Hommage à Jean Fortin Perrin : un intellectuel fécond et développeur

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Jean Fortin Perrin nous a quittés le mardi 14 Mars 2017 dernier. Paix à son âme !

La presse est l’institution la plus engagée, à côté de l’église catholique, et des pionniers de la vie partisane et militante (Grégoire Eugène, Sylvio Claude, Gérard Gourgue…) qui ait pu affaiblir le régime Duvalier et concourir à sa chute. C’est le constat le plus évident qui s’impose aux analystes qui tentent de comprendre la place du journalisme dans le régime autoritaire de Jean-Claude Duvalier. Courageuse et semeuse d’idées, intelligente et percutante, patriotique et spécifique, téméraire et légendaire, la presse haïtienne sous Duvalier ne se résumait pas aux radios et magazines hebdomadaires de la capitale, qui assumèrent leurs responsabilités, en dépit des risques, de dénoncer les exactions du régime, ses pratiques prédatrices, son mépris des masses souffrantes, son  indifférence face à la misère grandissante et effroyable de celles-ci forcées de troquer leur vie paisible contre une vie misérable en République dominicaine, ou contre les risques de se faire broyer par les requins en haute mer, placées dans des embarcations légères en Floride. La presse assumait cette responsabilité d’engager un plaidoyer dans « l’espace public » en formation, en faveur du multipartisme, de la fin de la présidence à vie, des élections libres et transparentes.

Cette presse faisait pression sur le régime en vue de créer les conditions du débat public nécessaire à l’émergence d’une conscience citoyenne. Elle procédait à la sélection des faits, des informations, issues d’autres pays enchainés dans les fers dictatoriaux pour orienter, forger, construire, la démocratie en Haïti, suivant le mot de Tocqueville, comme deux entités corrélatives « la souveraineté du peuple et la liberté de la presse ». C’est d’une presse libre que dérivent les différentes opinions, les faits politiques des gouvernements, les aspirations des citoyens. « C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaitre devant le tribunal de l’opinion. C’est elle qui rallie les intérêts autour de certaines doctrines et formule le symbole des partis. C’est par elle que ceux-ci se parlent sans se voir, s’entendent sans être mis en contact. »(A . De Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1961,t.I,II,chap.III,p.191). Ce rôle n’a pas été compris seulement par la presse de la République centralisatrice de Port-au-Prince, mais également par la presse rachitique et timide de la province. Si chaque journaliste d’un hebdomadaire critique du régime Duvalier exerce une influence sur l’opinion, on ne peut méconnaitre le rôle de la presse provinciale des années 1980.

Isolée, ayant eu des faibles ressources économiques, placée sous la surveillance permanente des limiers et des agents des services de renseignement – corps des Tontons Macoutes, Dépisteurs, Cercles d’airain, agents de la préfecture, militaires, chefs de section et leurs affidés – la presse provinciale tentait de s’affirmer entre la quête de la survie imposée par la propagande au service du régime et la volonté téméraire de confirmer sa prétention civique d’être une arène de discussion politique, un objet de fabrication des opinions critiques, un point de ralliement des jeunes qui repoussaient la pérennisation du régime duvalier. Dans le département du Sud, vers les années 1980, l’offre locale est réduite aux émissions de radio Lumière, dont les journalistes les plus téméraires tentaient de diffuser des faits, pour partie internationaux, exprimaient des opinions sur l’actualité politique locale, tandis que les journalistes de Radio Soleil, forts de l’appui de la hiérarchie catholique se limitaient à la restitution de l’actualité immédiate mais l’agrémentaient de commentaires, d’éditoriaux qui éclairèrent l’opinion publique des formes inacceptables de l’autoritarisme duvaliérien. Leur statut n’équivaut plus à celui de journalistes pliés et emmurés sous les menaces répétées des soudards d’un régime répressif prêt à assassiner, à exiler, à châtier le simple citoyen qui osait dire non, mais plutôt à celui de valeureux combattants des mots, des reportages, et des commentaires. Cette tâche est assumée par les hommes des villes de province, eux aussi qui ont affronté sans peur la machine à tuer et à terroriser. Parmi eux, il y eut Fortin Perrin, intellectuel raffiné qui s’est assigné la mission de porter la critique contre le régime duvaliériste.

