La route continue sur une trentaine de kilomètres et passe à la hauteur de Brito où devrait débuter le fameux canal, rival du Panama, devant lui aussi relier le Pacifique à la mer des Caraïbes via le lac Nicaragua – le plus grand d’Amérique centrale – sur près de 300 kilomètres, d’une largeur de 30 mètres, pour un coût estimé de 50 milliards de dollars, imaginé par le gouvernement de Daniel Ortega, approuvé par le parlement en 2014 sans presqu’aucun débat – malgré de fortes protestations de propriétaires terriens et de groupes écologiques – et financé par Wang Jing, un magnat des télécommunications chinoises. Comme il a perdu 85% de sa fortune dans le crash de la bourse chinoise en 2015-16, rien n’a avancé depuis 2014. Le représentant officiel pour ce projet est Laureano Ortega le fils de 27 ans du président nicaraguayen, surtout connu pour être ténor de concert.
Nous arrivons à la capitale. Managua est très étendue, sans grands immeubles et sans véritable centre à part la place de la révolution avec la Casa de los Pueblos, le Palacio Cultural où siégeait le Congrès quand un commando sandiniste l’a occupée en 1978, et la cathédrale Santiago, envoyée par morceaux de Belgique en 1920 et encore aujourd’hui condamnée car endommagée par le tremblement de terre de 1972. C’est le seul événement qui a mis le Nicaragua sur les écrans de télévision étatsuniens – mais seulement pour une heure – au cours des dix années avant le renversement du dictateur Anastasio Somoza par les Sandinistes in 1979. Et de 1960 à 1978, le New York Times n’a eu que trois éditoriaux sur le Nicaragua “Ce n’est pas que rien ne se passait là-bas, c’est que rien de ce qui se passait était remarquable. Le Nicaragua n’était d’aucune importance, tant que le régime tyrannique de Somoza n’était pas contesté”, raconte Chomsky. [Teaching Nicaragua a Lesson, Noam Chomsky]
Depuis la victoire des Sandinistes contre la dictature pro-étatsunienne de Somoza on ne compte plus les attaques. Encore aujourd’hui, les Etats-Unis ne manquent pas une occasion d’admonester Ortega, notamment pour son amitié avec les pays de l’ALBA, qui comprennent entre autres Cuba et le Vénézuela, même si concrètement le Nicaragua n’en retire plus grand-chose.
Les Etats-Unis ont voulu punir le Nicaragua pour avoir donné le mauvais exemple. En 1981, “un membre du département d’Etat s’est vanté qu’ils allaient ‘transformer le Nicaragua en Albanie d’Amérique centrale’, c’est-à-dire pauvre, isolé et politiquement radical – afin que le rêve sandiniste de créer un nouveau et plus exemplaire modèle politique pour l’Amérique latine soit en ruine.
Et George Shultz, secrétaire d’Etat dans les années 1980, avait qualifié les sandinistes d’un «cancer, sur notre territoire même», qui doit être détruit. À l’autre extrémité du champs politique, le leader libéral du Sénat, Alan Cranston, avait déclaré que « s’il s’avérait impossible de détruire les sandinistes, ‘nous devrions simplement les laisser macérer dans leurs propre jus’ ».
Alors qu’ils avaient généreusement aidé la dictature de Somoza lors du tremblement de terre de 1972, lors du désastre pourtant pire de l’ouragan Joan en 1988 les Etats-Unis n’ont rien envoyé, puisque les Sandinistes étaient alors au pouvoir, et ont fait pression sur leurs alliés de faire pareil.
Mais même sous les gouvernements conservateurs de l’entre-sandinisme, la dite aide étatsunienne était une misère ne s’élevant qu’à 38 millions de dollars par an. En 2002, alors que l’aide économique à Israël, un pays bien à l’aise, s’élevait à 540 dollars per capita, le Nicaragua, un des pays les plus pauvres au monde, avec une population équivalente ne recevait en moyenne que… 7 dollars.
Cette animosité continue à ce jour, depuis qu’Ortega a repris le pouvoir après 17 ans de gouvernements conservateurs (1990 à 2007). Lors des dernières élections présidentielles de 2016, le fameux National Endowment for Democracy (NED) a donné un million de dollars aux opposants. Et l’ambassadeur et d’autres hauts officiels des Etats-Unis avaient menacé des “conséquences fâcheuses” si le peuple votait pour Ortega. Pendant la campagne électorale le pays avait même reçu la visite d’Oliver North, le triste sire qui avait détourné en faveur des Contras des fonds de la vente illégale d’armes à l’Iran en 1985-87 dans le fameux scandale Iran-Contra. Maintenant il essayait de promouvoir ses anciens amis toujours contre le même Ortega.
