeune Premier ministre – il a 36 ans – met Lumumba immédiatement dans le collimateur des forces qui voulaient sa perte. Peu de jours après l’indépendance, la situation politique au Congo échappe à tout contrôle. Les soldats noirs se mutinent contre les officiers belges. La province du Katanga, la principale région minière, s’autoproclame Etat séparé sous la direction de Tshombe, qui agit sous la protection des puissants intérêts miniers occidentaux et de l’armée belge. La Belgique organise le retour de son armée dans son ancienne colonie, dans le soi-disant but de protéger ses nationaux. Lumumba invite alors les forces de maintien de la paix des Nations Unies, mais celles-ci se soumettent très vite aux manœuvres de la Belgique et des Etats-Unis, refusant de faire quoi que ce soit pour protéger le gouvernement et la vie de Lumumba.

A travers le pays, les pro-lumumbistes se battent contre les sécessionnistes et leurs alliés militaires avec Mobutu à leur tête. Vers novembre, le sort semble favorable aux forces légitimes dans la province de Kisangani. Lumumba décide de les rejoindre. Il quitte Kinshasa dans la nuit du 27 novembre. Il ne sait pas qu’il est déjà pris en filature par la CIA dont un câble du 28 novembre dit explicitement : « La station travaille avec le gouvernement congolais pour bloquer les routes afin d’empêcher la fuite de Lumumba.» Karl von Horn commandant des troupes de l’ONU a aussi contribué à «retrouver» Lumumba dont il se félicite de l’arrestation : «A parler franchement, tout le pays aurait été mis à feu et à sang si Lumumba était parvenu à Kisangani» (in Mémoires de von Horn).

Lumumba traverse le Kwilu en passant par Bulungu et Mangai. Puis, on le trouve à Brabanta, Port-Franqui, Mweka et Lodi. Dans cette dernière localité, le 1er décembre, à 23h00, Lumumba passe la rivière Sankuru en pirogue en compagnie de Pierre Mulele, de Valentin Lubuma et de Mathias Kemishanga. Un peu plus tard, le bac arrive sur l’autre rive et un groupe de soldats mettent pied à terre. Lumumba, seul, s’avance pour discuter avec eux. Après de longues palabres, il est arrêté et conduit à Port-Franqui le décembre au matin. Mulele parviendra à Kisangani.

Sur instructions de Mobutu, le chef de la Sûreté, Nendaka, ordonne de ramener Lumumba à Kinshasa. Le soir, à 17h00, un DC 3 d’Air Congo, ramène Lumumba à Ndjili. Il est ligoté et jeté dans un camion militaire, puis conduit au camp de Binza, devant le colonel Mobutu qui les bras croisés, a regardé calmement ses soldats frapper et bousculer le prisonnier. Lumumba est tabassé avec une extrême violence, les militaires lui brûlent la barbe. Au matin du 3, il est enfermé au camp Hardy de Thysville.

 Entre temps, les lumumbistes contre-attaquent. Au début de décembre, à Kisangani, le pouvoir lumumbiste se consolide et s’étend. Deux semaines plus tard, les lumumbistes prennent le pouvoir à Bukavu, capitale du Kivu. Le 9 janvier, les troupes congolaises fidèles à Lumumba et dirigées par Lundula, libèrent Manono. La lutte armée pour la libération du Katanga prend de l’ampleur. La CIA comprend alors qu’il est urgent d’assassiner Lumumba si elle veut sauver la domination impérialiste sur le Congo. Depuis octobre déjà, la CIA poursuivait une ligne constante: utiliser ses agents congolais pour éliminer Lumumba. Hedgman, le chef de station de la CIA à Kinshasa, câblait alors : «Station a fermement poussé leaders congolais arrêter Lumumba ; pense Lumumba continuera à être menace pour stabilité Congo jusqu’à son élimination de la scène». Le 13 janvier, après une mutinerie à Thysville qui faillit libérer Lumumba, Hedgman envoie un autre message au directeur de la CIA : «… Le refus de prendre des mesures radicales maintenant conduira la politique des Etats-Unis au Congo à la défaite».