Fortin Perrin vient de nous quitter ce 14 Mars en cours. Il fut le fondateur en 1982 du PETIT SAINT LOUISIEN. « Chien de garde », ce fut une  revue mensuelle qui a tenté d’apporter sa contribution à la mission stimulante de réveiller la conscience des jeunes étudiants, des lycéens, des citoyens autour de l’urgente nécessité de renvoyer  les dirigeants du jean-claudisme, ventrus jouissifs se moquant de la situation crasseuse du peuple haïtien. Agent agricole, Fortin Perrin assuma les risques liés à cette mission de veilleur de nuit en permanence des intérêts du peuple haïtien, analysant les actes du régime, avec une finesse et un style qui pouvaient le ranger parmi  les meilleurs éditorialistes du Petit Samedi soir. Organe d’investigation, le Petit Saint Louisien s’attelait à donner place à des jeunes, dont l’auteur de cet article, qui sous des pseudonymes distillaient au scalpel les pratiques scandaleuses du pouvoir jean-claudiste, pour le clouer au pilori, le mettre en porte -à-faux devant l’opinion publique, endormie par les fausses promesses d’ouverture et de libéralisation politique du régime. Fortin Perrin, sans moyens, osa défier le ministre de l’intérieur, Roger Lafontant, le prêtre dompteur des âmes rebelles, usurpateur du droit de vie ou de mort sur les journalistes, lançant ses sbires à saint Louis du Sud, en vue de s’approprier les exemplaires du Petit Saint Louisien. Par prudence, et par précaution, ils ont été  déplacés, craignant une perquisition du domicile de Fortin Perrin, à l’initiative de  l’armée-milice en provenance d’Aquin. Il fallait avoir la ruse pour traiter avec elle. Malgré les menaces et le conservatisme ambiant d’apporter un soutien mesuré au journal, la petite équipe  Jean Lissaint Janvier, Yvon A. Pierre , tint bon et continua sa mission, pour révéler ce qui ne devrait pas être accepté par les haïtiens, les dérives monarchiques du régime, l’enracinement des pratiques kleptocractiques, l’émerveillement des sangsues du régime devant la descente aux enfers du peuple haïtien . La matière de la révolte était soulignée dans les lignes du Petit Saint Louisien, se réfugiant dans les protections constitutionnelles des traités et conventions dont Haïti est signataire ainsi que  les chartes déontologiques de la presse internationale.

Pour un espace public non encore structuré vers les années 1980

Fortin Perrin porta l’idéal d’une presse passionnée du débat public, et attachée à son indépendance, malgré les appels à la connivence du régime et les opérations de rachat de conscience rondement menées auprès des journalistes les plus talentueux et les plus téméraires. Fortin Perrin, amoureux de belles lettres, trouva toujours la bonne formule pour mettre à nu la face hideuse du régime, dédaignant les efforts  d’un homme de la province, n’ayant aucun réseau protecteur au sein du régime, affichant le mépris aux facilités que pourrait lui procurer une transaction marchande de ses idéaux et de ses convictions .Cet espace public, pour répéter la formule de J. Habermas, était déjà en construction, même à Saint Louis du Sud, il n’était pas encore structuré, mais il suscitait la crainte des hommes du régime, parce qu’il témoigna l’acte émergent « d’une véritable arène vassalisée par le pouvoir » au sein de laquelle la lutte pour la communication devenait un enjeu véritable. Loin encore de l’internet, qui révolutionne la communication, le Petit Saint Louisien, grâce aux efforts de Fortin Perrin, a marqué l’évolution positive de Saint Louis du Sud, inscrite souvent dans l’imaginaire comme la dominante géographique de «  l’arriérisme » discriminant et des pratiques rétrogrades incarnées par l’offre diverse des « houngans ».

