Le malheur haïtien: comprendre la frénésie du départ de nos jeunes vers l’étranger !

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De jeunes haïtiens, détenteurs ou non de diplômes, arpentent avec foi et détermination, l’aire de l’aéroport Toussaint Louverture, munis de passeport, billets de banque et de voyage afin de se rendre au Chili (Photo Crédit : Le Nouvelliste)

Il y a quelques mois, un phénomène présent dans la société haïtienne, un objet politique bien  identifié, s’est développé avant l’arrivée de Jovenel Moïse au pouvoir ; mais qui prend de l’ampleur, à quelques six mois de son mandat. Des centaines de jeunes haïtiens, détenteurs ou non de diplômes, qui, lassés d’avoir attendu un électrochoc du président de la République et de son gouvernement, arpentent avec foi et détermination, l’aire de l’aéroport Toussaint Louverture, munis de passeport, billets de banque et de voyage, tentent de gagner d’abord, les rives du Chili où ils sont accueillis comme des pèlerins en terre sainte.

Mais l’engouement pour cette dernière destination succède d’abord au Brésil où vit une importante communauté haïtienne (40.000 en 2016 selon certaines sources)  dont les membres nourrissent l’espoir d’atteindre l’Eldorado tant convoité, jalousement gardé au fond des valises : les Etats-Unis. Ensuite, le sous-emploi que certains connaissent au Brésil, ajouté à la conjoncture économique moins flamboyante qu’elle ne l’est aujourd’hui, semble discréditer la destination brésilienne où certains migrants ont connu une expérience moins humanisante que déroutante. Plus de 7.000 migrants haïtiens en janvier 2017 sont restés bloqués aux frontières mexicaines après avoir traversé le Pérou, l’Equateur, la Colombie, le Panama, le Nicaragua, le Guatemala et le Mexique dans des conditions atroces associant le goût pour l’aventure écrite à l’encre de la souffrance physique, du vol et du viol, de l’emprisonnement et du châtiment, de la famine et couverts de vermines, aux loukoums états-uniens véhiculés par l’imaginaire du rêve américain. Aux termes de cette longue pérégrination à travers des forêts, cours d’eau, et des contacts avec des animaux sauvages, les migrants mal chanceux sont refoulés par les Etats-Unis d’Amérique. (Haïti Liberté, 7 juin 2017).

Le Brésil est désormais la destination moins risquée, plus accessible ; tandis que d’autres, selon les informations les plus récentes atteignent le Canada, après un emprisonnement en Basse-Californie mexicaine et un soutien des haïtiens aux-Etats Unis (Haïti Liberté, 9 août 2017). Autant de témoignages aussi poignants que tristes racontent l’épopée des jeunes haïtiens qui souhaitent à tous prix s’échapper de l’enfer d’Haïti. Le concept jeune mérite qu’on s’y intéresse, dans  les sentiments qui les habitent.

Autant de témoignages aussi poignants que tristes racontent l’épopée des jeunes haïtiens qui souhaitent à tous prix s’échapper de l’enfer d’Haïti. Le concept jeune mérite qu’on s’y intéresse, dans  les sentiments qui les habitent.

Le premier sentiment de la jeunesse, selon les témoignages de ces aventuriers, est le pessimisme sur leur avenir professionnel et l’avenir de la société haïtienne. En général, la jeunesse est toujours plus ambitieuse, plus exigeante que la société dans laquelle elle vit parce que les relations qu’elle prétend construire avec celle-ci dans son ensemble sont de nature transformatrice, alors que l’ordre social en général est conservateur. Pour preuve : en Haïti trois grandes époques contemporaines ont placé la jeunesse haïtienne au cœur des profondes transformations. Il y a eu la révolution contre la société blanche et oligarchique de Lescot, le départ de Jean-Claude Duvalier et l’adhésion des jeunes aux discours marxistes dès les années 40. Aujourd’hui, influencés par le modèle de l’accumulation des gains immédiats, la commercialisation du militantisme sur le marché politique, le faible attrait pour l’éthique de la conviction, les jeunes semblent avoir une relation distante avec le vote. Ils sont peu confiants envers les institutions au point que  le niveau de participation aux élections est de plus en plus faible.(30% aux élections de 2015 selon l’OEA). Mais ces jeunes, pressés de changer leurs conditions professionnelles, sont en général bénéficiaires d’un enseignement de mauvaise qualité. On peut poser par hypothèse que les élèves qui ont fréquenté les meilleurs établissements scolaires de la capitale ou des principales villes de provinces ne seraient pas si nombreux  à cette « grande réserve à bon marché » disponible pour les entrepreneurs au Brésil et en Amérique latine. Les inégalités sociales qui renseignent sur la qualité de l’enseignement expliquent  la jonction entre  les jeunes en fuite et leur avenir professionnel, cette hypothèse qui mérite examen ferait ressortir également les liens de causalité entre les jeunes en déshérence et la qualité de l’enseignement.

