Le 1er novembre, jour de La Toussaint, l’Église catholique romaine honore tous ses saints, martyrs ou non. Cet anniversaire donne lieu à une célébration religieuse assortie d’un jour de congé national. Pourtant, il échappe à la mémoire des dirigeants haïtiens, de la société haïtienne que le 1er novembre ramène le douloureux anniversaire du lâche assassinat de notre grand Charlemagne Péralte par l’occupant américain. Ce 1er novembre devrait être un jour de deuil national, de commémoration du courage d’un compatriote et patriote qui fait honneur à la nation pour avoir résisté à l’envahisseur yankee et tenté, à travers une guerre de guérilla, de laver l’outrage fait au pays par l’occupation américaine.
Alors que l’héritage dessalinien venait d’être souillé par la brutale intrusion militaire de l’Oncle Sam dans nos affaires, alors que les différentes couches de la nation restaient stupéfaites et désarmées, alors que les « grandes familles » du pays applaudissaient à l’occupation, alors que le clergé, force morale du pays, gardait le silence, il s’était trouvé un seul homme qui eut le courage, l’intrépidité, la force d’âme, la hardie volonté de se mesurer à l’occupant, de le combattre et de le chasser de cette terre souveraine léguée par Dessalines et les valeureux va-nu-pieds victorieux à Vertières.
Sauf de rarissimes exceptions, les membres de notre société civile, de «nos élites», de notre faune politicienne, de notre clergé supposé national, de notre intelligentsia, de notre jeunesse universitaire, de nos associations syndicales, des partis politiques, des organisations traitant des droits humains ont porté peu ou pas d’intérêt à garder vivante la mémoire de Charlemagne Péralte tombé au champ d’honneur, au champ de la résistance à l’envahisseur malgré un rapport de forces matérielles militaires nettement à l’avantage de l’occupant.
Les noms de Dessalines et de Péralte devraient être les premiers mots à enseigner aux enfants haïtiens avant même qu’ils ne commencent à apprendre à lire et à écrire, car le premier nous a légué une terre souveraine, libre, le second a voulu défendre cette souveraineté et cette liberté foulées au pied par une force impériale avide de conquête, d’expansion territoriale, de domination, d’exploitation, de viol de l’histoire et de la culture des peuples conquis, occupés et asservis. Le nom de Charlemagne Péralte devrait être objet d’hommage permanent à un révolutionnaire, un chef guérillero doté d’un haut sens patriotique et nationaliste, héritier intégral et capital de la bravoure, de la force d’âme et de l’idéal dessaliniens.
Charlemagne Péralte est né le 10 octobre 1885 dans la ville de Hinche au sein d’une famille aisée. Le voici, durant ses jeunes années, tel que nous le présente Roger Dorsinville : «Nous avons la trace du jeune Péralte à l’école primaire de sa ville, à un institut secondaire, à la capitale, où il semble n’être pas allé au-delà de la quatrième. Mais, à Hinche, on l’aura compris, être arrivé en quatrième à l’Institution St-Louis de Gonzague, pépinière d’intellectuels et d’hommes d’affaires de l’élite urbaine, était une auréole, et c’est un jeune, prédestiné à une haute aventure locale qui aurait repris le chemin de la maison natale à la mort de son père. Son adolescence est typique de la bourgeoisie rurale. Gérant collectif de biens de famille, doté en surplus de terres spécifiquement acquises en son nom par sa mère, c’est un jeune citadin élégant ayant l’?il sur les filles, vif à les consommer, ses dimanches adonnés aux loisirs des combats de coq au milieu de la paysannerie et d’autres citadins dont c’est le passe-temps préféré. Son passage par l’école religieuse ne l’aura pas plus éloigné que les autres Haïtiens de sa classe des croyances mystiques du Vaudou dans lesquelles baigne la culture afro-haïtienne. A l’approche de l’âge adulte on le retrouve juge de paix …»
Sa témérité et son farouche nationalisme sont mal vus par le pouvoir haïtien qui a capitulé.