Fortin Perrin est également un acteur du développement local engagé dans la promotion de l’économie sociale et solidaire, modèle alternatif aux rigueurs de l’économie libérale, d’abord à Saint Louis du Sud, où les planteurs gardent en mémoire les longues réunions autour des projets de rationalisation de l’activité rizicole notamment. Ils se rappellent encore le soutien apporté par Fortin Perrin qui leur prodigue conseils techniques, stratégies face à l’ouverture du marché aux monopoleurs, empêchant les simples paysans de vivre de leurs activités, face à la dépendance du pays des aléas du marché mondial : les paysans sont forcés de produire à des prix bas alors qu’ils achètent les biens qu’ils consomment. Fortin Perrin avait un goût pour la proximité avec les acteurs du monde rural qu’ils affectionnent sans relâche, car il souhaite combattre la misère qui guette les paysans, en se rappelant le mot de Quesnay ,le physiocrate au XVIIIème siècle : « Disette et cherté est misère ».Ensuite, connaissant la force courageuse du paysan, Fortin Perrin rejoint sa ville natale , Camp-Perrin, où il mobilise les paysans autour des projets novateurs : la transformation de produits agricoles, la pisciculture , le reboisement, à travers l’organisation KODE, vaste structure de diffusion des connaissances, de réalisation des projets qui exercent de réels impacts sur la vie des paysans. Son organisation a eu un crédit si important que les principaux bailleurs lui décernent des distinctions pour son courage, l’efficacité de ses actions, et le leadership dont il jouit auprès de ses paysans. Il participe, en outre, au rayonnement de la Plateforme des Associations franco-haïtiennes engagée dans un partenariat pour une intégration réelle des actions paysannes dans le développement local. Infatigable, jovial, fidèle en amitié, Fortin Perrin s’implique en tant que citoyen dans le développement de sa ville, conseille les élus, leur apporte son expertise du développement et son savoir faire. Il savait très bien que le changement est soumis à la décolonisation des esprits, à l’engagement individuel de chaque haïtien, appelé à renoncer à la propension de la consommation des biens étrangers, alors que les paysans sont capables de produire des biens de grande qualité. Il croyait en la capacité de l’haïtien de forger une société digne, qui résiste aux assauts des puissances occidentales imposant leur hégémonie et leur domination, dans le silence et la résignation des élites locales. Il expliquait que les dirigeants haïtiens dignes du récit héroïque ont pour obligation de refuser des politiques de démantèlement de l’économie paysanne en vue de satisfaire aux appétits gloutons des monopoleurs, au risque de condamner les forces paysannes à la famine  et aux émeutes qui apparaissent alors comme des effets visibles de la pusillanimité des décideurs. Le paysan haïtien dans un système asymétrique est condamné à la pauvreté face aux politiques agricoles des Etats-Unis d’Amérique qui incitent leurs agriculteurs à inonder le marché haïtien, impuissant de répondre à cette concurrence criminelle, au nom d’un libéralisme dont les dirigeants se font le chantre. Tous ces défis sont maitrisés par l’approche de Fortin Perrin qui regrette l’absence d’une réelle politique agricole mondiale face aux populations du Sud enveloppées dans le cycle permanent de la reproduction du mal développement.

La disparition de Fortin Perrin laisse un vide dans le département du Sud où il a investi tant d’efforts au bénéfice de son rayonnement culturel, intellectuel économique, non seulement comme intellectuel mais comme agent propagateur du développement local par la mobilisation des ressources endogènes et la confiance en l’homme. Il est l’un des artisans de la liberté de la presse associée à la démocratie. Il aurait pu mobiliser ses ressources pour prétendre à un mandat de parlementaire, Fortin Perrin avait eu une trop haute idée de la parole publique, de l’engagement politique pour assister à leur dévoiement, leur renoncement comme le font autant d’acteurs qui, au lendemain du départ des Duvalier, tentaient sous prétexte de défendre l’intérêt général, de mettre en œuvre des stratégies d’accumulation, sans s’interroger sur les compétences spécifiques exigées par la fonction. Le départ de Fortin Perrin devrait être saisi par les jeunes du département du Sud, appelés aujourd’hui à assumer leur rôle de rebelles face au poids de l’argent dans la société haïtienne au mépris des valeurs nobles d’engagement personnel au service d’un projet de transformations de la société. Loin d’emprunter les chemins de la désillusion qui conduisent au Brésil, aux frontières mexicano-étatsuniennes, la jeunesse haïtienne aurait pu s’inspirer de la voie tracée par Fortin Perrin, face au vide  laissé par le retrait et la peur des citoyens, lors des campagnes électorales , incapables de s’imposer en vigiles de l’investigation sur les pratiques de détournement des fonds des élus, en orchestrateurs de la rhétorique dénonciatrice, en  hommes debout dans l’arène pour une révolution totale.

Jacques NESI

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