Haïti : le capitalisme des paramilitaires

3ème partie

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Les Tontons Macoutes du régime dictatorial des Duvalier
  1. Les Tontons Macoutes (1959-1986)

Les Tontons Macoutes (1959-1986) furent la première phase du paramilitarisme contemporain et ils sont un élément-clé du tournant historique des forces paramilitaires en Haïti. Cette organisation suivit la formation d’une force militaire moderne et le renforcement de la force auxiliaire rurale du pays, sous l’occupation américaine entre 1915 et 1934. Cette occupation ne se termina qu’après que ces forces furent capables de continuer l’occupation par procuration et, au milieu du 20esiècle, elles furent utilisées à différents moments pour réprimer les mouvements ouvriers et politiques.

Avec la montée de la dictature duvaliériste durant la guerre froide à la fin des années 1950, les Tontons Macoutes, une force paramilitaire nationale, furent formés par le régime pour solidifier son règne par la force et réprimer les potentiels dissidents. Entre 1961 et 1962, la mission de formation militaire de l’armée américaine offrit une formation et des armes aux VSN mais, en 1963, la mission finit par être expulsée par François Duvalier lorsque ses officiers commencèrent à désapprouver le défi que posaient les VSN à la suprématie de l’armée haïtienne. De plus, les agents des États-Unis se mirent à soutenir implicitement l’escadron de la mort qui déjoua plusieurs invasions et soulèvements révolutionnaires d’inspiration cubaine. La monopolisation brutale du pouvoir par le régime empêcha la progression des forces de gauche et démocratiques du pays, elle consolida également le népotisme et des réseaux de patronnage qui allaient du haut de l’échelle sociale jusqu’en bas (Laguerre, 1982).

Il avait déjà existé des milices répressives dans le passé, mais ce qui distingue les Tontons Macoutes, c’est qu’ils devinrent une force beaucoup plus permanente et institutionnalisée qui créa des sections dans toutes les communautés urbaines et rurales du pays. Les sections dans les petites et grandes villes rassemblaient, à travers le pays, quelques douzaines à quelques centaines de paramilitaires Macoutes. La reproduction du groupe dans la société était liée directement à son fonctionnement et à ses profits en tant qu’appareil répressif et mécanisme idéologique pour l’État duvaliériste. De même, les chefs de section et leurs adjoints, qui venaient principalement de petites familles de paysans propriétaires terriens, opéraient à travers le pays comme un bras du régime.

En tant que groupe social, le plus souvent issus de milieux pauvres, les Macoutes comprenaient également quelques individus issus de classe moyenne et classe supérieure qui s’élevèrent jusque dans les rangs supérieurs. Dans une étude ethnographique d’un quartier de Port-au-Prince (Bel Air), l’anthropologue Michel Laguerre constata qu’au départ les Macoutes avaient été assemblés à partir d’une société secrète, une association littéraire et un groupe de fonctionnaires. Au fil du temps, beaucoup de ses membres provinrent de communautés urbaines et rurales pauvres, de la classe ouvrière et de la paysannerie. Laguerre remarqua que : « Les salaires des Tontons Macoutes varient en fonction de leurs positions dans la hiérarchie et de leur lien avec les fonctionnaires du gouvernement » (Laguerre, 1982 : 110-114). Certains Tontons Macoutes travaillaient pour des représentants de la ville ou étaient rémunérés plus s’ils travaillaient directement pour le Palais National. Les bénévoles des Macoutes, sans salaire, avaient la possibilité de porter une arme à feu. Un réseau secret d’informateurs et de policiers au sein des Macoutes était rémunéré par des chefs de régime à huis clos et devait surveiller l’organisation de l’intérieur. Alors que l’armée comptait environ 10 000 hommes et qu’il y avait environ 6 000 agents dans la police, un minimum de 36 000 personnes était censé appartenir à la force paramilitaire Macoute, certains d’entre eux étant les chefs des sections rurales et leurs adjoints (Sylvain, 2012).

Quelques paramilitaires Macoutes avaient également servi dans l’armée haïtienne à différents moments de leur carrière, ce qui forma une relation symbiotique avec les FAd’H (Forces Armées d’Haïti). Comme l’a expliqué le politologue Jean-Germain Gros, dans certains cas, « les fils des Tontons Macoutes de haut rang, qui n’étaient pas qualifiés pour entrer à l’académie militaire ou ne voulaient pas se soumettre à des exercices rigoureux, devinrent tout de même des officiers après avoir suivi des cours intensifs au camp d’application » (Gros, 2011 : 111). Les États-Unis jouèrent un rôle clé dans la création de ce groupe paramilitaire. Alors que les responsables politiques des États-Unis concevaient de nouvelles stratégies de contre-insurrection à travers l’hémisphère (après la Révolution Cubaine de 1959), la CIA cherchait à soutenir de telles forces en Haïti. Au début des années 1960, un contingent de militaires américains sous le commandement du lieutenant-colonel Robert Debs Heinl, Jr., entraînèrent des paramilitaires Tontons Macoutes aux côtés d’unités de l’armée haïtienne [5]. C’est aussi pendant les années 1970 et 1980 que les hauts échelons de l’armée haïtienne prirent le contrôle et bénéficièrent énormément des points de transbordement du pays pour le narcotrafic, effectuant la traversée à bord de petits avions Cessna et de vedettes rapides en provenance d’Amérique du Sud jusqu’aux Caraïbes et à destination de l’Amérique du Nord et parfois de l’Europe [6].

