Haïti : penser l’éducation populaire

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Un enseignant et des élèves qui n'ont pas de manuels scolaires ou de fournitures, dans une école nationale à Darbonne. Photo: AKJ/Marc Schindler Saint Val

Par  Saül JACINTHE

L’éducation populaire est-elle un mouvement social ou un mouvement populaire? L’éducation populaire est-elle une question de justice sociale et de démocratie? En quoi l’éducation est-elle différente de l’éducation populaire? Toutes ces questions renvoient forcément à la question de l’éducation populaire qui est en elle-même très complexe. D’une part, la composition du thème ou le concept « populaire » précédé de l’ « éducation » renvoie à une généralité et non le contraire, tout dépend du point de vue. D’autre part, l’histoire de l’éducation populaire évoque un contenu multiple et varié qui passe d’une affirmation à son contraire. En effet, pour pallier à ces incertitudes fondamentales, notre questionnement se positionne dans un contexte haïtien lié aux mouvements d’actions populaires à la fin du XXème siècle. Ainsi, si l’éducation populaire est une action portée par l’homme en situation dans le but de transformer le monde (1), en quoi les mouvements d’actions populaires permettront-ils de penser l’éducation populaire en Haïti?

Qu’est-ce que l’éducation populaire? 

D’un point de vue général, l’éducation populaire au départ pose un problème lié à sa dimension. C’est-à-dire qu’il est difficile de penser l’éducation populaire en tant que concept ; car elle est susceptible d’appropriation et chacune d’elle « éducation » et « populaire » nécessite une redéfinition, tout dépend de l’endroit où l’on parle. Ce problème est d’autant plus complexe quand il s’agit de penser l’éducation populaire dans un système de valeur absolue, car elle est liée au présent ce qui rend complètement impossible tout système de penser autoritaire. C’est pour dire que l’éducation populaire est une expérience unique, qu’elle naît d’une prise de conscience à la fois personnelle et collective (les Francis 2008) (2). Elle insiste à sortir des modalités institutionnelles traditionnelles dans le but de promouvoir une sorte de contre-institution, c’est-à-dire de s’approprier des non-savoirs et des non-dits de « nos » institutions. En effet, à travers ce processus, l’objectif de l’éducation populaire est d’émanciper les individus et le collectif, de questionner les rapports sociaux et de se constituer comme contre-force et comme contre-institution dans le but de faire progresser positivement le corps social.

Rencontre entre éducation populaire et les actions populaires et communautaires en Haïti.

Les références concernant l’éducation populaire en Haïti sont rares et peu précises. A défaut, L. Auguste Joint dans L’éducation populaire en Haïti (1996) (3), reste un classique incontournable sur cette question. L’auteur situe le début de l’éducation populaire en Haïti avec celui des mouvements d’actions populaires entre la fin des années 60 et le début des années 70. Ce qui fait des « Ti komité Legliz » les premières organisations communautaires et populaires en Haïti.

De l’opération LABORDE en passant par les premières ONG Françaises et Chrétiennes, les premiers textes fondateurs des mouvements d’actions populaires furent « Ti 28 », un BD dessiné par une institutrice Belge, qui a révolutionné le catéchisme dans un premier temps, dans le Sud du pays puis, dans tous les diocèses du territoire national. Ensuite, sont venues les organisations de Pilate, dont les actions furent portées sur la question de l’économie rurale à savoir le café, les méthodes d’alphabétisation de « Ti Jan Kanpé », puis PAPAYE vers la fin des années 70. Ainsi, nous pouvons résumer, d’après les écrits de L. Auguste Joint, les premiers mouvements d’actions populaires en Haïti qui étaient apolitiques, mais essentiellement sous tutelle des congrégations étrangères.

Sans plus tarder, le passage des mouvements d’actions populaires dans la sphère de la politique se fait avec les latino-Américains, surtout avec la Théologie de la libération. Cette phase consiste à apporter au discours fondateur une ère de politisation qui était à la base un souci de faire évoluer les milieux ruraux à travers des actions populaires telles que: l’alphabétisation, l’économie rurale, bref la réaffirmation du monde rural. En d’autres termes, la politisation des mouvements d’actions populaires entraîne une dénaturation de leurs actions en les vidant de leur contenu initial, pour les remplacer de manières imprévisibles, vraisemblables et irréversibles, d’où le discours politique porté par les « Ti Komité Legliz » et les organisations politiques de l’époque qui s’autoproclament en tant que mouvement populaire. Il est suivi par une récupération nette et claire du discours politique qui s’articule à travers la transformation complète et définitive des actions populaires, d’où le phénomène LAVALAS.