Les divers quartiers de Managua sont modestes, le temps semble s’être arrêté. Comme le dit Mónica Baltodano, “Les politiques fiscales et économiques d’Ortega sont, en fait, la continuation de celles des gouvernements précédents, malgré sa rhétorique anti-impérialiste et ses dénonciations du néolibéralisme”. La même différence entre les paroles et les faits. [Et Tu Daniel? The Sandinista Revolution Betrayed, By Roger Burbach, March 2009]
Son prédecesseur et adversaire, Enrique José Bolaños Geyer, homme d’affaires et gros producteur de cotton, avait évidemment travaillé en strict accord avec le FMI et la Banque mondiale. Arrivé en 2007 Ortega qui commence par signer des accords avec le conservateur iranien Mahmoud Ahmadinejad lequel avait fait une tournée de l’Amérique latine en pied de nez aux Etats-Unis – l’ennemi de mon ennemi est mon ami, hmmm. Ortega annonçait vouloir développer une “politique étrangère souveraine”. Un officiel précisant: “Nous n’acceptons pas l’impérialisme des États-Unis pour dire qui est bon et qui est mauvais”.
Quand, affolé, l’ambassadeur étatsunien Paul Trivelli leur a rappelé que Citibank et deux autres institutions financières étatsuniennes avaient des intérêts majoritaires dans les trois principales banques nicaraguayennes, le nouveau président de la banque centrale du Nicaragua l’a rassuré: “Les accords économiques récents avec l’Iran ne reflétaient pas la politique étrangère sandiniste, mais représentaient plutôt ‘une reconnaissance que le Nicaragua dépendait de la générosité’ de la République islamique pour le pétrole’”!
Le nouveau ministre des Finances aussi a voulu caresser le poil de l’ambassadeur étatsunien dans le bon sens, annonçant que l’objectif primordial de l’administration Ortega est de réduire la pauvreté, mais “qu’ils seraient prêts à travailler avec le FMI et la Banque mondiale” – une antinomie.
Chomsky estime que les pays d’Amérique centrale “sont beaucoup plus faibles que les États sud-américains, et le contrôle des Etats-Unis a beaucoup plus facile à s’imposer ”.
Plus de trois cents petites entreprises d’État ont été privatisées entre 1990 et 1995, sous les gouvernements conservateurs, mais il a été plus difficile de faire pareil avec les grands services publics – électricité, eau, communications.
On voit le résultat dans les rues dilapidées et semi-désertes de la capitale. Quelques chiffres pêle-mêle: chômage et sous-emploi à 45% avec plus de 50% de la population active employée dans l’économie parallèle. Réduction de 40% des salaires (comme dans la Grèce sous FMI). Réduction des services publics, notamment la santé, l’éducation et tout ce qui touche le social. Privatisation – les prix de l’eau et de l’électricité ont été multipliés par cinq depuis la chute des Sandinistes en 1990…
Plus de 60% de la population survivent avec moins de deux dollars par jour. Les envois de fonds des Nicaraguayens émigrés aux Etats-Unis (350.000) et au Costa Rica (un million) sont la principale source de devises du pays… Ainsi que la drogue. Parlant de ce traffic, l’évêque catholique de la côte atlantique, Pablo Schmidt, a déclaré: “Si vous leur enlevez cela, comment vont-ils vivre?”
Jose Marin raconte son histoire. Il possédait un petit terrain dans la région de caféière de San Juan del Rio Coco, mais il a dû le vendre pour rembourser ses dettes. Maintenant, il vit avec sa famille de sept enfants dans une cabane louée. Il travaille comme gardien de sécurité gagnant 90 dollars par mois, et il devrait se considérer comme chanceux. Sous l’ancien gouvernement sandiniste, Jose Marin aurait pu renégocier sa dette avec la Banque nationale de développement de l’État, garder ses terres et continuer à produire.
Nous revenons d’une boucle dans le nord-ouest du pays. A León, pas plus qu’ailleurs, on n’a trouvé de trace de la lutte pour la liberté, l’égalité, la justice sociale. Pourtant la ville était un important emblême de la révolution, et le lieu où le légendaire Carlos Fonseca et Tomas Borge – co-fondateurs du Front sandiniste – ont étudié. Justement, après avoir croisé la cavalcade de la veuve de Tomas Borge, nous nous sommes recueillis sur le tombeau de Edgard Munguía Álvarez, commandante guerillero tombé en 1976.