Le sentiment d’un système éducatif à plusieurs vitesses

Le modèle haïtien de l’éducation, marqué par de profondes inégalités ne fonctionne pas selon des résultats en cohérence avec le marché. Il tend à éliminer les élèves les plus faibles, les moins aptes à la réflexion intellectuelle. Il n’est pas construit sur la capacité  manuelle des élèves, perçus par la société haïtienne comme étant médiocres, parce qu’incapables de rédiger une composition littéraire. Le système trouve sa légitimité dans la reproduction  d’une illusion égalitaire, c’est-à-dire l’imposition d’un programme uniforme et unique, quelles que soient les origines sociales ; la faiblesse ou la hausse du capital symbolique, de l’élève, entraine le résultat d’une inégalité structurelle. Celle-ci se trouve renforcée par l’absence de passerelle entre l’insertion professionnelle, le choix des compétences linguistiques. Tant que Les familles ont le sentiment d’un système éducatif à plusieurs vitesses, qui réserve un enseignement de qualité à des catégories sociales élevées, le système éducatif sera perçu comme une barrière à l’intégration sociale. Certes « en termes de massification, il y a eu bien accès d’un plus grand nombre de jeunes aux différents niveaux de l’enseignement. Mais ces changements quantitatifs n’ont pas réduit les inégalités sociales de scolarisation. En termes d’égalisation des chances, de réduction des écarts de trajectoire, le constat est moins positif…le système est devenu moins brutalement sélectif, mais l’élimination progressive ou la relégation touche toujours les milieux populaires, les écarts entre les groupes sociaux se déplacèrent, mais se réduisent peu….les inégalités de trajectoires scolaires sont l’effet d’un ensemble de facteurs comme les inégalités sociales de réussite, d’acquisition et de progression qui résultent d’inégalités présentes entre les familles… » (Louis Auguste JOINT, Système éducatif et inégalités sociales en Haïti. Le cas des écoles catholiques, Paris :L’Harmattan, 2006,p.308)

Le mode d’organisation de l’école à tous les degrés et l’absence d’un contenu homogène achèvent le divorce entre les classes populaires et les élites dirigeantes ; ce qui alimente une déconnexion éclatante entre la politique et l’école, comme lieu de transmission des valeurs d’attachement au sol national et au patriotisme.

On ne peut, dans notre tentative de compréhension de ce mouvement des jeunes vers la terre étrangère, sous-estimer les effets des défis soulevés par l’adolescence dans la société haïtienne. Des témoignages et des interventions de la police nationale relient les comportements et les pratiques des jeunes, considérés comme déviants, à l’augmentation du nombre d’élèves ayant un  taux d’échec scolaire. Les derniers résultats du baccalauréat – le taux de réussite est de 25.58%-  illustrent les dégâts de la démocratisation de l’enseignement, sous les effets du relâchement des mécanismes étatiques de contrôle sur la création des établissements scolaires et le mercantilisme qui y préside. Le renvoi des élèves pour cause de retard de paiement instille l’idée que l’activité d’enseignement se résume à une entreprise lucrative, qui intègre dans son fonctionnement les règles de l’économie de marché. Les élèves de plus en plus nombreux, exclus du système scolaire, la faible place de l’enseignement professionnel dans le système scolaire alimentent les flux de jeunes saisis par la frénésie du départ. Mais c’est également le reflet d’une société inégalitaire où les chances d’épanouissement des jeunes dans la société haïtienne sont inexistantes, bloquées. Il faut se demander alors quels sont les mécanismes existants dans la société haïtienne qui seraient facilitateurs des jeunes ? Y a-t- il des mécanismes d’un modèle méritocratique dans la société haïtienne ?

