« La pauvreté est la source de tous les problèmes de l’humanité. Enrayez-la et la terre redeviendra pour tous le paradis qu’elle fut à la Genèse… »
Robert Lodimus
Quelle tristesse pour les citoyens de ce pays qui a écrit le meilleur chapitre du livre sacré de l’histoire des peuples libérés de l’Europe coloniale! La République d’Haïti, le modèle phosphorescent, illuminant de l’Union, de la Liberté, de l’Indépendance, de la Souveraineté, de la Solidarité internationale… est devenue, au cours de deux centenaires d’existence, un exemple d’échec, d’incompétence, d’effondrement, de dégradation, de décadence… Et pourtant, quel début extraordinaire!
Des discours enflammés, tonitruants résonnaient le 1er janvier 1804 sur la Place d’Armes de la ville des Gonaïves. Des généraux fiers, debout dans leurs uniformes de combat, ovationnés par la petite foule réunie en la circonstance, clamaient leurs exploits à l’envergure épopéenne contre les puissances esclavagistes. Ces officiers et soldats vaillants, téméraires venaient de construire un pays. Créer une Nation. Fonder un État. Sur la terre d’Haïti, la «Liberté » ne porte pas le sceau, la marque de « faveur » des « colons blancs ». Comme dans certaines régions de l’Afrique. Elle est le fruit incontestable de grands sacrifices humains, du sang, de la bravoure, de la guerre victorieuse… Cette « Liberté » a été gagnée avec les boulets des canons redoutables et à la pointe des baïonnettes impitoyables. Pour paraphraser le colonel Paulin [1], nous dirions que la croix des religions nous a été donnée par les colonialistes, par les impérialistes, par les hégémonistes. Ceux-ci peuvent la reprendre. Mais quant à notre « Liberté », notre « Indépendance » et notre « Souveraineté », nous les avons gagnées et conquises sur le champ de bataille. Personne ne devrait s’arroger le droit de nous les enlever.
Le mouvement insurrectionnel conduit par les héros de l’indépendance n’a pas changé substantiellement le sort des victimes de la colonisation et de leurs descendants.
C’est ce pays, hélas, que les États impériaux tentent d’assassiner après avoir passé plus de deux cents ans à le torturer. À persécuter son peuple. À détruire ses terres cultivables. À piller ses ressources naturelles. À voler ses réserves d’or. Contrairement à ce que nous écrivions précédemment dans nos analyses politiques et nos éditoriaux, « la République est en train de mourir ! » Et comble de malheurs, il n’y aura peut-être aucun «Prophète » pour la guérir voire, – advenant le pire –, la ressusciter ! Elle décèdera dans l’indigence! Par manque de vision sociale, politique et économique! L’état actuel d’Haïti n’est-il pas une déception pour la mémoire de Toussaint Louverture, de Jean-Jacques Dessalines, d’Alexandre Pétion, d’Henri-Christophe, de François Capois dit Capois-La-Mort…, qui voulaient faire œuvre qui vaille, en sacrifiant leur existence, en exterminant ou en chassant les colonisateurs féroces!
Aujourd’hui, Haïti figure sur la liste des pays les plus détestés par les États du G7. Les gouvernements néocolonialistes utilisent tous les stratagèmes pour réduire, affaiblir ou détruire Cuba, Haïti, Iran, Russie, Venezuela, Nicaragua, Chine, Corée du Nord… Et pourtant, Haïti n’a jamais nourri la moindre prétention d’acquérir les technologies de l’enrichissement de l’uranium qui permettent de fabriquer des armes de destruction massive. En quoi serait-elle une menace effective pour les États-Unis, le Canada et la France, – entre autres –, qui s’acharnent sans répit contre elle? Et cela, dès le premier jour de sa naissance! L’armée indigène, celle qui avait battu copieusement et exterminé sans pitié les troupes de Leclerc et de Rochambeau, celle qui faisait trembler la République dominicaine, n’existe plus depuis l’occupation étatsunienne de 1915. Elle a été démantelée et remplacée par une garde nationale servile et antipatriotique.