Edgard était représentant du Frente Estudiantil Revolucionario, et du Nicaragua au Congrès International de la Jeunesse Socialiste à New York. Il avait aussi voyagé avec la Dirección Nacional du FSLN au Chili, à Cuba et en Tchécoslovaquie quand celui-ci récoltait du soutien contre la dictature. Il avait participé à la stratégie de la lutte de guerilla, il faisait aussi du théâtre et avait dit, “Les véritables héros ne sont pas ceux qui espèrent vivre de la révolution. Les véritables héros sont ceux qui ont donné leur vie pour la liberté et la révolution”.
Esteli, fortement bombardée par la force aérienne de la garde nationale du dictateur Somoza qui a fait quelque 15.000 victimes dans la période 1978-79, notamment des jeunes accusés d’être des guerilleros. Bien que reconstruite, certaines maisons ont encore des traces de balles. Selva Negra, une exploitation de café fondée à la fin du 19ème siècle par des immigrés allemands. Elle emploie une centaine de travailleurs, ainsi qu’un hôtel touristique en pleine nature. Dans le bus nous sommes serrés comme des sardines, il y a des passagers sur le toit, on a dû en refuser, c’est l’époque de la récolte du café. Et Matagalpa est au cœur de la région caféière, mais pleine d’autres produits agricoles, notamment le cacao et l’élevage des bœufs pour l’exportation. Pourtant, 30% de ses habitants souffrent de malnutrition. Les cours du café sont à la baisse, car la Banque mondiale soutient de nouveaux pays. Et le changement climatique a propagé à travers le monde le Hemileia vastatrix, un champignon originaire d’Afrique orientale. Il attaque et couvre les feuilles des caféiers d’une couche à l’aspect de rouille.
Sur la côte c’est d’insuffisance rénale que les travailleurs des zafras sont touchés. Même le New York Times s’en mêle. Le 8 mai 2014 ce journal rapportait que “Au moins 20 000 personnes sont mortes en Amérique centrale de cette maladie rénale au cours de la dernière décennie”. Les causes: pesticides, chaleur et déshydratation. Pendant la récolte, les coupeurs de canne travaillent de 8 à 14 heures par jours dans des températures qui atteignent souvent 38 degrés C. Six ou sept jours par semaine, coupant une moyenne de 7 tonnes de cannes à sucre chaque jour. Il faut pousser à la production. Les “hedge funds” doivent engranger les profits pour leurs investisseurs. Stephen Millies, spécialiste de ces requins au Workers World Party donne un ordre de grandeur: David Tepper et les autres 24 principaux gestionnaires de “hedge funds” des États-Unis ont collecté 21 milliards de dollars en 2013. C’est presque autant que le produit national brut du Nicaragua, un pays de 6 millions de personnes […] Tepper lui-même a encaissé 3,5 milliards de dollars en 2013. C’est ce que gagnent 232.000 travailleurs à salaire minimum, s’ils ont la chance de travailler à temps plein toute l’année”.
Au Nicaragua il y a le Pellas Group, qui possède la sucrerie Ingenio San Antonio. Ils font également du rhum et de l’éthanol, un sous-produit de la canne à sucre qui sert à fabriquer des biocarburants. Le PDG du groupe, Carlos Pellas – surnommé le roi du sucre – est récemment devenu le premier milliardaire du pays. Le sucre compte environ 5% du PIB du Nicaragua. Les exportations de sucre et de ses sous-produits étaient de 160 millions de livres sterling en 2013, avec plus d’un tiers vendu aux États-Unis.
Quand on pense qu’au début des années 1980, sous les Sandinistes, la Banque mondiale a appelé ses projets «extraordinairement réussis au Nicaragua dans certains secteurs, mieux que partout ailleurs dans le monde». Et en 1983, la Banque interaméricaine de développement a conclu que «le Nicaragua a fait des progrès remarquables dans le secteur social, qui jettent les bases d’un développement socio-économique à long terme». Les livres étaient subventionnés. Les soins de santé gratuits. Les prix des biens de base étaient contrôlés par l’État.
Oxfam, la super-charité mondiale, en explique les véritables raisons, affirmant que, de son expérience de travail dans 76 pays en développement, « le Nicaragua était … exceptionnel dans la force de l’engagement de ce gouvernement … à améliorer la condition des personnes et à encourager leur participation active au processus de développement “. [Teaching Nicaragua a Lesson, Noam Chomsky, Excerpted from What Uncle Sam Really Wants, 1992]
Et maintenant, comment en est-on arrivé à cela? Grâce au CAFTA. C’est le pot de fer contre le pot de terre. Les petits paysans ne peuvent concurrencer l’agribusiness étatsunien. Il est ironique de noter au passage que, alors que celui-ci est fortement subventionné par l’Etat, les Etats-Unis poussent au contraire l’Amérique centrale vers le dit “marché libre”. Ainsi, d’un côté les banques refusent des crédits aux petits fermiers, lesquels tombent victimes à l’autre bout, de la concurrence déloyale des grandes entreprises étatsuniennes. De plus, les produits centro-américains doivent satisfaire de très dures conditions d’homologation avant de pouvoir entrer aux Etats-Unis. Finalement, les négociations mêmes du CAFTA étaient fortement déséquilibrées, entre de petits pays, sortant de problèmes sociaux, face à un géant très bien préparé sur le plan économique, financier et juridique.