Il est important de noter que, suite à la mort de François Duvalier en 1971, l’investissement des entreprises et l’aide gouvernementale des États-Unis au régime de son fils, Jean-Claude Duvalier, augmentèrent considérablement durant les quinze années qui suivirent, faisant ainsi passer le centre de gravité du mode de production principal d’Haïti du semi-féodalisme avec quelques incursions capitalistes, basé sur les petits métayers paysans, à un capitalisme clientéliste, basé sur des usines d’assemblage. Ce changement rapide et profond des forces productives et de la structure économique d’Haïti finit par nécessiter un changement correspondant dans la superstructure politique, avec laquelle la violence arbitraire des Tontons Macoutes et le règne d’un dictateur à vie n’étaient pas compatibles. Par conséquent, les États-Unis ne firent rien pour arrêter la chute du pouvoir de Duvalier en 1986, tout en reconnaissant ses services en lui fournissant un C-130 afin de l’évacuer vers la France avec sa série de voitures de sport.

La chute de Duvalier en février 1986 fut suivie par un régime militaire néo-duvaliériste, qui dut accepter une nouvelle constitution en mars 1987, laquelle était extrêmement populaire. Alors qu’elle fut une victoire sur les anciennes forces répressives, la nouvelle constitution était également imparfaite, ayant été influencée en partie par les idéologues de la bourgeoisie haïtienne et l’oligarchie terrienne. Tout en étant obligés de céder à certaines exigences des classes populaires, les secteurs politiques et économiques dominants cherchaient maintenant à orienter une transition politique loin du despotisme et vers une nouvelle démocratie bourgeoise [7].

La force paramilitaire des Tontons Macoutes fut officiellement dissoute après la chute de Duvalier, et la nouvelle constitution fut promue sur la base d’une clause qui interdit aux Duvaliéristes « zélés » (c’est-à-dire les dirigeants des VSN) d’occuper un poste dans la fonction publique pendant une décennie. Ces progrès démocratiques résultèrent : (1) des manifestations de masse et des représailles populaires croissantes et de la défense contre les paramilitaires, ainsi que (2) du besoin perçu par les puissants partisans de l’État haïtien (comme les officiels américains) de créer un climat politique dans le pays plus acceptable et moins gênant.

Alors que les partisans les plus publics et les plus hauts placés de Duvalier furent forcés de se retirer des postes politiques, bon nombre des réseaux et des alliés de l’ancien ordre (bien que fonctionnant dans de nouvelles circonstances) restèrent enfouis dans l’État et les cercles du pouvoir. Même si la force Macoute fut dissoute officiellement, l’importance des forces paramilitaires continua sous une autre forme.

  1. Les Attachés (1986-1991)

Les Attachés constituèrent la deuxième phase du paramilitarisme contemporain dans le pays. Les attachés, tels qu’ils furent surnommés sous les régimes des généraux Henri Namphy et Prosper Avril suite à la chute de Jean-Claude Duvalier, étaient essentiellement une version diminuée en taille et sans uniforme des Tontons Macoutes. Ces paramilitaires ne fonctionnaient plus avec l’apparat, les marches publiques et les uniformes bleus des Macoutes que la dynastie Duvalier leur avait accordés. Néanmoins, ils travaillaient encore plus étroitement avec la police et les militaires (qui étaient institutionnellement liés), surtout parce qu’il devenait de plus en plus risqué pour eux de fonctionner seuls car la population commençait à se mobiliser, à se défendre et, dans certains cas, à riposter. Afin d’essayer de retenir les mouvements populaires en plein essor du pays, les Attachés menèrent des massacres et des assassinats ciblés (souvent en marge des forces de l’État). Les plus infâmes d’entre eux furent le massacre de 15 personnes à Fort-Dimanche en 1986, le massacre de 139 paysans à Jean-Rabel en 1987, le massacre du jour des élections en 1987 à Ruelle Vaillant, où 34 personnes furent assassinées (et 60 autres massacrées uniquement dans l’Artibonite), et le massacre de 13 personnes en 1988 à Saint-Jean Bosco (lancé contre l’église d’un jeune curé, Jean-Bertrand Aristide) (Belleau, 2008). Après plusieurs tentatives infructueuses de transition vers des « élections » dirigées par l’armée, d’importantes pressions nationales et internationales se sont élevées en faveur d’élections libres dans le pays.