Actuellement, Haïti n’a pas d’armée. Seulement une force de police aliénée, qui n’a même pas les moyens d’assurer la sécurité de la population et la sienne. Les chefs d’État haïtiens, – faudrait-il exclure l’empereur Henri Christophe –, sont-ils parvenus à exercer librement le pouvoir politique? Ceux-là qui ont tenté de résister aux pressions des puissances impérialistes, ne l’ont-ils pas fait jusqu’ici à leurs risques et périls?
Cette situation de vassalisation permet d’expliquer les causes des nombreux coups d’État qui jalonnent le parcours historique du peuple haïtien. Le 13 mai 2011, Thomas Vampire [2], sous le titre de « De coups d’État en dictatures, l’histoire convulsive d’Haïti », écrit dans Le Figaro : « L’ancienne colonie n’a quitté l’esclavage que pour plonger dans deux siècles de chaos politique. Entre 1804 et 1957, quelque 24 chefs d’État sur 36 seront renversés ou assassinés. Pour ajouter à ces difficultés, les Américains décident à la faveur de la première guerre mondiale d’occuper militairement le pays, jusqu’en 1934. Une occupation dure, qui ne permet pas au pays de sortir de la misère. L’épisode crée malgré tout des liens durables : par la suite, plus d’un million d’Haïtiens se sont réfugiés aux États-Unis, en Floride surtout. »
Haïti, pays sans capacité de productivité et de production, pays de flétrissement de l’économie et de la finance, parle jusqu’à présent le langage de la mondialisation ou de la globalisation. Des concepts inventés par les « 7 puissances étatiques prédatrices » pour continuer l’écrasement systématique des nations défavorisées. Pour augmenter la dépendance économique et politique des régions déjà appauvries de la planète par rapport au « Capital ».
Pouvons-nous utiliser le mot « dégénérescence » en vue de caractériser, de qualifier la dictature, la misère et la décadence qui persécutent les Haïtiens. Depuis sa fondation, Haïti n’a-t-elle pas toujours été un tombeau ouvert pour les couches marginales de sa population ? Elle offre jusqu’à présent au reste de la planète le spectacle désolant, déroutant d’une multitude de misérables écrasés, aplatis, enterrés sous une avalanche de tragédies.
Le mouvement insurrectionnel conduit par les héros de l’indépendance n’a pas changé substantiellement le sort des victimes de la colonisation et de leurs descendants. Le résultat qui devrait s’apparenter à une véritable « Révolution sociale, politique, économique et culturelle », tarde à venir. L’abolition de l’esclavage n’a pas emmené les Haïtiens vers le bien-être qu’ils convoitaient à l’époque où ils se trouvaient dans les chaînes. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’ils devraient y rester. Seulement, il faut le reconnaître : le pays que nous avons construit, la Nation que nous avons fondée, l’État que nous avons créé n’a jamais pu atteindre les rives de l’autodétermination. Y a-t-il de « Révolution » totale, complète sans « Résultats » concordants et complémentaires ?
Comprenez bien! Il ne s’agit pas de banaliser l’exploit de nos ancêtres africains transplantés en Amérique sous des conditions d’humiliations indescriptibles, qui ont réussi à nous léguer ce pays : même s’il fonctionne, – malheureusement –, avec un État clopin-clopant, estropié à la naissance! La « Liberté » constitue-t-elle le but ultime du déclenchement d’un mouvement de « Révolution »? Il existe assurément d’autres réalités subjectives à la base d’une telle entreprise.
Paul Schrecker [3] a publié dans Les doctrines politiques modernes une étude philosophique intitulée « Kant et la Révolution française ». L’auteur nous apprend: « Le progrès réalisé par la Révolution ne se borne donc pas seulement à l’organisation politique et sociale de la nation qui l’a faite; il embrasse l’humanité civilisée toute entière, en actualisant sa disposition morale latente, en provoquant son enthousiasme pour l’idéal de justice et en favorisant, par là, la fraternité cosmopolite exigée par l’idéal. »
Les êtres humains sont disposés à mourir pour conserver leurs droits naturels qui demeurent, constituent les seuls garants de toutes les formes de bien-être rattachées à la plénitude de l’existence. La « Liberté » en fait partie. Nous ne voulons pas être libres pour « Périr ». Mais pour «Vivre ». Sinon, à quoi bon de l’être, si chacun des bénéficiaires est condamné à rester prisonnier dans la caverne de l’allégorie platonicienne, expliquée, définie dans le Livre VII de la République? Sans qu’il ait la possibilité de contempler le « soleil de la désaliénation » qui donne accès de manière inclusive à un monde nouveau! Cette « Liberté » ne serait-elle pas tout bonnement une « hallucination »? Une « illusion » naïve?