1914-1915. Coups d’État suivis de répression créent une situation de troubles graves. Le pays est menacé d’anarchie, d’autant que le 28 juillet 1915, le Président Vilbrun Sam est arraché de la Légation de France, accusé, à tort ou à raison, d’avoir ordonné l’exécution de jeunes opposants emprisonnés au Pénitencier National, puis lynché par une foule chauffée à blanc. L’administration américaine qui veillait au grain s’inquiète d’une possible intervention, inopportune à ses yeux, des Allemands, influents en Haïti. Les «Boches» pourraient être d’indésirables concurrents ou adversaires dans le cadre de sécurisation de la route du Canal de Panama (ouvert en 1914) et de l’usage stratégique du Passage du Vent. Ce dernier est la route maritime la plus directe entre le canal de Panama et la façade atlantique des États-Unis. Le soir du 28 juillet 1915, «les Blancs débarquent».
Une compagnie de quelque 160 Marines débarque à Port-au-Prince depuis le navire USS Washington, occupe les points clés du pays sans coup férir, sans guère d’incidents, sauf la riposte solitaire, héroïque, de résistance du soldat Pierre Sully. Toutefois, le jeune Charlemagne Péralte, commandant militaire de Léogane, refuse de déposer les armes sans combattre, ou en tout cas sans ordre officiel des autorités haïtiennes légitimes dont il est le représentant, forçant ainsi un détachement de «marines» à camper sous la tente à quelque deux cents mètres de la caserne, sur la place d’armes.
Sa témérité et son farouche nationalisme sont mal vus par le pouvoir haïtien qui a capitulé. Péralte démissionne avant même de se laisser limoger de ses fonctions. Il gagne sa ville natale de Hinche où il va s’atteler à former la résistance contre l’occupant, contre l’ennemi.
Dans la nuit du 11 octobre 1917, sous prétexte que Charlemagne et Saul Péralte avaient attaqué leur quartier général local, les marines firent incendier la maison de Charlemagne, par un groupe de gendarmes. La résidence de Saul fut pillée et les deux frères furent arrêtés. Après une cour martiale sommaire, Saul fut exécuté et Charlemagne fut condamné à cinq ans de travaux forcés. À ce moment-là, les travaux forcés étaient devenus monnaie courante en Haïti, où les États-Unis les avaient introduits comme la principale source de main-d’œuvre pour la construction de routes et d’autres travaux d’utilité publique.
Péralte a alors passé près d’un an attelé à des tâches subalternes, humiliantes, le crâne rasé, portant des habits de prisonnier, dans la ville de Cap-Haïtien où vivaient de nombreux membres de sa famille, avant qu’un ami l’aide à s’évader en lui offrant un refuge. Il prend le maquis, déterminé, avec l’aide d’une population exécrée par la barbarie de l’occupant, à organiser la résistance et guerroyer contre l’envahisseur jusqu’à libérer son pays. Dans une lettre au ” Ministre français résidant en Haïti”, il écrit: « Nous sommes disposés à tous les sacrifices pour libérer le territoire haïtien et faire respecter les principes affirmés par le Président Wilson lui-même concernant les droits et la souveraineté des petits peuples.»