La CIA est alors en relation permanente avec Mobutu, Kasavubu, Tshombé, Munongo, Nendaka, Kazadi, Adoula et tous ceux qui sont mêlés à la décision d’envoyer Lumumba à la boucherie de Lubumbashi. Le comte Harold d’Aspremont ministre belge des Affaires africaines ordonne qu’on l’emmène dans la province de Katanga et à sa mort certaine. Le 14 janvier, la Sûreté de Nendaka envoie un télégramme à Lubumbashi: «Collège commissaires généraux se permet insister afin obtenir accord pour transférer Lumumba dans province du Katanga». Deux commissaires, Ferdinand Kazadi et Mukamba Jonas, sont chargés d’accompagner le prisonnier dans une DC4 à destination de Lubumbashi.

Le 17 janvier à 16h45, trois hommes noirs, les yeux bandés et les bras ligotés derrière le dos, sortent de la DC 4 qui vient d’atterrir à la Luano, Lubumbashi. Il s’agit de Lumumba et de deux de ses proches, Maurice Mpolo et Joseph Okito. Ils sont immédiatement encerclés par des gendarmes katangais, encadrés par des officiers belges. Tous les trois sont fusillés le même soir par un peloton d’exécution sous le commandement d’officiers belges, sous le regard de Moïse Tshombe. On confie au commandant belge de la police de Katanga, Gérard Soete, et à ses hommes, le travail sinistre de faire disparaître les corps. Ils coupèrent les cadavres en morceaux avant de les dissoudre dans de l’acide, fin horrible et macabre mise en scène dans le film de Raoul Peck, Lumumba. Soete se rappelle s’être saoulé pendant deux jours parce que « nous avons fait des choses qu’un animal ne ferait pas».

Le rôle sinistre et diabolique de la Belgique, de leurs affidés congolais et de la CIA dans le ténébreux assassinat de Lumumba a été amplement établi dans le livre de l’historien flamand Ludo de Witte, De Moord Op Lumumba (Le meurtre de Lumumba) publié en 2000, et d’autre part par des journalistes qui ont interviewé des officiers et des soldats belges ayant participé à l’exécution. D’ailleurs, en novembre 2001, une commission d’enquête comprenant des membres de tous les partis politiques et mise en place par le gouvernement belge publiait un rapport reconnaissant la responsabilité de la Belgique dans l’assassinat du leader congolais, plus spécifiquement que «les autorités à Bruxelles ainsi que le roi Baudouin de Belgique étaient au courant de projets d’assassinat de Lumumba et qu’ils ne firent rien pour sauver celui-ci».

Les revendications directes de Lumumba pour l’indépendance économique, pour la justice sociale et pour l’autodétermination politique, son hostilité avérée envers une organisation politique basée sur les divisions tribales, utilisée de façon efficace par les colonialistes pour diviser et pour diriger l’Afrique, et sa volonté d’indépendance exprimée à travers un défi sans concession scellèrent son destin. La menace qu’il proféra de faire appel à l’aide de l’Union Soviétique en dernier recours pour libérer le pays de la domination persistante des intérêts miniers belges et de l’armée belge, qui continuait à intervenir aux lendemains de l’indépendance, fournit à Washington le prétexte inespéré de s’allier avec la vieille puissance coloniale en vue d’éliminer Lumumba.

Les idéaux de libertés démocratiques, de progrès économique et de justice sociale qui ont inspiré tant de Congolais et d’Africains dans leur lutte contre le colonialisme il y a plus de quatre décennies ne se matérialiseront pas tant que l’Afrique restera sous la coupe réglée de bourgeoisies nationales généralement repues et corrompues, et sous la domination sans merci des banques et des multinationales occidentales. D’autres Lumumba, d’autres Sankara émergeront pour faire avancer la lutte organisationnelle et unitaire de l’Afrique, pour qu’enfin l’homme africain «soit respecté et dans sa chair et dans son sang», dans ses droits et dans sa dignité.

 

Sources d’information:

Le Meurtre de Lumumba. Ludo de Witte. Verso Books, ISBN: 1859846181, 2001

 Lumumba, film de Raoul Peck                                                                                  Qui a tué Lumumba ? Documentaire de la BBC (2000) présenté et commenté par le World Socialist Website.                                                                                                      Congo : La mort tourmentée de Patrice Lumumba.  Bill Vann. WSWS, janvier 2002.

La Belgique présente ses excuses pour le rôle qu’elle a joué dans la mort, en 1961, du premier ministre congolais, Patrice Lumumba.  Nations Unies, Bureau de Coordination des Affaires Humanitaires (OCHA) – Réseau d’Information Régionaux Intégré (IRIN).7 Fevrier 2002.

Une mort de style colonial: l’assassinat de Patrice Lumumba. Documentaire de Michel Noll,2001. PRESSAFRIQUE, Janvier 2006.

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