Dans le roman de Jacques Stephen Alexis, Compère Général Soleil, le héros, Hilarion Hilarius, est mort avec le cœur léger et la conscience soulagée. Il eut le temps de sortir de la « caverne de Platon » pour admirer le soleil libérateur dans un ciel nébuleux et un firmament tourmenté. Maurice Lemoine, dans Sucre Noir, a fait vivre la même sensation à l’ouvrier Paco Torres, après que la balle mortelle a traversé sa poitrine en plein meeting. Le bracero est assassiné au milieu de l’assistance. Comme Malcolm X. Sa mort est recouverte du voile de l’espérance. Elle n’est donc pas vaine. Même si les retombées sont encore loin d’être satisfaisantes. Il ne faut pas perdre la foi, comme l’Apôtre Pierre [4] qui cessa de regarder en direction de son « Maître » et qui s’enfonça dans les eaux de l’océan. Marcher en toute confiance. Sans détourner les yeux des objectifs spécifiques du grand combat pour la «Libération » et pour la « Justice ». Voilà la préoccupation des nombreux partisans du chambardement total du vieil ordre mondial!
Aujourd’hui, chaque compatriote devrait prendre le temps de réfléchir à ce cri rageur de Jean-Jacques Dessalines : « Vivre libres ou mourir! » D’en trouver la signification exacte! « Vivre libres » impliquait les conditions que la société aurait dû remplir pour assurer le bonheur individuel et collectif : faire des femmes, des hommes, des enfants, bref, de nous tous, des citoyens qui jouissent totalement de nos droits politiques, qui s’acquittent de nos devoirs civiques envers la patrie…
La révolution française de 1789 a aboli, dans un premier temps, la monarchie en France. Il y a eu une transformation graduelle et radicale du mode de fonctionnement sociétal : nouveau type d’État codifié dans une nouvelle constitution. Aurions-nous besoin d’élaborer sur les événements sanglants qui ont bouleversé l’ordre sociopolitique de la France, suite à l’anéantissement du royaume? Ou en Russie, après l’annihilation du tsarisme qui entraîna froidement l’exécution des Romanov? Beaucoup de livres en font mention. De nombreux documentaires cinématographiques retracent la prise de la Bastille qui conduisit Louis XVI et Marie Antoinette à l’échafaud.
Dans quelle mesure la mort de Toussaint-Louverture, de Jean-Jacques Dessalines, de Boisrond-Tonnerre a-telle permis aux masses populaires haïtiennes de vivre dans une société de droit? Les descendants des esclaves africains ont-ils appréhendé le sens des sacrifices que leurs devanciers se sont imposés? En sont-ils arrivés eux-mêmes à matérialiser les idéaux de grandeur qui motorisaient la bravoure des Africains sur les champs de bataille de la Ravine-à-Couleuvres, de la Crête-à-Pierrot, de la Butte Charrier, de Breda, de Vigie, de Vertières…?
Certes, les esclaves voulaient la « Liberté » pour eux-mêmes et pour les générations subséquentes. Cependant, de l’esclavage pratiqué par les métropoles européennes, la République d’Haïti est passée à celui instauré par une petite clique de nantis composés de mulâtres antinationaux, de Syriens et de Libanais avares et voraces, qui n’ont aucune reconnaissance envers la population qui les a accueillis avec leurs baluchons de fugitifs pariatisés. Cette terre n’est-elle pas devenue la nouvelle patrie des Boulos, des Mevs, des Apaid, des Brandt, des Madsen, des Baker, des Bigio… ? Pourquoi ces gens-là, – comme dirait Jacques Brel –, traitent-t-ils avec dédain les indigènes qui leur ont permis d’avoir un pays, un passeport, un toit, une famille, et qui ont largement contribué à leur réussite socioéconomique?