Ainsi, L. Auguste Joint (1996), définit l’éducation populaire dans le contexte haïtien comme suit: « Elle est constituée comme un processus de conscientisation (prise de conscience) et d’organisation populaire pour lutter contre les injustices sociales (le duvaliérisme), pour transformer une société de classes contradictoires en une société plus juste et égalitaire ».

Il a été démontré, selon L. Auguste Joint, que l’éducation populaire avait été lancée dans un contexte social particulier selon lequel plusieurs organisations et mouvements populaires dénonçaient l’isolement de la paysannerie et l’injustice sociale des « tontons makoutes » durant la période de la dictature des Duvalier. Ce rapprochement n’est pas anodin quand on sait que l’éducation populaire a eu un élan significatif au XIX siècle, période principale de l’exploitation ouvrière et de l’injustice sociale qui rongeaient l’Europe. En d’autres termes, l’éducation populaire est inscrite dans une lutte acharnée contre les forces d’institutions traditionnelles, telles que l’Eglise catholique au XVIIème siècle, le capitalisme au XIX et la dictature au XX siècle.

Ainsi, si l’éducation populaire fut depuis toujours un mouvement d’actions populaires contestataires dans le continent européen et dans l’Amérique Latine, par conséquent n’est-il pas plus logique de penser le début de l’éducation populaire avec celui des revendications populaires  en Haïti? Car ce pays a connu plusieurs grands mouvements contestataires de grande ampleur comme les mouvements contre l’occupation américaine (1915), la lutte de 1846, et qui plus est la grande révolution de 1804. Ces mouvements contestataires seraient incontournables pour une histoire haïtienne de l’éducation populaire. De ce fait, dans une perspective historique qui se marie d’avantage avec la tradition haïtienne des mouvements d’actions populaires, comment repenser l’éducation populaire aujourd’hui?

Comment repenser l’éducation populaire en Haïti aujourd’hui?

Si l’éducation populaire est une lutte contre les situations épouvantables et inhumaines des êtres humains et l’isolement d’une majorité par la minorité l’enjeu central reste l’éducation, dit G. Bonnefon. Ainsi, si les mouvements d’actions populaires et communautaires en Haïti ont pour objectif la répartition des richesses et la lutte contre l’idéologie capitaliste qui se veut toujours être insatiable, l’enjeu cette fois-ci est la révolution. En effet, l’éducation populaire doit essentiellement trouver sa raison d’être dans les mouvements d’actions populaires pour atteindre son but qui serait l’émancipation de la population. Ainsi, cette dernière doit se forger une existence dans le contexte actuel du pays souillé par une occupation vieille de dix-sept ans et par une gouvernance motivée par l’argent, le pouvoir, l’ignorance et le plaisir instinctif.

En effet, l’éducation populaire doit trouver sa place dans les usines à travers des mouvements syndicaux, dans la paysannerie à travers les luttes contre l’agriculture industrielle et dans les quatre coins du pays contre l’analphabétisme, l’ignorance et l’obscurantisme. L’ambition haïtienne de l’éducation populaire aujourd’hui doit trouver son ancrage dans le contexte actuel des luttes pour l’intégration de la femme et des handicapés et contre le chômage de masse. Ainsi, redonner sens aux mouvements sociaux en Haïti serait un premier pas vers l’éducation populaire, c’est-à-dire vers l’émancipation du peuple haïtien.

Notes

  1. Gérard Bonnefon, Penser l’éducation populaire : humaniste et démocratie, ed. Chronique classique, 2006.
  2. Albert RESTON, Education, populaire, enjeu démocratique. Défis et perspectives, Dir. Ed. Harmattan, 2008.
  3. L. Auguste Joint, éducation populaire en Haiti, l’Harmattan, Paris, 1996

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