« Haiti Top 10 » Elaborateurs Musicaux Numéro 9: Un carré de chefs d’orchestres impeccables

Ex-aequo, Edner Guignard, René St. Aude, Hulrick Pierre Louis et Ipharès Blain

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Edner Guignard
(Port-au-Prince, 1934)

 « L’ultime spécialiste des claviers »

Autrefois, lorsqu’on évoquait l’excellence dans la musique haïtienne, on faisait toujours référence à Edner Guignard. Sans doute le claviériste le plus caractéristique du terroir, Edy demeure un innovateur de la musique de climat avec un style tout à fait personnel, fait d’harmonies inventives et de tropicalité, ponctuées de solos éblouissants. Ses monologues sont imprégnés de cette touche proéminente digne d’un illustre innovateur de la méringue contemporaine. En plus d’envolées stylistiques et d’ellipses rompues de polyrythmie, son père, le célèbre François, lui légua son savoir-faire, lui permettant de perpétuer ce genre pianistique ultra-syncopé et tonitruant qui fit sortir les claviéristes de leur coin solitaire pour partager la vedette avec les “souffleurs”. Compositeur, arrangeur et chef d’orchestre, son parcours fut sans encombre dès son initiation à l’âge de seize ans au sein de l’orchestre des Casernes Dessalines du général Paul Magloire; sous la direction du musicien grandiloquent et trompettiste Charles Paul Ménard.

edner-guiyardSuivi d’une brève collaboration avec l’ «Orchestre Citadelle», d’un maestro nommé Nemours J. Baptiste son ami d’enfance et, d’une expérience exploratrice avec «Starlette» de Herby Widmaier, s’acquittant de sonorités séduisantes et de vibrations inédites. Pour ensuite se lancer dans des chevauchées enrichissantes avec l’«Orchestre Riviera» des co- maestros Michel Desgrottes et de Guy Durosier son pote d’adolescence, compagnon de musique dont il réfuta le sens du fantastique. Et aussi son condisciple de bac au Lycée Toussaint; qu’il accompagna dans une grande tournée en Amérique du Sud. Fort de son statut de chef d’orchestre et d’instrumentiste confirmé, il forma son propre groupe en 1957, dans le cadre de l’hôtel El Rancho.

A cette étape, il s’imposa comme le grand régénérateur de la méringue. L’ultime virtuose qui fit danser les visiteurs épatés par ses prouesses de styliste authentique. Cependant, le succès qu’il a produit dans l’interprétation du morceau “Machann chabon” de G. Durosier “…Tout lasent jounen l ap ranni… kenbe dyòl li…”, le mit dans le collimateur des sbires d’un régime lequel bousculé par les opposants, s’est mis à la recherche de boucs émissaires. Dans ce climat hostile, il eut maille à pâtir avec le macoute Luckner Cambronne qui le fit expulser ainsi que son groupe de l’hôtel El Rancho. Entre temps, la montée des tensions, les crises d’hystérie de “papa doc” s’intensifièrent, jusqu’à la fermeture des hôtels: “etranje pa mele…”. Et les visiteurs qui se vident; débouchant sur l’évaporation des industries touristique et hôtelière.

Privé d’auditoire, Edner se retrouva à l’étranger où il apprit que les macoutes ne souhaitaient pas son retour au pays. Pourtant, après des démarches en haut lieu, il put regagner ses pénates. A cette étape, il s’installa à la tête du groupe «Riverside» que venait de lui céder son frère ainé “Féfé”, alors en passe de muter à l’étranger .Mais les tensions politiques et les intimidations continuent à dégénérer le climat ambiant. Et c’est dans une atmosphère faite de suspicion que Edner laissa le pays le 23 décembre 1963 à 10 hrs du matin. Depuis, il s’est retrouvé sur les autoroutes du monde, tout en s’installant à demeure aux Bahamas, repère des grands “entertainers” et paradis des touristes où sa carrière prit un tournant considérable. Il fut déclaré citoyen honorifique de cette île, qu’il a représentée en Europe et d’autres festivals internationaux qui le lui ont bien rendu en l’élevant au panthéon des grands.