L’intégration par le travail à la société haïtienne est bloquée, elle ne préoccupe aucune politique qui facilite l’insertion des jeunes dans le circuit économique. Les jeunes ont une vision très négative de la capacité des acteurs politiques à créer les conditions nécessaires à leur réussite économique en tant que créateurs d’activités et de porteurs de projets innovants. Ils ne sont pas encadrés par une politique d’accès aux crédits, même s’ils disposent d’un meilleur projet soutenu par le business plan le plus convaincant. Pourtant, les jeunes investisseurs qui réussissent à l’étranger constituent un irrésistible appel à l’immigration, notamment ceux qui sont pleins d’idées innovantes et prêts à convaincre de leurs talents.

Il  y a quelques années, l’université et l’armée étaient des institutions, après l’effondrement du régime duvaliériste qui filtrait les candidats soupçonnés de gauche par Duvalier, qui furent de nature à garantir une intégration par la méritocratie. L’échec de la démocratie parlementaire depuis 1986 qui ne s’est pas accompagné de la transformation matérielle des conditions de vie a débouché sur une impasse ; il a alimenté un sentiment de révolte des jeunes, le système est perçu comme un refus de leur faire confiance,  de leur permettre de se construire, de s’épanouir dans leur pays. Le sol haïtien devient désormais un enfer dont il faut s’éloigner le plus rapidement possible par la mobilisation des moyens expéditifs et des ressources aux coûts exorbitants.

C’est une échappée individuelle qui participe de la valorisation des expériences en quête de construction d’une voie royale singulière. Celle-ci  ne procède non pas par une intériorisation des notions transmises par la société de rester attaché à la terre haïtienne- d’ailleurs faiblement intériorisées comme nous l’avons rappelé tout à l’heure-, mais plutôt d’évoluer dans un univers transnational. L’évolution de la culture haïtienne prend alors une place moins importante  dans l’émergence de l’individualisation. La solidarité communautaire instinctive, matricielle, consubstantielle à la culture haïtienne se trouve désormais prise en défaut par les valeurs personnelles que chaque jeune partant porte en lui. Leurs valeurs ne sont plus celles de leurs ainés : rupture avec l’univers rural, refus de s’engager dans la relève, difficultés à se reproduire comme paysan et producteur agricole, attachement préférentiel à des valeurs occidentalisées, relâchement des liens avec des institutions sociales (l’école, l’église) et relâchement des liens avec l’autorité répressive et administrative. Il est vrai, les jeunes sont plus impliqués dans des activités partisanes que leurs ainés. Mais ils conçoivent l’implication politique protestataire sur un plan utilitariste et rationnel. Militer, voter, s’impliquer dans des activités politiques obéissent à des motivations économiques immédiates.

En outre, les jeunes  sont également méfiants des institutions représentatives : le taux d’abstention aux dernières élections le montre, 78%. Ils ne sont pas pris par la peur, mais par une appropriation de leurs conditions d’impasse pour se frayer une voie certaine de leur épanouissement. A priori, on peut considérer que le désenchantement entrainé par l’absence de  politiques publiques en faveur de la jeunesse devrait sortir Jovenel Moïse de sa torpeur et de ses politiques d’expérimentation hasardeuse. Le dynamisme de ces jeunes est une source d’inspiration des politiques publiques visant à engager une réforme fondamentale de l’enseignement adossée à un plan d’investissement massif dans l’éducation, de repenser le rôle de l’école, de concevoir des politiques publiques d’orientation des trajectoires et des parcours, d’envisager une réforme de l’enseignement supérieur en cohérence avec les spécificités des ressources et des attentes endogènes d’Haïti ; mais sans faire l’impasse sur l’exigence d’inscrire le jeune dans la mondialisation comme acteur gagnant-gagnant. L’orientation de l’université doit prendre en compte les masses populaires, issues aujourd’hui d’un enseignement au rabais et les préparer à des formations plus professionnalisantes et plus utiles aux besoins locaux et fermer des filières qui n’offrent aucun débouché réel dans les sciences humaines. Il serait erroné d’ouvrir ces chantiers si un programme parallèle d’alphabétisation de tous les haïtiens n’est pas engagé, parce que c’est de la réussite de  l’alphabétisation que résulterait un changement de perception, de regard que la société porte sur l’école et sur la jeunesse.

Jacques NESI

 

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