De la plume même de l’envahisseur nous avons une description plutôt objective sinon flatteuse, voudrait-on dire, de la dynamique de la guérilla de Péralte, sauf que le qualificatif de « bandits de circonstance» ne nous plaît guère:
«Dans l’intention avouée de jeter «les envahisseurs à la mer et de libérer Haïti,»: [Charlemagne Péralte] réussit à se faire des partisans parmi ceux qui avaient donné l’assaut à la ville de Hinche et, dans un court laps de temps, acquit la renommée de leader de bandits le plus habile opérant contre les «marines» et la Gendarmerie. L’animosité contre la corvée grossit ses rangs de plusieurs éléments et bientôt le recrutement forcé vint porter ses forces à cinq mille hommes de troupe environ, avec, en outre, selon une estimation précise, une force de quinze mille hommes qu’on pouvait s’attendre à voir appuyer l’action de Charlemagne pour une courte durée, quand les hostilités auraient pour théâtre le voisinage de leurs demeures. Ces bandits de circonstance et leurs femmes qui, comme marchandes publiques, circulaient partout, formaient l’organisation du Service Secret de Charlemagne, un Service très efficace. Charlemagne montra un talent comme organisateur et constitua un gouvernement avec lui-même comme Chef et ses lieutenants les plus en vue comme ministres. Benoît Batraville était le principal assistant de Charlemagne. Il commandait les cacos dans le secteur central tandis que Charlemagne opérait dans le Nord. Leurs forces étaient dispersées.» (HDGH, 1953:48)
Les guérilleros, les Cacos, sous le commandement de Péralte mènent une guerre de harcèlement des forces d’occupation américaines, n’ayant comme armements que de vieux fusils et des machettes. Harcèlement posant un problème tel que les effectifs des Marines sont augmentés, et que les Etats-Unis en viennent à utiliser leur aviation pour contrôler le territoire et mater la guérilla. Après deux ans de combats, fort du soutien de la population, largement paysanne, Charlemagne Péralte va jusqu’à proclamer un gouvernement provisoire dans le Nord d’Haïti, en 1919.
Cependant, dans la nuit du 31 Octobre au matin du 1er novembre 1919, le sous-lieutenant Hanneken des US Marines, guidé par Jean-Baptiste Conzé, un des proches de Charlemagne Péralte, infiltre le campement des Cacos, près du village de Grand-Rivière du Nord. Grimés, le visage noirci au charbon, les soldats américains passent plusieurs points de contrôle, avec l’aide du traître Conzé. Parvenu à environ une quinzaine de mètres de Charlemagne Péralte, Hanneken dégaine son arme de poing et l’abat d’une balle dans le cœur. Une brève escarmouche s’ensuit. Les Cacos survivants se dispersent dans la nuit.
Le corps de Péralte fut attaché sur une porte et exposé pour être bien vu par la population. Conscientes de l’impact de la mort de Péralte sur l’esprit de résistance des Haïtiens, les forces d’occupation reproduisirent à des milliers d’exemplaires, pour être distribuée dans le pays, la photo de Charlemagne Péralte.
Un hommage fut rendu à Charlemagne Péralte dès la fin de l’occupation américaine. Ses restes furent exhumés, puis inhumés dans un caveau du cimetière du Cap Haïtien, dont je peux attester l’existence, juste à côté de celui de notre grand-père paternel. C’était lors d’un voyage au Cap-Haïtien au début des années 80.
En 1995, au retour du président Aristide de son exil de trois ans à Washington, des pièces de monnaie furent frappées à l’effigie du héros national, comme un pied-de-nez à l’influence pesante, détestée et honnie de Washington dans les affaires intérieures d’Haïti.
L’impérialisme s’est servi de tous les procédés et armes possibles et imaginables, directs ou indirects, pour se débarrasser de révolutionnaires, d’hommes ou de femmes progressistes qui se sont dressés contre lui, sur son chemin d’occupation, de domination des peuples. Dans la panoplie de ces armes figurent les services de traîtres achetés, stipendiés, tel un Blaise Compaoré au Burkina Fasso recruté par les services secrets de la Françafrique.
La mémoire collective haïtienne se souviendra toujours de Jean-Baptite Conzé dont le nom est devenu synonyme de traître. Elle se souviendra surtout de Charlemagne Péralte : un patriote, un révolutionnaire, un héros, un martyr. Il revient à tous les Haïtiens conscients du symbolisme rattaché à l’image de Péralte de garder vivante la flamme qui l’anima pour débarrasser Haïti de l’occupant. En ces temps de MINIJUSTH, que le courage et le patriotisme de Péralte soient un guide et un exemple pour la nation haïtienne, sa jeunesse en particulier. Charlemagne Péralte vivra à jamais dans le cœur de tout Haïtien « authentique, réel, sans fard», trois qualificatifs, sobres et sans pompe, empruntés à une chanson du Jazz des Jeunes.
Le 31 octobre 2017