Cependant, le caractère réactionnaire des paramilitaires et de leurs commanditaires était tel qu’après les premières élections libres de l’histoire du pays largement saluées, le 16 décembre 1990, les Attachés tentèrent (sans succès) un coup d’État en janvier 1991 pour arrêter l’inauguration du nouveau gouvernement élu. Pourtant, avec le mouvement démocratique du pays revigoré et catapulté, aux côtés du jeune prêtre Aristide, au pouvoir politique, les Attachés furent forcés d’entrer dans la clandestinité. Certains quittèrent le pays, car l’armée (du moins publiquement) prenait ses distances. Le nouveau gouvernement constitutionnel se mit également à dissoudre les chefs de section et leur réseau d’assistants. C’était les auxiliaires ruraux de longue date qui avaient imposé le règne des gouvernements autoritaires pendant des générations dans les campagnes et les zones frontalières d’Haïti.

Le passage de la dictature à la démocratie doit être compris au vu des grands changements socio-économiques et politiques qui se produisirent avec l’affaiblissement de la guerre froide et le début de la phase globaliste du capitalisme. Sous une pression croissante, tant à l’intérieur qu’à l’étranger, et avec un réseau émergent d’orientation transnationale plus influent, les élites politiques et militaires à Port-au-Prince finirent par s’orienter vers un processus de transition qui allait être supervisé par la communauté internationale. Les gouvernements élus (élus dans les limites d’un système polyarchique d’élites) étaient censés remplacer les régimes militaires non élus du passé. Depuis la chute de la dynastie des Duvalier, il y avait de plus en plus de pression pour mettre à la retraite ou contenir les derniers paramilitaires, bien qu’aucun processus judiciaire n’ait été lancé jusqu’en 1990 pour accuser légalement les paramilitaires ou leurs commanditaires au sein de l’État et des élites. En soutenant des élections soigneusement gérées, les technocrates américains cherchaient, avec une foule d’alliés locaux, la stabilité grâce à laquelle les réformes néolibérales créeraient un climat accueillant à long terme pour le capital global (Robinson, 1996). Ces politiques néolibérales étaient censées engendrer des mesures d’austérité de l’État, la privatisation des biens publics, la libéralisation des échanges et le développement des zones franches d’exportation.

Puisque les élites à orientation transnationale n’ont pu accepter des victoires électorales des courants politiques de gauche, elles ont travaillé par le biais de divers appareils institutionnels pour promouvoir leurs homologues, les élites locales (issues des couches de politiciens, de professionnels, industriels, agro-industriels et de sous-traitants). Par exemple, des segments des groupes dominants d’Haïti ont effectué une transition à partir d’une orientation internationale (comme leur implication dans des formes d’activités de marché traditionnelles plus anciennes) vers une orientation transnationale (insérée dans des systèmes globaux de financement et des réseaux de production intégrés fonctionnellement au-delà des frontières). La restructuration économique du pays nécessiterait un contrecoup politique qui donnerait une légitimité au néolibéralisme et à son érosion des politiques d’État antérieures. Cependant, avec les forces populaires de base d’Haïti mobilisées dans les nouvelles élections ouvertes du pays, il allait falloir des stratégies différentes (déployant des formes d’hégémonie à la fois consensuelles et répressives) pour faire avancer une transition favorable aux élites.

L’ancien économiste de la Banque Mondiale, Marc Bazin, candidat présidentiel des élites supérieures et alliés transnationaux émergents lors des élections de 1990, fut renversé par Jean-Bertrand Aristide, un démocrate progressiste et ancien théologien de la libération (Pina, 1997).

Notes

[5] Heinl est le co-auteur du livre Written in Blood: The Story of the Haitian people (Heinl et Heinl, 2005). Pour en savoir plus sur cette période durant laquelle Heinl a dirigé le contingent militaire américain à Port-au-Prince qui a formé les Tontons Macoutes, consultez l’interview de la journaliste Leslie Cockburn avec l’industriel Butch Ashton sur la façon dont les armes et les entraîneurs américains ont été fournis à l’armée et aux paramilitaires haïtiens au cours des premières années du régime Duvalier. Disponible en ligne ici : http://www.youtube.com/watch?v=CPIwP-T-PpM.

[6] Pour comprendre ce phénomène, j’ai énormément bénéficié d’interviews approfondies avec un individu élevé dans une famille bourgeoise en Haïti. Cette personne était disposée à me parler ouvertement sur cette expérience. Cet individu a parlé sous couvert d’anonymat (Sprague, 2011).

[7] Voir l’excellente discussion de Roberto Regalado (2007) sur la démocratie bourgeoise et le changement de moments historiques/moyens de production.

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