Étymologiquement, le terme « révolution » vient du latin « revolvere » qui signifie « rouler en arrière [5]». La Toupie lui donne cette définition : « Sur le plan politique, une révolution est la suppression de manière brutale et parfois sanglante de l’ordre établi et du régime politique en place ainsi que son remplacement par une forme de gouvernement. Le propre de la révolution, par rapport à une révolte, une insurrection, une réforme ou un coup d’État est l’instauration de manière irréversible d’un ordre nouveau. Bien que souvent présente dans la révolution politique, la violence n’est pas nécessaire pour caractériser celle-ci. Ce qui importe est avant tout l’ampleur et la rapidité des changements. »
La mort prématurée de Jean-Jacques Dessalines dévia l’affluent de la victoire des Noirs et des mulâtres du fleuve d’une totale « révolution ».
Faudrait-il remettre en question le concept de « Révolution » attribué, – à tort ou à raison –, à la lutte des esclaves qui a abouti glorieusement, –comme vous le savez –, à l’abolition de l’esclavage institué par les colons européens à Hispaniola et à Saint-Domingue depuis 1492 ? Ce serait une interprétation nouvelle ou peu commune des faits rapportés dans les ouvrages des grands historiens qui ont analysé minutieusement cette époque, écrit abondamment sur cette épopée titanesque. Nous avons essayé d’appréhender « nous-même » le sens philosophique et spécifique d’un mouvement révolutionnaire, à proprement parler. Nous avons aussi tenté l’expérience de différencier les termes « révolte », « insurrection » de celui de « révolution ». C’est une façon de vérifier s’il y a effectivement des rapports synonymiques entre ces trois principaux substantifs. Pas seulement des relations de complémentarité! Saurait-on parler de l’échec d’une révolution? Dans le cas qui nous concerne, les mots « révolte » et «insurrection » ne devraient-ils pas être plutôt associés aux notions de «moyens» qui permettent à la « fin » de se justifier, laquelle serait elle-même le basculement complet, radical du vieil ordre existant? Et surtout de le remplacer par un meilleur? En politique, un « mouvement révolutionnaire » doit être considéré, interprété comme une série d’actions collectives, violentes ou non violentes, dans le but de faire une « révolution ».
Marie-Jean Hérault de Séchelles [6] a rédigé un rapport à propos du projet de la constitution de 1793 dans lequel il déclare : « Le jour où vous aurez fait la constitution sera celui d’une résurrection pour la France, d’une révolution pour l’Europe. Tous nos destins reposent dans ce monument; il est plus puissant que toutes les armées. » Pourtant, la prise de la Bastille date du 14 juillet 1789. En 1793, le député Hérault de Séchelles parlait encore d’une « révolution » à venir. N’est-ce pas la suite qui allait déterminer l’« axe idéologique » sur lequel il fallait installer le phénomène de l’abolition de la monarchie en France?
À notre humble avis, une révolte, une insurrection peut échouer. Mais pas une révolution. Car cette dernière se mesure à l’aune de résultats avantageux. Et non à celle de conséquences désastreuses. Seulement, on peut la détruire. Comme les États-Unis sont en train de le faire au Venezuela! Parler de la nécessité d’une deuxième « révolution » ne reviendrait-il pas à admettre inconsciemment qu’il n’y a pas vraiment eu une « première » ?
La mort prématurée de Jean-Jacques Dessalines dévia l’affluent de la victoire des Noirs et des mulâtres du fleuve d’une totale « révolution ». Le phénomène de la métamorphose systémique a été contrarié. Interrompu par ce meurtre crapuleux. L’élite avant-gardiste, progressiste, doit reprendre le processus de transformation perturbé, discontinué des rapports sociaux, là où il fut suspendu le 17 octobre 1806.
Notes et références
[1] Paroles du colonel Paulin au roi Henri Christophe d’Haïti qui voulait le dégrader : «Cette croix m’a été donnée par vous, mais quant à mes épaulettes, je les ai gagnées et conquises sur le champ de bataille : vous ne pouvez me les arracher! »
[2] Thomas Vampire, De coups d’État en dictatures, l’histoire convulsive d’Haïti, Le Figaro, 13 mai 2011.
[3] Paul Schrecker, Kant et la Révolution française, Les doctrines politiques modernes, 1947.
[4] Apôtre Pierre, personnage de la Sainte Bible.
[5] La Toupie.
[6] Marie-Jean Hérault de Séchelles, homme politique français, député guillotiné à Paris le 5 avril 1794.