Revalorisateur infaillible des paramètres natifs, il a dit: “la culture peut progresser, mais ne peut être modifiée”.(1) Son style libre et swingant, ses paramètres, modèles harmoniquement haïtiens parés d’ornementation universelle, ses mélodies pompeuses et ses accords pimentés font jaillir des torrents de notes magiques à travers des décors variés. Ce style singulièrement varié, que se soit en allegro ou en pianissimo, reflète sa grande culture pianistique. Ces patrons qu’il a su propager avec doigté se retrouvent aussi chez Andrey Hill, ce grand maître états-unien qui se délecta des apports chaloupés. Edner Guignard a toujours porté en lui, que ce soit en Haïti, aux Antilles françaises, aux Bahamas, au Canada et dans d’autres parties du monde, l’énorme capacité d’une légende en pleine possession de son art. Encore debout au début du 21e sc, faisant la navette entre New-York et Montréal; (malgré des morceaux du ‘’System Band’’ et de R. Cajuste chantant son repos). Il s’est toujours impliqué à propager avec maestria et luminosité la vraie couleur pianistique d’une tradition indécrottable.

Notes

1-Extrait d’un entretien avec l’auteur.

Je serai toujours reconnaissant au superbe maestro de m’avoir été très utile lors de la rédaction de mon ouvrage’’ Tambours Frappés…’’, en partageant tout sans retenue. Pour avoir constitué ce précieux conservatoire oral, indispensable à tout ouvrage musical. Tout en me conseillant de rester vertical et, de ne pas me faire piéger par les politiques. Car disait-il, ce qui est arrivé à Guy (Durosier), nous montre ‘’que l’artiste aussi à un devoir de principes…’’

***

Charles René Saint-Aude
(Saint Michel de l’Attalaye, 1909 – New-York, 1995)

‘’Le stratège de la belle époque’’

C’est le premier nom qui vient à l’esprit, lorsqu’on mentionne le long et spectaculaire règne de «L’immortel Jazz de Jeunes». Il y eut, bien sûr, Antal O. Mural et Gérard Dupervil. Murat, grand innovateur, compositeur, arrangeur et théoricien a changé la structure musicale de ce grand orchestre, et à un certain degré, la musique de danse contemporaine haïtienne. Gérard y fut la grande idole, la vedette des années lumières du «Jazz des Jeunes». Néanmoins, René Saint-Aude est resté jusqu’à la fin, le ciment, le catalyseur, la force disciplinaire, le maestro caractéristique qui a propulsé et maintenu ce groupe à l’avant scène nationale et internationale durant trente années. Grand as au phrasé bariolé, fait d’élaborations sobres mais pertinentes. Son souffle puissant de saxophoniste et de soliste, son jeu marqué par le prolongement des tutti et un tempo très lyrique, sa poigne d’acier dans un gant de velours, ont amplement suffi pour diriger le groupe musical haïtien le plus célèbre de tous les temps.

st-audeIl avait à peine deux ans lorsque ses parents élirent domicile aux Gonaïves,où il fit toutes ses études classiques . Sous la direction d’Ostra Bernier, il s’initia au solfège en s’attelant au sax aussi bien qu’à la flûte. En 1935, il fit son entrée dans la fanfare de l’armée des Gonaïves et, huit années plus tard, déja demeurant à Port-au-Prince, il fit irruption au sein du «Quinteto des Jeunes» des frères Ferdinand et René Dor; lequel devint après, le «Conjunto des Jeunes» après qu’il y fut admis. En 1943, après avoir joué pour la Fanfare Nationale dont il faisait partie (Une obligation qui l’obligea à solliciter souvent les services du maestro en herbe Raoul Guillaume pour venir suppléer à son absence), le groupe fut renommé «Jazz des Jeunes», sous la direction de René Saint-Aude.