Mario Arana, le représentant nicaraguayen dans les négociations CAFTA notait que “Le Nicaragua s’en sort plus mal que les autres pays, en raison de la nature de son économie, fondamentalement agricole. “. Mais le Costa Rica a connu pareils déboires. Un exemple. Suite à un rapport négatif sur l’environnement le Costa-Rica, toujours très soucieux de sa nature luxuriante et ses magnifiques plages, a annulé un contrat d’exploration pétrolière par la compagnie Harken Energy – où Georges W. Bush était actionnaire et administrateur à l’époque où son père était vice-président. Harken a demandé une indemnité de 57 milliards de dollars (4 fois le PNB du pays) alors que l’investissement ne représentait que 15 millions… Résultat: Harken Energy s’est dirigé vers un pays encore plus faible: le Nicaragua. Sous la pression, ce pays est le seul au monde avec la Syrie à ne pas avoir signé l’accord de Paris sur le climat, maintenant rejoint par les Etats-Unis de Trump.
Le but est clair, ainsi que le montrait une carte sur le site de la Global Energy Development Plc. – quotée à la bourse de Londres et filiale de Harken Energy (!) – intitulée “Fortress Western Hemisphere” avec des flèches allant du sud du continent américain vers le nord, et la légende: “Les ressources latino-américaines satisferont la demande nord-américaine”. Depuis lors, la carte impudente a été enlevée de l’internet…
La corruption accompagne naturellement de tels accords néo-libéraux puisqu’ils satisfont la petite élite locale qui met en application les plans des multinationales. Dans l’entre-sandinisme, le président conservateur Arnoldo Alemán (1997-2002), celui-là même à qui s’est allié Ortega, connu sous le nom de “Gordoman” (le Gros), a été condamné à 20 ans de prison pour avoir volé 100 millions de dollars en fonds de l’Etat, l’équivalent du budget annuel de la santé et de l’éducation… Incroyable quand on pense que sa famille possède déjà une grosse plantation de café, et qu’il était président, entre autres, de l’Association des Producteurs de café de Managua (1983–1990) et de l’Union Producteurs de café du Nicaragua (1986–1990). Mais pas incroyable quand on sait que son père était un conseiller juridique du dictateur Somoza et ensuite ministre de l’Education.
De proches membres de la famille de son vice-président, Enrique Bolaños, qui l’a succédé à la présidence (2002-2007), ont été accusés par l’ancien ministre du Trésor, Byron Jerez, de complicité dans le pillage de la trésorerie par “Gordoman”. Jerez lui-même a été arrêté alors qu’il tentait de fuir le pays avec une dizaine de cartes de crédit, des milliers de dollars en cash et des dizaines de milliers en chèques bancaires. Deux autres banquiers ont également fui le pays. Ironiquement, l’ambassadrice des Etats-Unis, Barbara Moore, a déclaré: “Il est très approprié que nous nous réunissions au Nicaragua qui a été en première ligne de la lutte contre la corruption sous la direction du président Bolaños”.
Inutile de dire que l’armée a suivi celles du Honduras et du El Salvador en construisant un puissant empire militaro-business. [Neo-Liberal Nicaragua by TONI SOLO, AUGUST 7, 2003–in neolib01]
Nayar Lopez Castellanos, professeur à la UNAM de Mexico et membre du Réseau d’intellectuels et artistes en défense de l’humanité, résume son ouvrage intitulé “Nicaragua, los avatares de una democracia pactada”: “Non seulement y a-t-il eu un changement de peau et de couleur, mais également de contenu, d’essence et de principes”.
Comme avec le Syriza grec du premier ministre Tsipras qui a carrément engagé son parti vers le néolibéralisme et où l’espoir repose maintenant sur l’Unité Populaire fondée par les dissidents, minoritaires mais clairvoyants et engagés, au Nicaragua ce sont les Mouvements pour le Sauvetage du Sandinisme et le Mouvement de Rénovation Sandiniste qui ont repris la voie vers une société socialiste. Comme disait Bertold Brecht, la lutte doit durer toute la vie.
Fin de la partie sur le Nicaragua