Mû par une nouvelle vision et une approche moderne, il fit tour à tour appel à une équipe de super musiciens, dont Félix Guignard, Avin Valdermar, et le très sophistiqué Antalcidas. Sous son leadership, ce groupe fut transformé en une véritable force musicale, devenant le symbole des multiples rythmes du terroir. Avec Antal et Gérard, ils constituèrent la trinité d’un groupe mythique. Fort de ses efforts et de ses initiatives, l’ensemble devint une sommité musicale dans les Amériques, et tour à tour, reçut les appellations de: «Super Jazz des Jeunes» et de l’ «Immortel Jazz des Jeunes», subséquemment à des succès recueillis aussi bien à l’intérieur du pays qu’en terres étrangères. C’est ainsi que l’orchestre fut auréolé par l’Etat au statut de patrimoine national, nanti des gloires remportées à : Porto-Rico, Panama, Cuba, Colombie, France, Etats Unis, à Howard University, au festival Pan Americain à New York, au festival Caraïbéen où le groupe remporta le 1er prix avec le morceau:’’Les cerisiers en fleurs’’.

Entre temps, la renommée du groupe allait en croissant et chaque représentation attirait une foule en délire. Notamment, dans son fief du “Théâtre de Verdure où « Des Jeunes » se produisait chaque jeudi et dimanche en compagnie de la Troupe Nationale. Avec laquelle, l’orchestre forma depuis la “belle époque” de la commémoration du Bicentenaire de Port-au- Prince, un partenariat vérace, parcourant et envoutant ensemble le monde, pour la promotion du riche réservoir des rythmes indigènes. Avec des programmes réguliers, en direct des ondes de «Radio Haïti» qui étaient des moments de privilèges pour les familles haïtiennes. Après trois décades de domination, et une polémique fielleuse et personnelle qui l’a opposé à Nemours qui fut catalogué de ‘’Timoun fwonte’’ et lui de ‘’Vye granmoun’’; René Saint-Aude et le «Jazz des Jeunes» émigrèrent à Brooklyn, New York en 1972.

Toujours animé de la même ferveur, Saint-Aude continua à trôner à la tête du groupe, malgré une santé devenue précaire, resta fidèle à sa mission: faire de la musique et satisfaire les fans. A New York, dans une communauté haïtienne encore embryonnaire, Saint-Aude et le «Jazz Des Jeunes» entamèrent un second parcours pour le plaisir de leurs compatriotes immigrés et exilés. Souffrant de diabète et d’hypertension, il a fallu l’interdiction formelle de son médecin pour qu’il arrêtât de jouer. Sa fille aînée, Marie Renée Saint-Aude, confia: ‘’J’ai l’impression que le seul et vrai amour de mon père a toujours été la musique. Nous, ses enfants, et même ma mère, sa femme, avons toujours été secondaires dans sa vie.’’1 .Pour rester dans l’ambiance de la musique, il fonda le disquaire ‘’Saint-Aude Records’’ à Brooklyn, tout en assurant la fonction de producteur et d’agent du groupe qu’il continua de superviser.

Même après sa retraite quand la torche fut remise à Avin Valdemar et Willy “groswilly” Frédérique. Deux anciens qui continuèrent durant les années 1980 et 90 à maintenir au chaud une épopée qui mérita d’être cultivée, il était encore là en conseiller écouté. En 1993 lorsque l’ « Immortel Jazz des Jeunes » prit part au premier festival ethnique de New-York, lequel coïncida avec le cinquantième anniversaire du groupe; Tom Pareles le critique d’art du New York Times, fut fortement impressionné par ce style qu’il qualifia de rareté (rarity), du fait de sa marque distinctive. Lorsqu’il rendit l’âme au Kings Brook Jewish Hospital de New York, s’éteignait l’une des plus imposantes figures de la musique haïtienne. Celui qui peut se prévaloir d’avoir tiré les rythmes autochtones de leur léthargie en leur injectant du style, de la sophistication et de la brillance ; suite à la domination des paramètres d’outre-mer. Mais aussi d’avoir élevé le «Jazz des Jeunes» au niveau de patrimoine national. Avec la collaboration de son complémentaire Antal Murat, il rappellera toujours l’époque la plus féconde de la musique haïtienne.

1-Propos recueillis par l’auteur.

…A suivre

 

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